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Reconnaissance du statut de réfugié : pas toujours demandée

La route vers la détermination du statut de réfugié est souvent parsemée d’obstacles, impliquant de multiples entretiens et de longues périodes d’attente. Lorsque les réfugiés sont reconnus sur la base d’une détermination de groupe, le processus devient relativement plus simple et peut être plus efficace pour toutes les parties. Toutefois, lorsque l’autorité de reconnaissance est le HCR, des désaccords peuvent survenir entre l’agence et le gouvernement au sujet de cette reconnaissance, y compris en ce qui concerne des groupes de réfugiés spécifiques.

Au Liban, par exemple, le HCR a fourni à tous les demandeurs d’asile venant de Syrie (à l’exception des Palestiniens de Syrie et des individus auxquels des exclusions peuvent s’appliquer) un certificat de réfugié après un bref entretien de sélection. Cependant, à mesure que le nombre de réfugiés syriens augmentait, les tensions entre le gouvernement libanais et le HCR se sont intensifiées et, en 2015, le gouvernement a ordonné au HCR de mettre un terme à la reconnaissance de tous les ressortissants syriens. En conséquence, ceux qui n’étaient pas arrivés ou enregistrés auprès du HCR au Liban avant janvier 2015 n’ont pas pu obtenir un certificat de réfugié. Le HCR a commencé à délivrer des bordereaux de rendez-vous assortis d’un code barre (shifra) aux Syriens qui les contactaient après cette date. Ce shifra permettait d’accéder à l’aide financière et aux autres formes d’assistance offertes par le HCR aux réfugiés reconnus, mais pas au certificat de réfugié du HCR.

Dans le cadre de notre projet de recherche sur les aspects juridiques et politiques des régimes de reconnaissance des réfugiés, nous avons également étudié la façon dont les demandeurs d’asile et les réfugiés percevaient le processus de reconnaissance et prenaient leurs décisions concernant un enregistrement auprès des autorités[1]. Il est intéressant de noter que certains Syriens (y compris ceux qui avaient eu la possibilité d’être reconnus avant 2015) ont choisi de ne pas s’adresser au HCR[2].  Cet article explore les trois raisons principales expliquant un tel choix : les préoccupations concernant la manière dont la reconnaissance du statut de réfugié affecte l’accès à l’aide humanitaire ; les craintes concernant le partage des données ; et la crainte de ne pas pouvoir retourner en visite en Syrie. Nous avons pleinement conscience que ces conclusions ne se fondent que sur les perceptions des demandeurs d’asile et des réfugiés eux-mêmes.

L’effet de la reconnaissance du statut de réfugié sur l’accès à l’aide humanitaire

Face au nombre croissant de réfugiés syriens arrivant après 2012, le HCR a introduit des « évaluations de vulnérabilité », fournissant aux réfugiés une aide financière basée sur des critères de vulnérabilité spécifiques. Les réfugiés au Liban nous ont dit que les agents de terrain du HCR leur posaient de nombreuses questions sur leur accès à la nourriture, leurs conditions de vie, leur emploi, leurs problèmes de santé et d’autres questions, et qu’ils ne savaient pas très bien quels critères comptaient plus que d’autres. De plus, et parce que le détail précis de ces calculs d’évaluation n’est pas publié, les réfugiés ont dû faire leurs propres interprétations et développer des stratégies visant à maximiser leur accès à l’aide. Lors de nos entretiens avec eux, les représentants du HCR nous ont dit que l’évaluation du degré de vulnérabilité est différente pour chaque mécanisme de protection. Cependant, en l’absence d’informations concrètes, de nombreux réfugiés ont tiré leurs propres conclusions, à savoir que le HCR fournissait principalement une assistance financière aux ménages dirigés par des femmes, aux familles où il n’y avait pas d’homme en âge de travailler et aux familles avec plusieurs enfants ou des enfants handicapés.

Cela a eu pour conséquence involontaire que certains hommes réfugiés ne se sont pas du tout fait enregistrer. Lors de notre travail sur le terrain, nous avons constaté que de nombreuses familles de réfugiés avaient choisi de ne pas enregistrer les hommes en âge de travailler auprès du HCR parce qu’elles pensaient que cela réduirait les chances de leur famille de recevoir une aide financière. Par exemple, un couple syrien nous a expliqué qu’ils avaient décidé de dire au HCR qu’ils étaient séparés, bien qu’ils aient continué à vivre ensemble.

Souvent, ces décisions étaient prises sur la base d’informations que les réfugiés recevaient de leurs parents et amis. Comme l’a expliqué une famille syrienne, ils ne se sont pas enregistrés parce qu’après avoir consulté leurs amis, ils ont conclu que l’enregistrement auprès du HCR dépendait de l’admissibilité à bénéficier de l’aide humanitaire :

« Nous sommes venus au Liban en 2012 mais nous ne nous sommes pas enregistrés avant 2014. Nous pensions qu’ils [le HCR] ne nous enregistreraient pas parce que nous n’étions pas dans le besoin. Quand nous sommes arrivés, j’ai rencontré beaucoup de gens ici qui m’ont dit que les familles avec un ou deux enfants n’étaient pas acceptées, donc nous avons pensé que nous ne pourrions pas y prétendre ».

Un autre réfugié syrien à Bar Elias déclare :

« Mes parents se sont inscrits auprès du HCR. Mes frères et moi ne nous sommes pas enregistrés, parce que nous avons commencé à entendre des gens dire que si nous nous enregistrions, le HCR suspendrait [l’aide pour] nos parents. Mes parents avaient un besoin urgent d’aide, donc nous ne voulions pas leur faire courir le risque de la perdre ».

En effet, lorsque le frère de la personne interrogée a essayé de s’enregistrer comme membre supplémentaire de la famille huit mois plus tard (parce qu’il espérait que lui et sa femme auraient des possibilités d’accès à la réinstallation), son père a reçu un message le jour suivant disant que l’accès de la famille à l’aide alimentaire était suspendu. Il n’est pas possible de confirmer un lien direct entre ces événements, mais il est évident que les inquiétudes concernant la manière dont l’accès à l’aide humanitaire pourrait être affecté par la reconnaissance du statut de réfugié ont conduit certains réfugiés à ne pas se faire enregistrer du tout.

Craintes concernant le partage des données

Certaines des personnes interrogées ont choisi de ne pas s’enregistrer parce qu’elles pensaient que le HCR ou les autorités libanaises risqueraient de transmettre leurs données à la Syrie. Comme l’un d’entre eux l’explique :

« Nous ne nous sommes pas enregistrés dès notre arrivée [parce que nous avons entendu dire] que le HCR transmettrait votre nom au régime syrien, et que vous ne seriez pas autorisés à retourner en Syrie… le régime syrien va automatiquement considérer un réfugié comme quelqu’un qui soutient l’opposition ».

Selon l’accord entre le HCR et le gouvernement libanais, le HCR transmet les noms, adresses et autres informations personnelles des réfugiés enregistrés (mais pas les raisons de leur arrivée au Liban) au ministère libanais des Affaires sociales, déclarant que cela aide les autorités à planifier et à concevoir de meilleures politiques pour les réfugiés. Le HCR déclare que le partage des données ne peut se faire qu’avec le consentement des réfugiés et qu’il existe à cet effet un protocole pour informer les demandeurs d’asile sur le partage des données et un formulaire de consentement qu’ils doivent signer au moment de l’enregistrement[3]

Malgré l’accord du gouvernement libanais avec le HCR de ne pas partager les données personnelles avec des tiers, y compris la Syrie, certains réfugiés de notre échantillon étaient préoccupés par la possibilité que leurs informations personnelles soient transmises, pour des raisons monétaires ou autres. Comme l’a ajouté un autre Syrien, qui n’était pas enregistré auprès du HCR, « je pense que l’État libanais fait de toute façon toujours partie du gouvernement syrien. Donc, tout cela est risqué ». De telles inquiétudes concernant la sécurité des données sont justifiées compte tenu de la faiblesse notoire de l’État de droit au Liban.

La peur de ne pas pouvoir retourner en visite en Syrie

Un certain nombre de personnes que nous avons interrogées ont déclaré qu’elles avaient choisi de ne pas s’enregistrer, ou de n’enregistrer que certains membres de la famille, parce qu’elles avaient entendu dire que si elles s’enregistraient auprès du HCR, elles ne pourraient plus se rendre en Syrie pour des visites. Cependant, jamais, ni en droit, ni dans la pratique, de brèves visites dans un pays d’origine n’ont mis fin au statut de réfugié.

La confusion a pu être causée par la pratique particulière du HCR au Liban qui consiste à « désenregistrer » les réfugiés. Dès les premiers jours du déplacement en 2011, le HCR, par exemple au Liban-Nord, a périodiquement radié les réfugiés syriens qui étaient retournés en Syrie[4].  Le HCR avait utilisé les données sur la sortie des réfugiés du Liban qui lui avaient été fournies par la Sûreté générale (l’autorité chargée de surveiller l’entrée des étrangers au Liban, leur séjour, leur résidence et leur départ). Les personnes ainsi identifiées étaient interrogées pour connaître les raisons de leur déplacement en Syrie. Les personnes dont il était jugé que les visites de retour en Syrie démontraient qu’elles n’avaient pas besoin de protection ou d’assistance internationale, y compris celles « qui n’avaient pas maintenu le contact avec l’agence », étaient radiées[5]. Toutefois, on ne sait pas exactement combien de rendez-vous il faut avoir manqué ou combien de voyages en Syrie (ou leur durée) sont nécessaires pour que cela débouche sur cette pratique. Les décisions sont donc potentiellement prises à la discrétion de chaque travailleur social.

De nombreuses familles que nous avons interrogées devaient se rendre en Syrie de temps à autre pour régler leurs papiers, ou poursuivre leurs échanges commerciaux entre le Liban et la Syrie, ou encore pour s’occuper de membres âgés de leurs familles ou de parents restés sur place. Par exemple, une famille à qui nous avons parlé a dû prendre le risque de se rendre en Syrie pour régler les formalités administratives pour leur fils nouveau-né. Une autre famille a choisi leur fille de 25 ans pour faire des allers-retours avec un visa de touriste afin de s’occuper de toutes les tâches familiales en Syrie. En d’autres termes, pouvoir se rendre en Syrie était une nécessité pour beaucoup. L’absence d’informations publiquement disponibles provenant du HCR sur l’incidence des courtes visites de retour sur le statut de réfugié a conduit certains réfugiés à mal interpréter les pratiques du HCR, ce qui, à son tour, a influencé leur décision de ne pas demander le statut de réfugié.

Enregistrement et résidence

Au Liban, le principal avantage apparent de l’enregistrement auprès du HCR est le degré de protection qu’il offre contre le refoulement et l’accès à des soins de santé limités. Les réfugiés même enregistrés doivent toujours faire une demande séparée auprès de la Sûreté générale pour obtenir un permis de séjour. Les résidents (surtout les hommes) sont souvent arrêtés à des points de contrôle disséminés dans le pays et peuvent être interrogés à tout moment par les forces de sécurité. S’ils ne présentent pas leur permis de séjour, ils courent le risque d’être immédiatement arrêtés. En outre, il est courant d’entendre dire que des amendes pouvant aller jusqu’à 200 dollars US pour chaque année où des réfugiés ont vécu dans le pays sans permis sont imposées. Il n’existe pas de statistiques officielles, mais on sait que la plupart des réfugiés enregistrés auprès du HCR n’ont pas de permis de séjour[6]

Si les réfugiés ne disposent que d’un certificat d’enregistrement du HCR, cela signifie dans la pratique, que la décision portant sur la légitimité de leur résidence est laissée à la discrétion de l’agent de sécurité. Cela révèle la fragilité au cœur de la reconnaissance des réfugiés dans un État comme le Liban, qui n’a pas ratifié la Convention de 1951 sur les réfugiés et ne dispose pas d’une loi nationale sur les réfugiés. Les documents délivrés par le HCR n’entrainent pas de droit légal valable pour résider ou s’installer de façon permanente au Liban. Le Liban n’autorise le HCR à opérer dans le pays qu’à condition qu’il s’emploie à réinstaller les réfugiés dans des pays tiers (malgré le nombre élevé de réfugiés et le petit nombre de places de réinstallation disponibles).

L’enregistrement auprès du HCR est devenu encore plus critique depuis la décision de la Sûreté générale datant du 13 mai 2019 d’expulser tous les Syriens entrés irrégulièrement au Liban après le 24 avril 2019. Depuis lors, les réfugiés sont tenus de prouver qu’ils ont été reconnus, qu’ils ont été enregistrés ou qu’ils sont en possession d’autres documents officiels indiquant qu’ils vivaient au Liban avant avril 2019. S’ils ne présentent pas de preuve, cela est considéré comme une indication qu’ils sont entrés irrégulièrement dans le pays après avril 2019 et les expose au risque d’une expulsion immédiate. Cette décision était largement connue des réfugiés que nous avons interrogés et ils nous ont indiqué qu’ils avaient ensuite limité encore davantage leur mobilité à l’intérieur du pays pour réduire le risque d’être pris par les forces de sécurité.

Vers davantage de protection

Nos recherches montrent que même si l’enregistrement auprès du HCR apporte certains avantages pratiques, les réfugiés peuvent néanmoins choisir de ne pas s’enregistrer parce qu’ils considèrent que les inconvénients de l’enregistrement l’emportent sur les avantages dont eux et leur famille pourraient bénéficier.

La première question – l’accès à l’assistance – est directement liée à la nécessité de disposer de moyens de subsistance durables. Les réfugiés qui ont un meilleur accès à l’emploi et aux permis de travail sont susceptibles d’avoir moins de problèmes pour s’enregistrer auprès du HCR car les conséquences perçues de l’enregistrement sur leur accès à l’assistance sont moins importantes. Il n’est cependant pas facile de résoudre ce problème, étant donné que l’emploi informel est très répandu au Liban ; comme l’ont attesté, par exemple, certains réfugiés, les coûts financiers supplémentaires des permis de travail incombent bien plus souvent aux réfugiés eux-mêmes plutôt qu’à leurs employeurs.

La deuxième question – les craintes liées au partage des données – nécessite de profondes transformations dans l’approche du HCR et des États en matière de données personnelles afin de renforcer la confiance des réfugiés. Le HCR doit évaluer ses pratiques en matière de partage des données, en particulier dans les États où l’État de droit est systématiquement faible. Même la possibilité du partage de données avec les gouvernements hôtes engendre de l’anxiété pour les réfugiés, et toute violation effective de la confidentialité des données peut mettre leur vie en danger.

Enfin, le HCR peut résoudre les problèmes liés aux visites de retour en fournissant aux réfugiés plus de détails sur leurs droits, en particulier dans les États où le statut juridique octroyé suitr à la reconnaissance du statut de réfugié reste vague et précaire. Étant donné que la radiation exige un éventail complet de normes procédurales, le HCR devrait clarifier sa position à cet égard auprès des réfugiés afin qu’ils puissent décider de leurs actions en conséquence.

 

Derya Ozkul derya.ozkul@qeh.ox.ac.uk
Chargée de recherche, Centre d’études sur les réfugiés, Université d’Oxford www.rsc.ox.ac.uk

 

[1] Cette recherche a été menée dans le cadre du projet Refugees are Migrants: Refugee Mobility, Recognition and Rights (RefMig), un lauréat du prix Horizon 2020 financé par le Conseil européen de la recherche (numéro d’allocation 716968).

[2] Les conclusions de cet article sont basées sur 30 entretiens approfondis, menés avec des demandeurs d’asile et des réfugiés dans différentes régions du Liban, de juillet à septembre 2019. Je tiens à remercier Rita Jarrous et Watfa Najdi pour leur aide sur le terrain.

[3] HCR (2015) « Q&A on the data sharing agreement between Government of Lebanon and UNHCR on basic information about Syrian Refugees » www.refugees-lebanon.org/en/news/44/qa-on-the-data-sharing-agreement-between-government-of-lebanon-and-unhcr-on-basic-information-about-syrian-refugees bit.ly/GovLeb-UNHCR-data-sharing

[4] HCR (2011) Lebanon Update: Situation in North Lebanon, 7-14 octobre 2011, p2 www.unhcr.org/uk/news/updates/2011/10/4e9e9b3b9/unhcr-lebanon-update-situation-north-lebanon-7-14-october-2011.html+&cd=1&hl=en&ct=clnk&gl=uk bit.ly/UNHCR-Lebanon-Oct-2011

[5] Kullab S (2014) « Borders still open to refugees, UNHCR says », The Daily Star Lebanon, 23 octobre 2014 www.dailystar.com.lb/News/Lebanon-News/2014/Oct-23/275015-borders-still-open-to-refugees-unhcr-says.ashx bit.ly/Kullab-2014-10-23

[6] Voir HCR, UNICEF et PAM (2019) « VASyR 2019 », qui constate que seulement 22% des réfugiés syriens de plus de 15 ans ont un permis de séjour libanais valide. https://data2.unhcr.org/en/documents/details/73118

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