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Quand la peur devient une arme de dissuasion contre les demandeurs d’asile : étude de cas menée sur une île grecque
  • Aliya Abidi
  • May 2025
Femmes locales et l’équipe internationale de Refugee Biriyani & Bananas. Crédit : Refugee Biryani & Bananas

Face au renforcement de la sécurité aux frontières et à la peur qu’il suscite, de plus en plus de demandeurs d’asile préfèrent échapper aux autorités à leur arrivée en Grèce, avec des conséquences parfois tragiques. Une ONG leur apporte son aide en établissant un climat de confiance.

L’itinéraire migratoire qui relie la Turquie à la Grèce est utilisé depuis très longtemps par de nombreuses personnes qui fuient les persécutions dans leur pays. Suite à un énorme mouvement de réfugiés qui a débuté en 2015, la Grèce et d’autres pays européens ont investi massivement pour sécuriser leurs frontières, et adopté des politiques transfrontalières terrestres et maritimes qui mettent des vies en danger. L’un des aspects les plus brutaux de ce renforcement de la sécurité aux frontières, ainsi que des détentions, enlèvements et refoulements qui s’en sont suivis, est la peur qu’il suscite chez les demandeurs d’asile tout au long de leur voyage, mais aussi après leur arrivée, et qui les incite à se cacher des services et des autorités. Les intervenants de première ligne comme Refugee Biriyani & Bananas (RBB) constatent les conséquences physiques et psychologiques de ces pratiques sur les demandeurs d’asile et les membres de leur famille qui vivent dans leur pays d’origine ou dans d’autres pays, et qui tentent désespérément de localiser leurs proches.

Hausse du nombre de refoulements et de la criminalisation

Le HCR a indiqué que 54 417 personnes ont traversé la mer Égée pour atteindre diverses îles grecques en 2024[1]. Au cours de la même année, 125 personnes ont été déclarées décédées ou disparues, même si le chiffre réel est peut-être beaucoup plus élevé. Selon des signalements de défenseurs des droits de l’homme et de journalistes[2], des violations répétées des droits de l’homme ont été constatées aux frontières grecques et en mer, avec notamment un déni du droit d’asile. Dans de nombreux cas, ces violations se sont traduites par la disparition ou la récupération du corps sans vie de migrants. Ces évictions (expulsions par la force des demandeurs d’asile du territoire dans lequel ils sont arrivés) constituent un refoulement qui viole les droits affirmés par la Convention relative au statut des réfugiés de ne pas être renvoyés dans un pays qui présente un risque potentiel pour leur vie ou leur liberté. Malgré cela, les refoulements sont devenus monnaie courante en Grèce et dans d’autres pays européens, comme le documentent les journalistes et les ONG.

Face à cette hausse de la violence frontalière, RBB ainsi que d’autres ONG qui interviennent en Grèce ont constaté une nette transformation des comportements des réfugiés et des migrants à leur arrivée. Si, en 2015, ils se présentaient volontiers aux autorités pour demander l’asile, aujourd’hui, le climat est devenu tellement hostile qu’ils craignent la police et préfèrent se réfugier dans des zones isolées. Lorsqu’on leur demande pourquoi, la grande majorité expliquent avoir peur d’être traités injustement et d’être renvoyés en Turquie par la mer ou par la terre. Cette peur, qui se fonde sur leur propre expérience ou sur celles d’autres demandeurs d’asile qui ont emprunté ces itinéraires,  est en encore renforcée par l’arrestation de certains demandeurs d’asile et leur inculpation pour des délits.

Les données rapportées par les garde-côtes grecs indiquent que 228 personnes en transit ont été arrêtées par l’État grec entre les mois de janvier et de novembre 2024 et qu’elles ont été accusées de trafic illicite après avoir été identifiées comme des pilotes de bateaux ayant atteint la Grèce[3]. Très souvent, ces poursuites sont abandonnées après des mois, voire des années de détention et de procès différés, causant davantage de préjudices aux personnes concernées.

On relève également des tentatives de criminalisation de l’aide humanitaire apportée aux personnes en danger en mer et sur terre, ainsi que l’arrestation de travailleurs humanitaires et de défenseurs des droits humains qui font actuellement l’objet de procès difficiles et prolongés. Ce type de criminalisation exerce une pression constante sur les travailleurs de première ligne, qui sont victimes d’intimidations de la part des autorités et sont soumis à un contrôle minutieux dans le cadre de leur travail. Malgré l’importance de leur soutien, ces pressions ont contraint beaucoup d’entre eux à quitter les îles grecques. RBB continue d’intervenir sur le terrain pour proposer aux réfugiés des services de soutien communautaire dans cet environnement très surveillé, en s’appuyant notamment sur l’acceptation et la confiance des locaux pour venir en aide aux personnes les plus vulnérables.

Une étude de cas menée sur l’île grecque de Chios

Les réfugiés et les migrants qui arrivent sur l’île de Chios, située à proximité des côtes turques dans le nord de la mer Égée, vivent le plus souvent l’expérience décrite ici en matière d’abus, de refoulements et de craintes. Beaucoup se sentent obligés de se cacher des jours durant dans les montagnes et les forêts, sans nourriture ni eau, malgré les graves répercussions que ces manques ont sur leur santé physique et mentale. Les cas signalés à RBB au fil des ans impliquaient des familles avec des enfants et des nourrissons, des personnes âgées, des personnes handicapées et des femmes enceintes, ainsi que des hommes. On ne connaît pas le nombre exact de personnes disparues dans les montagnes et les forêts de Chios ou en mer. Certaines avaient fait l’objet de 16 expulsions avant de pouvoir arriver au Centre d’accueil et d’identification du camp de Vial à Chios pour y être enregistrées. Bien souvent, ces personnes arrivent blessées et émaciées.

Les arrivants ayant besoin d’aide sont signalés à RBB, en sa qualité d’ONG qui soutient les réfugiés, et cette dernière dépose régulièrement des demandes aux autorités pour lancer des recherches et des sauvetages de personnes perdues dans des zones isolées. Lors d’un événement particulièrement tragique, RBB a tenté de secourir trois personnes portées disparues sur l’île. Cet exemple édifiant illustre la façon dont les pratiques frontalières actuelles peuvent entraîner la disparition et la mort des migrants.

L’histoire de Huda

En juin 2022, 32 personnes sont arrivées sur l’île de Chios par la mer. Malgré le manque d’informations sur ce qui s’est réellement passé à leur arrivée, plusieurs témoins ont indiqué que 21 membres de ce groupe ont été immédiatement appréhendés et transférés vers la zone d’enregistrement des demandes d’asile, tandis que les autres se sont enfuis par peur d’être renvoyés en Turquie. Les 11 personnes qui se sont ainsi cachées comprenaient huit hommes et trois femmes, dont Huda, une Somalienne de 24 ans. Ce groupe est resté caché dans la forêt, se réfugiant toujours plus haut dans les montagnes jusqu’à ce qu’il se retrouve perdu, ne sachant plu où aller.

Ces informations ont été relayées à RBB par des proches, lesquels ont par la suite partagé des messages vocaux de ces personnes où s’exprime leur peur. Un membre masculin de ce groupe a raconté que l’état des trois femmes s’était détérioré, ce qui les avait obligées à rester sur place tandis que les hommes, ayant décidé d’aller chercher de l’aide, avaient été retrouvés par la police. Ces hommes ont indiqué à la police l’état physique de ces femmes ainsi que l’endroit où elles se trouvaient, et celle-ci leur a répondu que des recherches allaient être lancées. Selon le témoignage de l’un des hommes,ce groupe a ensuite      été arrêté par la police, menotté et embarqué sur un bateau.      Une agence dont on ignore le nom les a emmenés en mer et abandonnés à leur sort.      Au bout du compte, ces personnes ont été retrouvés et secourues par des sauveteurs turcs.

RBB avait, quant à elle, été alertée de la présence de ces trois femmes égarées dans les forêts de montagne surplombant le village de Kardamyla, au nord-est de Chios, par une ONG basée sur une autre île, qui avait signalé leur mauvais état de santé. Différentes agences et organisations furent contactées afin de proposer un soutien à distance dans la mesure où le personnel des ONG craint de subir des poursuites en s’adressant directement aux arrivants. RBB faisait partie d’un réseau d’intervention qui a soumis des rapports sur ces personnes disparues et qui, à au moins deux reprises, a demandé de l’aide aux autorités locales, notamment à la police, en indiquant leur dernier emplacement connu. Malgré cela, aucune tentative de sauvetage n’a été effectuée.

Malheureusement, Huda est décédée quelques jours plus tard et son corps été retrouvé dans un champ, dans le périmètre du monastère d’Agia Triada, à Kardamyla. Elle est morte de faim et de soif après s’être cachée dans la forêt pendant cinq jours. Plus tragique encore, les deux autres femmes n’ont jamais été retrouvées. Tout au long de cette période, puis pendant de nombreux mois, RBB a proposé un soutien à la famille et aux membres de la communauté de ces femmes, dont le frère de Huda, venu identifier et rapatrier son corps en Somalie pour l’y enterrer. RBB a continué de plaider afin de retrouver les deux autres Somaliennes par l’intermédiaire d’une coalition d’ONG, de journalistes, de bénévoles, de proches et d’amis de ces femmes, et de membres de la communauté somalienne. Des recherches, une enquête approfondie et une reddition de comptes relative à l’incident ont été demandées. Mais en dépit des efforts déployés par le médiateur grec, aucune tentative n’a été faite pour retrouver ces femmes ou enquêter sur cet incident.

Ce cas illustre les lourdes conséquences que les refoulements, la criminalisation et la négligence des États en matière de recherches et de sauvetage ont sur les personnes déplacées en Grèce[4].

Confiance et soutien communautaire

L’histoire de Huda et de ses compagnes d’infortune met en lumière le type de soutien que nécessitent les demandeurs d’asile sur l’île de Chios, ainsi que la manière dont les ONG peuvent leur venir en aide. Ayant gagné la confiance des communautés de réfugiés qui possèdent une expérience vécue sur place, RBB est souvent contactée par le biais de sa ligne d’assistance pour signaler l’arrivée de personnes en détresse sur l’île. Travaillant discrètement avec un petit réseau d’organisations, de journalistes, de bénévoles et de conseillers en aide juridique, cette ONG peut lancer rapidement des interventions à distance afin d’aider ces personnes à obtenir une aide d’urgence, notamment de la nourriture et des vêtements, et à optimiser leurs chances d’être secourues ou transférées vers des centres d’enregistrement de demandes d’asile. Ces interventions peuvent durer quelques heures ou quelques jours. Dans un climat aussi hostile, la confiance joue un rôle essentiel. Chaque ONG concernée doit par conséquent apprendre à recueillir des informations pertinentes avec sensibilité auprès de personnes effrayées et en détresse. Ces informations sont ensuite intégrées dans un rapport urgent envoyé aux organismes compétents pour les informer de l’arrivée de migrants et de réfugiés, et pour leur demander d’effectuer des opérations de recherche et de sauvetage. L’utilisation de ces canaux officiels a permis de réduire efficacement les risques de refoulement dans la mesure où toutes les personnes impliquées doivent rendre des comptes. Le cas échéant, la médiatisation de la situation sur les réseaux sociaux et par l’intermédiaire de journalistes peut également être utile, de même qu’informer les groupes de défense des droits de l’homme pour que cette publicité contribue à éviter les refoulements. Au fil des ans, la ligne d’assistance téléphonique de RBB a aidé de très nombreux arrivants à localiser le centre d’accueil de l’île et est devenue une source d’information et de soutien particulièrement fiable. Les principaux défis rencontrés concernent les cas où les services d’urgence ne parviennent pas retrouver certaines personnes et refusent d’effectuer des missions de recherche et de sauvetage supplémentaires, alors que le personnel s’expose à des poursuites en s’adressant directement aux arrivants.

Dans cet environnement très sensible, RBB plaide pour un modèle d’accompagnement qui répond à l’ensemble des besoins des réfugiés et des migrants, même après l’incident qui les a mis en contact avec RBB. Ce modèle impliquerait un véritable ‘accompagnement’ des migrants par des organisations ou des individus, notamment pour les questions de santé et de justice sociale, afin de proposer un soutien, des ressources et des activités de plaidoyer, au lieu de proposer de simples services ponctuels. L’idée serait d’apporter des réponses souples aux besoins spécifiques de chaque individu, en tant que partenaire réactif. Cet accompagnement permettrait de se détacher du rôle joué par le personnel externe des ONG pour se focaliser sur l’expérience vécue par la personne confrontée aux difficultés en question et sur l’expérience vécue par la communauté environnante. Les ONG travaillent souvent indépendamment des réseaux communautaires, alors que RBB a constaté que ces réseaux offrent un soutien inestimable aux personnes en détresse. Dans le cas des personnes disparues, le fait de tisser des liens avec la communauté peut fournir de précieuses informations sur les derniers lieux où ont été vues ces personnes, et offrir à leurs proches le réconfort et le soutien moral qu’ils recherchent. Les membres de la communauté contribuent aussi à l’interprétation, au partage d’informations et à la sensibilisation. En intervenant avec les personnes concernées dans une relation de confiance, RBB est partie intégrante de la réponse communautaire à la crise. L’accompagnement priorise également le respect des choix de chaque individu. Ainsi, RBB aide à recueillir les témoignages de violations de droits lorsque la personne concernée souhaite engager des poursuites judiciaires ou partager son expérience vécue pour sensibiliser l’opinion publique. Même si les témoignages individuels ne produisent pas forcément de résultats tangibles, le fait de veiller à ce que les gens disposent d’un accès à la justice leur permet de se sentir moins invisibles au sein d’un système qui les prive majoritairement de leur libre arbitre.

Recommandations

Les ONG qui, comme RBB, interviennent en première ligne, sont les premiers témoins de l’impact de la violence frontalière sur la vie des réfugiés et des migrants à leur arrivée, et ces organisations gardent souvent le contact avec les proches des victimes bien après l’incident. L’absence de réponses étatiques à l’égard des personnes disparues en Grèce et au-delà des frontières européennes crée des préjudices à long terme irréparables pour les membres de leur famille qui ne sauront peut-être jamais où ni comment leurs proches ont péri. Elle cause également un préjudice moral dévastateur pour les intervenants de première ligne qui estiment ne pas avoir été en mesure de s’acquitter de leur devoir de diligence envers ces personnes en détresse.

Aujourd’hui, il est urgent d’intensifier les opérations de recherche et de sauvetage dans les zones frontalières, notamment lorsque des informations ont été fournies, et indépendamment du statut juridique des individus concernés. Les ONG devraient être autorisées à agir sans subir d’intimidations de la part des autorités, et les organismes de financement devraient pouvoir faire appel aux ONG de première ligne capables d’apporter une réponse à ces crises en privilégiant la prise en charge communautaire et un soutien global à toutes les personnes concernées. Enfin, la nécessité de mettre en place des observateurs des droits de l’homme le long des zones frontalières est plus pressante que jamais pour éviter les risques de refoulements illégaux et veiller à ce que ceux-ci soient observés et signalés conformément à l’obligation de redevabilité.

 

Aliya Abidi
Membre bénévole du conseil d’administration, Refugee Biriyani & Bananas
Aliya@refugeebiriyanibananas.org

Refugee Biriyani & Bananas est une initiative populaire dirigée par des femmes, qui réunit des bénévoles issus de communautés de réfugiés et de migrants. L’étude de cas sur laquelle s’appuie cet article a été généreusement partagée grâce aux témoignages des personnes affectées.

 

[1] Operational Data Portal du HCR, Europe Sea arrivals, Greece [document en anglais] bit.ly/greece-sea-arrivals

[2] Voir par exemple ‘EU calls for independent inquiry into Greece ”pushback“ of asylum seekers’ [document en anglais], Guardian, 22 mai 2023

[3]Sharp rise in arrests of migrant smugglers in 2024’, [document en anglais] Ekathimerini News Outlet, 14 décembre 2024

[4] Pour en savoir plus sur ce cas, voir : ‘Asylum seekers are disappearing on Greek islands’ [document en anglais], Middle East Eye, 22 juillet 2023

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