Avant 2013, la responsabilité de la détermination du statut de réfugié (RSD) en Grèce, un des principaux points d’entrée en Europe pour les migrants sans papiers et les demandeurs d’asile, incombait traditionnellement à la police et au ministère responsable de l’ordre public. Le système d’asile du pays était largement critiqué pour son inefficacité, son manque de garanties, ses détentions prolongées et massives dans des conditions déplorables et ses refoulements, ce qui suscitait la peur et la méfiance des personnes ayant besoin de protection internationale. Ces défaillances ont conduit la Cour européenne des droits de l’homme à condamner le pays pour refoulement et traitement inhumain ou dégradant des demandeurs d’asile ; les déficiences systémiques des procédures d’asile grecques ont été confirmées par la Cour de justice de l’Union européenne[1].
Sous la pression de l’Union européenne et de la communauté internationale, la Grèce a mis en place en 2010 un plan national sur l’asile et les migrations, et s’est engagée à réformer son système d’asile en créant des autorités civiles indépendantes chargées de mener les processus de DSR : le service d’asile en première instance et l’autorité de recours en appel en seconde instance. Le plan a été soutenu, entre autres, par la Commission européenne, le HCR et le Bureau européen d’appui en matière d’asile (European Asylum Support Office – EASO). Au cœur de la stratégie de ce plan était la nécessité d’assurer des processus de DSR indépendants et l’EASO comme le HCR lui ont apporté un soutien considérable, en grande partie par la formation et le partage des connaissances, mais aussi financièrement. Grâce à des partenariats avec des ONG, le HCR a également contribué au renforcement des capacités du personnel et a amélioré la communication d’informations aux nouveaux arrivants aux points d’entrée et aux personnes retenues dans les centres de détention.
La complexité des changements législatifs et administratifs requis, associée aux contraintes financières causées par la grave récession, a cependant considérablement ralenti la transition vers le nouveau régime. Pendant une première phase de transition, qui a duré jusqu’en juin 2013, la police a conservé sa compétence en matière d’enregistrement et de DSR de première instance. Les représentants du HCR ont été autorisés à assister aux entretiens et à poser des questions aux demandeurs, ce qui a amélioré la qualité des entretiens[2]. Toutefois, le nombre de personnes reconnues dans les décisions de première instance est resté proche de zéro. Les avis du HCR sur les cas n’étaient que consultatifs ; les autorités grecques conservaient l’autorité pour prendre les décisions et étaient largement réticentes à accorder la protection internationale. À titre d’exemple, en 2012, seuls deux parmi 152 demandeurs d’asile syriens ont obtenu le statut de réfugié ou la protection subsidiaire en première instance[3]. En revanche, la création de comités de recours indépendants a permis d’atteindre un taux de reconnaissance de 32 % en un an[4].
Les nouveaux comités de recours étaient composés de trois membres : un fonctionnaire, un juriste spécialisé dans le droit des réfugiés/droits de l’homme (choisi parmi une liste d’experts préparée par la Commission nationale des droits de l’homme – NCHR)[5], et un second juriste nommé par le HCR. L’indépendance et l’impartialité des comités ont été garanties par l’établissement de critères de recrutement spécifiques et un processus de sélection rigoureux. Le directeur de chaque comité, par exemple, a été recruté par un groupe d’experts avec la participation du Médiateur grec indépendant, d’universitaires et du HCR. En outre, les membres des comités jouissent d’une totale indépendance dans l’exercice de leurs fonctions.
Ce système a permis d’améliorer la qualité et l’équité des processus de DSR et d’augmenter les taux de reconnaissance. À titre d’exemple, au cours des premiers mois de mise en place de ces comités, presque tous les Syriens, Somaliens et Érythréens dont les demandes avaient été rejetées en première instance ont obtenu une protection internationale en seconde instance. Si de nombreux réfugiés ont continué à éviter le système d’asile grec en raison de problèmes d’accès, de politiques d’accueil et d’intégration inadéquates, dans une certaine mesure, ces réformes ont néanmoins contribué à restaurer la confiance des réfugiés dans le système.
L’approche par « hotspot » (ou point d’enregistrement)
Les réformes du système d’asile grec doivent être considérées dans le contexte de la « crise des réfugiés » de 2015, lorsque près d’un million de personnes originaires de Syrie et d’autres pays sont arrivées en Grèce via la Turquie, principalement par les îles orientales de la mer Égée, et ont ensuite traversé le continent et les Balkans occidentaux pour se rendre dans d’autres États de l’UE. Cette situation a accru la pression politique au sein de l’UE pour une politique d’asile et d’immigration plus restrictive, ce qui a abouti à l’accord UE-Turquie de 2016. Cet accord prévoit que tous les nouveaux migrants en situation irrégulière arrivant sur les îles grecques, qui sont ensuite transférés vers les hotspots qui opèrent depuis les principales îles de la mer Égée orientale, seront renvoyés en Turquie. Bien que le Tribunal de l’Union européenne ait par la suite jugé que l’accord n’était pas contraignant[6], la loi et la pratique grecques ont changé du jour au lendemain afin de respecter les engagements de l’accord.
Les demandes de DSR présentées sur le continent grec sont traitées sur la base du mérite et de manière individualisée, indépendamment de la nationalité du demandeur. Toutefois, les demandes qui sont déposées dans les îles de la mer Égée orientale par des Syriens arrivant de Turquie par voie maritime après l’entrée en vigueur de l’accord sont examinées sur la base de la recevabilité sur la prémisse, telle qu’énoncée dans l’accord UE-Turquie, selon laquelle la Turquie est un pays tiers sûr vers lequel ils peuvent être renvoyés. Jusqu’à fin 2019, les demandes des personnes de nationalité autre que syrienne (dont le taux de reconnaissance est supérieur à 25 %) étaient rejetées pour des motifs d’irrecevabilité fondés sur la pratique susmentionnée, bien que la situation ait commencé à changer imperceptiblement en 2020. Cette pratique est discriminatoire et injuste, puisque le critère de recevabilité est appliqué en fonction de la nationalité du demandeur et de la date et du point d’entrée.
Les rejets des demandes présentées par des Syriens arrivant de Turquie dans le cadre du régime susmentionné sont effectués sur la base d’un modèle de décision standard qui applique un raisonnement identique à chaque cas et se fonde sur une perception générale et vague de la sécurité. Cela va à l’encontre des exigences imposées aux États selon lesquelles les demandeurs doivent être traités équitablement, ne pas faire l’objet de discriminations et voir leur crainte personnelle d’être persécuté ou d’être exposé à un préjudice grave dûment prise en considération. En outre, le risque de refoulement n’est pas sérieusement évalué et, comme le montrent ma propre expérience et les conclusions d’autres personnes, de nombreuses décisions sont fondées sur des informations relatives au pays d’origine (IPO) qui ne reflètent pas la situation politique actuelle ni le traitement réel des réfugiés en Turquie. En outre, le transit en Turquie qui ne dure que quelques semaines ou mois, sans accès à une protection effective, est considéré comme suffisant pour établir un lien adéquat entre la personne et le pays de transit, ce qui entraîne le rejet de la demande. Ce concept détourne encore davantage le véritable sens de la convention de 1951 – qui n’exige pas des réfugiés qu’ils arrivent directement de leur pays d’origine dans le pays d’accueil[7].
En annulant certaines de ces décisions négatives, les comités de recours indépendants ont réfuté la présomption de sécurité à la lumière des faits et circonstances propres à chaque cas, et grâce à une évaluation plus minutieuse des informations disponibles sur le pays d’origine.
Cependant, peu après la mise en application du nouveau système d’asile, des questions ont été soulevées quant au caractère équitable et indépendant des autorités. Une autre réforme en juin 2016 a introduit, entre autres, des restrictions s’appliquant au droit à une audience personnelle en appel, un transfert de la compétence des comités de recours au ministre de l’Intérieur pour l’octroi du statut humanitaire , et une pression indue sur la NCHR pour un recrutement très rapide des experts (et lorsqu’elle ne réussissait pas à se conformer aux délais requis, les nominations étaient directement effectuées par le ministre). La réforme a également modifié la composition des comités de recours indépendants, de manière à ce que deux des membres de chaque comité soient des juges administratifs et qu’il ne reste qu’un seul membre expert du HCR/NCHR. En outre, l’expertise en matière d’asile/immigration/droits de l’homme, qui était une compétence exigée pour les personnes nommées, a été déclassée et n’est plus qu’un avantage. Les comités ont également été exonérés de l’obligation de soumettre des rapports périodiques au Médiateur grec, ce qui suscite des inquiétudes quant au contrôle effectif de l’administration.
Dix-huit membres des comités – près d’un tiers du nombre total des membres – se sont publiquement plaints de ces réformes, remettant en question l’indépendance et l’impartialité du nouveau système et critiquant la non-conformité de l’accord UE-Turquie avec la législation et les décisions européennes et internationales en matière de droits de l’homme[8]. Le remplacement des experts par des membres du pouvoir judiciaire qui n’ont pas l’expérience et l’expertise requises reste controversé. Au moment de la rédaction du présent article, l’unique membre expert restant du comité de recours a été remplacé par un autre juge administratif, ce qui signifie qu’il s’agit maintenant d’un organe entièrement judiciaire. Le Conseil d’État grec a jugé que les réformes étaient conformes à la Constitution et aux droits de l’homme. Ce faisant, il a accepté la légalité des décisions fondées sur l’acceptation de la Turquie comme pays sûr, ce qui a suscité une forte controverse parmi les praticiens du droit et les universitaires.
Questions à propos du rôle de l’EASO
Après l’accord UE-Turquie, des équipes du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) ont été déployées dans les hotspots grecs afin de fournir une assistance et une expertise au service d’asile grec dans la gestion des demandes d’asile. Toutefois, leurs compétences ont été considérablement étendues au-delà de leur mandat initial. Elles mènent désormais des entretiens de recevabilité ; mènent des entretiens dans le cadre de la procédure normale (examen du bien-fondé des demandes) ; agissent en tant que rapporteur au sein des comités de recours ; émettent des avis sur la base des dossiers personnels des demandeurs ; et assument d’autres tâches liées au traitement des demandes. Le rôle de ces équipes dans la procédure pose un défi en matière de respect des droits fondamentaux.
Sur la base de ce qui précède, le Médiateur européen a exprimé des inquiétudes quant à l’étendue de la participation du personnel du Bureau européen d’appui en matière d’asile dans l’évaluation des demandes d’asile dans les hotspots et quant à la qualité et à l’équité procédurale des entretiens de recevabilité. Il a également constaté qu’en raison de l’influence de facto que le Bureau européen d’appui en matière d’asile exerce – de par son implication – sur les décisions prises par les autorités des États membres de l’UE en matière d’asile (ce qui est interdit par le règlement fondateur du Bureau), l’organisation est « encouragée politiquement à agir d’une manière qui n’est, sans doute, pas conforme à son rôle statutaire actuel[9] ». En outre, le fait que le personnel de l’EASO n’ait pas le même niveau d’indépendance que les membres des comités de recours, contribue à éroder encore davantage les garanties de procédure.
COVID-19 et autres menaces
La pandémie de COVID-19 a entraîné la suspension de l’enregistrement et des entretiens de DSR en Grèce et a créé des obstacles supplémentaires à l’obtention d’une aide juridique et d’une représentation efficace, ce qui a eu un effet encore plus préjudiciable sur le droit à un recours effectif. L’examen des recours en instance s’est poursuivi malgré l’impossibilité pratique pour les demandeurs de rencontrer des avocats, d’obtenir les dossiers d’asile en temps voulu et de se préparer avant l’examen du recours. Malgré cela, les avocats signalent qu’ils font l’objet de pressions de la part des travailleurs sociaux pour qu’ils ne participent pas aux entretiens en raison des exigences de distanciation sociale, ce qui signifie que certains entretiens ont pu avoir lieu sans que les demandeurs ne soient représentés par un avocat. Entre-temps, dans les hotspots, des centaines de demandeurs ont vu leurs demandes rejetées.
Cette approche restrictive de la protection, telle qu’elle ressort de la procédure de DSR actuelle et de la politique des hotspots, va de pair avec la construction en cours de nouveaux camps fermés en Grèce – en réponse maintenant à la pandémie et à la suite des incendies qui ont détruit le camp de Moria – avec l’abolition du statut humanitaire et avec la dégradation croissante de la qualité et de l’indépendance du système du pays. Des nouvelles récemment publiées dans la presse laissent entrevoir des changements potentiels, notamment l’implication du service d’asile dans le retour des personnes dont la demande d’asile a été rejetée. Le vice-ministre grec de l’Immigration et de l’Asile a demandé que l’UE introduise une clause de refoulement qui puisse être appliquée, à leur discrétion, par les États membres de l’UE de première ligne qui sont surchargés[10]. Pour l’instant, l’UE ferme les yeux sur les nombreux signalements faisant état de renvois en Grèce et ailleurs dans l’UE. Cette situation impose de réfléchir à la manière dont la nécessité d’un plan national d’asile et de migration pour la Grèce est initialement apparue et aux mesures à prendre pour garantir l’équité et l’indépendance de sa DSR dans les circonstances actuelles.
Angeliki Nikolopoulou annikolopoulou@yahoo.com
Avocate, Barreau de Thessalonique
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[1] CEDH [Grande Chambre], M.S.S. c. Belgique et Grèce, 2011 https://www.asylumlawdatabase.eu/en/content/ecthr-mss-v-belgium-and-greece-gc-application-no-3069609 bit.ly/ECTHR-MSSvBelgiumGreece2011; CJUE [Grande Chambre], C-411/10, 493/10 N.S. et autres, 2011 http://bit.ly/CJEU-NSandOthers2011
[2] AIDA (Juin 2013) National Country Report: Greece, p22 https://www.asylumineurope.org/reports/country/greece
[3] HCR Grèce (2013) Syrians in Greece: Protection Considerations and UNHCR Recommendations https://www.refworld.org/pdfid/525418e14.pdf
[4] Asylum Information Database, Greece Country Report June 2013 www.asylumineurope.org/reports/country/greece; voir aussi HCR (2014) « Greece as a Country of Asylum » https://www.refworld.org/pdfid/54cb3af34.pdf
[5] La NCHR est une institution indépendante qui fournit des conseils et des lignes directrices à l’État grec en matière de protection des droits de l’homme.
[6] Tribunal de l’Union européenne, « communiqué de presse n° 19/17 » https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2017-02/cp170019fr.pdf
[7] HCR (2017) Summary Conclusions on Non-Penalization for Illegal Entry or Presence: Interpreting and Applying Article 31 of the 1951 Refugee Convention www.refworld.org/docid/5b18f6740.html
[8] https://thepressproject.gr/epistoli-melon-epitropis-prosfugon/
[9] Médiateur européen, Décision dans l’affaire 735/2017/MDC’, 7 juillet 2018 https://www.ombudsman.europa.eu/en/decision/en/98711; voir aussi FRA (2019) Update of the 2016 opinion of the European Union Agency for Fundamental Rights on fundamental rights in the ‘hotspots’ set up in Greece and Italy
https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/fra-2019-opinion-hotspots-update-03-2019_en.pdf
[10] Aggelidis D « Outrageous request to the EU for legalizing pushbacks », EfSyn, 5 Juin 2020 [en grec] https://www.efsyn.gr/ellada/dikaiomata/246592_exofreniko-aitima-koymoytsakoy-stin-ee-gia-nomimopoiisi-epanaproothiseon