Le déplacement interne est une préoccupation majeure dans la région IGAD. Dans ce bloc commercial composé de huit pays[1], la population des personnes déplacées de l’intérieur (PDI) a connu une augmentation importante depuis 2014, principalement en raison des conflits au Soudan du Sud et en Éthiopie. Fin 2019, dans la région, on estimait le nombre de personnes déplacées de l’intérieur en conséquence des conflits et des violences à près de 8 millions. En outre, on estimait que 1 753 000 personnes avaient été déplacées par les catastrophes, principalement en Somalie, au Kenya et en Éthiopie.[2]
Les catastrophes provoquées par des sécheresses, des inondations et des glissements de terrain sont actuellement les principaux moteurs du déplacement à Djibouti, au Kenya et en Ouganda. Les catastrophes provoquent également des déplacements en Éthiopie, en Somalie, au Soudan du Sud et au Soudan, mais les conflits y demeurent les principaux moteurs du déplacement interne, souvent dans des situations prolongées.
L’Union africaine a déclaré l’année 2019 comme l’Année des réfugiés, des rapatriés et des personnes déplacées de l’intérieur. Cette année marquait également le 50e anniversaire de la Convention de l’Organisation de l’unité africaine régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique (Convention de l’OUA sur les réfugiés) ainsi que le 10e anniversaire de la Convention de l’Union africaine pour la protection et l’assistance aux personnes déplacées de l’intérieur en Afrique (Convention de Kampala).
Il semblait donc approprié que l’IGAD (en collaboration avec l’initiative du PD20 et avec l’appui du Groupe mondial de la protection, du Gouvernement suisse et de la Commission de l’union africaine) organise en octobre 2019 une rencontre pour favoriser l’échange d’expériences en appui à la résilience et à la quête de solutions durables face au déplacement interne. Cet échange s’est tenu dans le cadre du Processus consultatif régional de l’IGAD sur la migration, une plate-forme de dialogue ouverte et destinée à faire avancer les questions migratoires, et a réuni plus de 100 fonctionnaires gouvernementaux, représentants d’organes nationaux des droits humains, experts, humanitaires, acteurs du développement et bailleurs. Cet article décrit certains des résultats et des enseignements tirés de ces discussions.
L’importance des cadres normatifs
L’IGAD organise des séminaires annuels conjoints à propos de la Convention de Kampala en collaboration avec le Comité international de la Croix-Rouge, l’UAC et des agences de l’ONU. Ces séminaires servent de plate-forme pour promouvoir la ratification et la mise en œuvre de la Convention par les États membres de l’IGAD et pour discuter des outils et des systèmes de soutien disponibles pour les aider à atteindre cet objectif. Lors de l’échange régional annuel de 2019, les débats ne se sont pas seulement limités à la Convention de Kampala et ont couvert également les systèmes d’alerte rapide, la consolidation de la paix, la collecte de données, le financement et les approches pour des solutions durables au niveau national et infranational. Ces séminaires et ces échanges annuels, au cours desquels les États membres sont encouragés à mettre en avant leurs progrès en matière de réponse apportée aux besoins de protection et d’assistance des PDI, créent une saine compétition qui exerce une influence positive sur les États membres.
L’un des résultats les plus encourageants de l’échange régional de 2019 était de constater le consensus général sur l’importance d’adopter et de mettre en œuvre des lois, des politiques et des décrets pour répondre aux déplacements internes. Les cadres normatifs aident à clarifier les responsabilités des gouvernements, à définir le rôle des intervenants et à améliorer la prévisibilité des actions humanitaires et de développement en institutionnalisant les modalités de collaboration. Ils définissent également les droits des PDI et les mesures à prendre pour garantir leur pleine protection. En conséquence, l’une des séances de discussion était consacrée aux lois et aux politiques afin de faciliter l’échange d’expériences en matière d’élaboration et de mise en œuvre de lois et de politiques relatives au déplacement interne.
Les États membres de l’IGAD ont adopté des approches diverses et se trouvent à des phases différentes de l’élaboration des cadres visant à répondre aux besoins des PDI dans leur pays. Au niveau régional, la Convention de Kampala est le seul instrument régional juridiquement contraignant en matière de déplacement interne, et tous les États membres de l’IGAD ont affirmé leur engagement politique à faire progresser ses objectifs. En date d’octobre 2019, Djibouti, le Soudan du Sud, la Somalie et l’Ouganda avaient ratifié cette convention. L’Éthiopie, qui l’avait déjà signée à l’époque, l’a depuis ratifiée. Quant au Kenya et au Soudan, ils ne l’ont pas encore signée.
Le Kenya, le Soudan du Sud, le Soudan et l’Ouganda sont également parties au Pacte sur la sécurité, la stabilité et le développement dans la région des Grands Lacs, qui inclut un Protocole sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en interne ainsi qu’un Protocole sur les droits à la propriété des rapatriés. De plus, la plupart des États membres de l’IGAD se sont dotés de lois, de politiques ou de cadres relatifs au déplacement interne.
En plus de la nécessité de se doter de lois et de politiques adaptées pour répondre aux déplacements internes, les participant à l’atelier ont également convenu que leur mise en œuvre était essentielle. Ici, les États membres de l’IGAD ont mis en lumière plusieurs défis, dont les problèmes de sécurité, des capacités institutionnelles limitées, le manque de ressources et de terres à affecter, la lassitude des bailleurs de fonds, l’insuffisance des données sur les profils de PDI et de rapatriés, l’engagement limité des acteurs publics et l’accès limité aux technologies qui pourraient aider à prévenir les déplacements (par exemple, pour l’évaluation des risques naturels).
Les efforts déployés pour surmonter ces obstacles incluent le Plan d’action de Harare de 2017, le premier plan d’action visant à faciliter la mise en œuvre de la Convention de Kampala. En plus d’établir des cadres, ses objectifs consistent à promouvoir et renforcer les mesures régionales et nationales pour prévenir ou éliminer les causes profondes du déplacement interne et fournir des solutions durables ; promouvoir les obligations et les responsabilités des États parties ; et identifier les obligations, les rôles et les responsabilités spécifiques des groupes armés, des acteurs non étatiques et des autres acteurs concernés, dont les organisations de la société civile. La mise en œuvre du plan d’action de Harare a franchi plusieurs étapes clés, dont l’adoption de la loi-type de l’UA sur le déplacement interne[3] datant de 2018, et l’établissement d’une conférence des États parties pour vérifier et favoriser la conformité de la part des États membres de l’UA.
Au niveau national, la Somalie et l’Éthiopie ont mis en place des initiatives pour des solutions durables (ISD) qui visent à faciliter l’action collective et la coopération entre les autorités publiques aux échelons national, régional et local et la communauté internationale (ONU, ONG internationales et nationales et bailleurs de fonds). Ces ISD favorisent l’appropriation et le leadership politiques au niveau le plus élevé, garantissent la participation des communautés et mettent en relation les acteurs nécessaires des secteurs de l’humanitaire, du développement et de la paix pour appuyer des solutions durables pour les PDI au niveau législatif, institutionnel, des politiques, de la planification et des opérations. Les ISD déployées en Somalie et en Éthiopie ont facilité la ratification de la Convention de Kampala et la rédaction de politiques nationales et sous-nationales relatives aux PDI. Elles ont également aidé les différentes parties prenantes à parvenir à une compréhension commune et à utiliser des outils méthodologiques communs.
Centralité du gouvernement et coordination multipartite
Un consensus est apparu autour de la nécessité de désigner un point focal au sein du gouvernement pour que ce dernier puisse agir avec leadership, ce qui est indispensable pour identifier, coordonner et mettre en œuvre des solutions durables face aux déplacements internes. Il est important de désigner ce point focal car il permet de clarifier les responsabilités institutionnelles et de renforcer la redevabilité du gouvernement.[4] Et il est essentiel que le gouvernement fasse preuve de leadership pour que la coordination soit efficace, aussi bien verticalement (entre les échelons national, sous-national et local) et horizontalement (entre les ministères et autres institutions compétentes). Tous les États membres de l’IGAD endossent ce rôle de coordination, quoique de manières différentes.
Le Soudan nous offre un exemple de coordination multipartite particulièrement efficace, dans le cadre de laquelle les autorités nationales et les pouvoirs publics locaux, la société civile nationale et locale, le secteur privé et la communauté internationale (dont l’ONU, des banques de développement, des bailleurs de fonds et des ONG internationales) participent conjointement à des activités de planification, de programmation et de mise en œuvre par le biais de ce que l’on appelle les « fonctions de liaison avec l’État ».
Les activités conjointes encouragent toutes les parties à orienter leurs efforts en faveur de la prévention des conflits et de la construction de la paix, notamment en poursuivant les activités humanitaires et les investissements pluriannuels en faveur de la résilience. Néanmoins, comme nos discussions l’ont révélé, la nature de courte durée des financements et le contexte difficile de la levée de fonds menacent la durabilité des impacts.
Durabilité des financements
Le degré de priorité qu’un gouvernement accorde aux financements destinés aux PDI indique à la fois son niveau de sensibilisation et son engagement vis-à-vis de ces populations. Les participants à la réunion d’échange régionale ont souligné que les gouvernements doivent affecter suffisamment de fonds pour soutenir les programmes qui protègent les civils contre le déplacement, qui aident et protègent les PDI durant le déplacement et qui créent des conditions propices aux solutions durables.
Deux recommandations clés sont ressorties de la réunion : premièrement, veiller à mettre suffisamment de ressources à disposition par le biais des budgets nationaux et sous-nationaux et des plans nationaux de développement ; et deuxièmement, promouvoir et mobiliser des financements pluriannuels flexibles supplémentaires destinés à des programmes visant toutes les phases du déplacement interne, depuis la prévention jusqu’aux solutions durables.
Disponibilité de données fiables
Dans la région IGAD, il demeure difficile de collecter des données de bonne qualité sur les PDI et les communautés touchées par le déplacement en vue de planifier des solutions durables. Les données disponibles sont insuffisantes et ce, pour plusieurs raisons.
Premièrement, les données actuellement collectées sur le déplacement visent principalement à éclairer les interventions humanitaires, et les systèmes de données sont conçus en vue de cet objectif. Les participants ont généralement convenu que les systèmes de données sur le déplacement doivent mieux correspondre aux interactions entre humanitaire, développement et paix/construction de l’État afin de contribuer à la prévention et à la résolution des déplacements prolongés et de favoriser une (ré)intégration durable. Ils ont également souligné qu’il était crucial d’adopter des systèmes de données qui répondent aux besoins en informations de façon longitudinale et à long terme afin de mieux comprendre les profils et les enjeux des PDI en utilisant un système de données multipartite plutôt que les systèmes actuels axés sur l’humanitaire et spécifiques à chaque organisation. Cela impliquerait par exemple d’intégrer les données sur le déplacement au système statistique national.
Deuxièmement, au niveau opérationnel, les organisations conduisent des évaluations pour elles-mêmes plutôt que pour des objectifs communs, en appliquant différentes méthodologies et en produisant des données de qualité variable.
Troisièmement, il existe également un manque d’outils communs et de processus harmonisés pour évaluer la contribution des programmes de solutions durables et les autres résultats collectifs plus généraux.
Quatrièmement, dans la mesure où les données sur les PDI sont principalement collectées par des ONG et des agences de l’ONU, il a été souligné que la crédibilité des statistiques sur les PDI était parfois mise en doute puisque, comparativement, peu de données sont actuellement produites par les gouvernements, et les statistiques existantes sont donc rarement utilisées ou citées.
Enfin, il est rare que les données soient collectées dans les zones reculées. Il en résulte une compréhension fragmentée et incomplète du déplacement interne, y compris des besoins des PDI en matière de protection et d’assistance.
Des efforts sont toutefois en cours dans la région pour améliorer la disponibilité et l’utilité des données. Par exemple, l’Éthiopie et le Soudan travaillent en coordination avec la Matrice de suivi des déplacements de l’OIM afin de partager et de compiler conjointement des données sur les déplacements, y compris des évaluations saisonnières multisectorielles. Parallèlement, la Somalie développe actuellement des données d’enregistrement pour les PDI en partenariat avec plusieurs parties prenantes, et a introduit des indicateurs sur le déplacement dans son Plan national de développement III, lesquels sont alignés sur les objectifs de développement durable de l’ONU.
Conclusion
Alors que l’échange entre pays de l’IGAD organisé en octobre 2019 a offert une plate-forme permettant de partager les expériences et l’expertise pour soutenir la résilience et les solutions durables face aux déplacements internes, davantage d’efforts doivent être déployés pour suivre les domaines de mise en œuvre dans chaque État membre. En particulier, ces efforts doivent se concentrer sur l’importance d’adopter et de mettre en œuvre des lois, politiques et décrets relatifs au déplacement interne ; sur l’établissement d’un solide leadership par les autorités et d’une coordination multipartite efficace ; sur la mise à disposition de ressources de financement suffisantes et flexibles ; et sur l’amélioration de la disponibilité et de l’utilité des données. Qui plus est, les parties prenantes ont convenu de souscrire à une approche à long terme du déplacement interne et de sa résolution en intégrant cette question à leurs plans et politiques de développement national. À cet égard, leurs objectifs incluent d’aider les PDI à retrouver leur niveau de productivité, d’ouvrir des dialogues pacifiques pour faciliter la cohésion sociale, de réduire les conflits grâce à l’introduction de mécanismes améliorés d’alerte rapide, d’anticiper et réduire les impacts des catastrophes naturelles, d’élaborer des mécanismes d’intégration des PDI, de se concentrer sur la question de la sécurité foncière et de soutenir les communautés accueillant les PDI.
Charles Obila Charles.Obila@igad.int
Agent chargé de la migration, IGAD https://igad.int/divisions/health-and-social-development
Ariadna Pop ariadna.pop@eda.admin.ch
Agent diplomatique, Département Fédéral des Affaires étrangères de la Suisse bit.ly/DFAE-Suisse
[1] Les huit membres de l’Autorité intergouvernementale pour le développement ou IGAD (Intergovernmental Authority on Development) sont Djibouti, l’Éthiopie, l’Érythrée, le Kenya, l’Ouganda, la Somalie, le Soudan et le Soudan du Sud.
[2] IDMC (2020) Global Report on Internal Displacement 2020 www.internal-displacement.org/global-report/grid2020
[3] Loi-type de l’Union Africaine sur le déplacement interne www.refworld.org/docid/5afc3a494.html
[4] Brookings Institute (2016) « Assessing National Approaches to Internal Displacement: Findings from 15 Countries » https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2016/06/From-Responsibility-to-Response-Nov-2011_ch1.pdf