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La prise en charge des migrations forcées : une alternative viable aux voyages dangereux ?
  • Jeff Crisp
  • May 2025
Réfugiés déplacés du camp de Berhale, dans le nord-ouest de l’Éthiopie. Crédit : Hiyas Bagabaldo © OIM

Le système international de protection des réfugiés pourrait-il être modifié pour permettre aux victimes de persécution et de violence d’aller trouver refuge dans d’autres États sans risquer leur vie en chemin ?

La notion d’asile territorial est la pierre angulaire du système international de protection des réfugiés depuis 75 ans. Selon ce principe, les personnes menacées de persécution et de violence dans leur pays ont le droit de se rendre dans un autre État et de demander le statut de réfugié à leur arrivée.

Mais au cours des dernières années, ce système a fait l’objet d’une pression croissante. D’une part, comme l’expliquent d’autres articles de ce numéro de RMF, les voyages effectués par les réfugiés sont devenus de plus en plus dangereux. Les menaces qui pèsent sur ces migrants sont nombreuses et diverses : risques de mort, de blessures, d’abus physiques et sexuels, d’exploitation ou d’esclavage. Paradoxalement, les réfugiés en quête de protection sont souvent obligés de mettre leur vie en danger.

D’autre part, les États et les sociétés de nombreuses régions du monde sont de plus en plus opposés à l’arrivée des demandeurs d’asile, particulièrement lorsque ceux-ci arrivent en grand nombre, sur de courtes périodes et de manière illégale. Dans de nombreux pays, notamment les pays du Nord global, les réfugiés sont considérés comme une menace pour la souveraineté, la sécurité et la stabilité sociale de la nation. Ces États tentent donc de les exclure par tous les moyens possibles, même si cette exclusion viole leurs obligations dans le cadre du droit international des réfugiés.

De l’asile territorial à la prise en charge des migrations

À la place de l’asile territorial, les États membres de l’ONU et les organisations humanitaires privilégient de plus en plus l’adoption d’un paradigme alternatif de protection des réfugiés, à savoir celui de la ‘migration gérée’. Ce concept n’est pas nouveau en soi : traditionnellement, il était employé dans le cadre des déplacements des travailleurs migrants et de la réinstallation permanente de réfugiés et de personnes déplacées dans les pays d’accueil.

Dans sa nouvelle forme, il repose sur le principe que l’on peut anticiper, planifier et organiser les mouvements migratoires forcés en recueillant et en analysant des données à grande échelle. Dans le même temps, la version actuelle du concept de prise en charge des migrations se base sur l’hypothèse que les mouvements de réfugiés, de demandeurs d’asile et d’autres migrants en situation irrégulière peuvent être évités ou, du moins, limités. À cet égard, trois stratégies sont particulièrement pertinentes : le renforcement des contrôles aux frontières ; une solution à ce que l’on appelle les ‘causes profondes du déplacement’ ; et le déploiement de programmes offrant aux réfugiés une protection et une assistance ‘tout au long de leur trajet’ dès les premières étapes de leur voyage, pour éviter qu’ils ne se sentent obligés d’entreprendre de longs déplacements sur plusieurs continents.

Dans toutes ces stratégies, la logique de la prise en charge des migrations est de traiter la menace perçue des mouvements de populations spontanés, non planifiés et illégaux, en plaçant ceux-ci sous le contrôle des États et des organismes d’aide qu’ils parrainent.

Mise en œuvre de cette nouvelle approche

Ces dernières années, les pays les plus riches du monde ont pris de nombreuses mesures pour mettre en œuvre le programme de prise en charge des migrations. Les contrôles aux frontières ont été renforcés et assistés par de nouvelles formes de surveillance technologique. Les pays les plus pauvres ont été incités ou encouragés à réduire les déplacements de réfugiés au moyen d’un processus d’externalisation.

Enfin, les programmes d’aide à l’étranger ont été repensés dans le but de ‘stabiliser’ les populations vulnérables dans leur propres communautés et pays. L’Union européenne a été le défenseur le plus ardent de cette stratégie, avec la création du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (FFUA) de 5 milliards de dollars ayant pour objectif de « s’attaquer aux causes profondes de l’instabilité, des déplacements forcés et de la migration irrégulière et de contribuer à une meilleure gestion des migrations ».[1]

Les agences de l’ONU jouent, quant à elles, un rôle de plus en plus important dans la mise en œuvre de ce nouveau paradigme. Avec le soutien des États donateurs, l’OIM et le HCR ont ouvert des centres de collecte et d’analyse des données des populations mobiles. Cette initiative est un élément clé du programme de prise en charge des migrations, et figure en bonne place dans le Pacte mondial sur les réfugiés, ainsi que dans le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (formule très révélatrice dans ce contexte).

Dans le cadre de notre analyse, le principal résultat de la transition de l’asile territorial vers la prise en charge des migrations s’observe dans les efforts récemment déployés pour mettre à la disposition des réfugiés des itinéraires officiels vers des pays où ils peuvent bénéficier d’une protection, leur évitant ainsi d’effectuer des voyages longs et dangereux, souvent au péril de leur vie.

Le HCR a pris les devants dans ce processus. Alors que l’asile territorial est de plus en plus menacé dans de nombreuses parties du monde, le HCR a encouragé les gouvernements à proposer aux réfugiés de nouveaux itinéraires organisés pour accéder à une protection, au-delà des programmes de réinstallation des réfugiés parrainés par l’État qu’il administre.

Ces solutions, appelées ‘voies d’accès complémentaires’ par le HCR, comprennent des initiatives de réinstallation communautaires et des programmes de regroupement familial, ainsi que des programmes de mobilité professionnelle et de bourses d’études destinés aux réfugiés qui possèdent des compétences et des qualifications appropriées. Les défenseurs des réfugiés et les analystes ont, quant à eux, élargi cette définition afin d’inclure les programmes de visas humanitaires, de couloirs humanitaires et d’évacuation humanitaire qui permettent aux personnes à risque dans leur pays d’origine, de premier asile ou de transit de se déplacer en toute régularité pour atteindre des États qui ont autorisé leur admission.

Pour ne citer que quelques exemples de ces initiatives, en 2015, le Canada a mis en place un programme de réinstallation communautaire visant à accueillir 25 000 réfugiés syriens parrainés par des familles, des groupes de quartier, des associations religieuses et des organismes de la société civile. Suite à l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, le Royaume-Uni a lancé un programme permettant aux réfugiés ukrainiens d’être admis dans le pays et logés dans des familles résidant légalement en Grande-Bretagne.

Ces dernières années, les Églises catholique et protestante d’Italie et de France ont conjointement mis en œuvre un programme de couloirs humanitaires qui a permis à des familles de réfugiés vulnérables venues de pays comme l’Éthiopie ou le Liban de s’installer en Europe. Au cours de la même période, l’Australie, le Canada, l’Italie et le Royaume-Uni ont lancé des programmes pilotes permettant aux réfugiés qui possèdent des compétences spécifiques d’accéder à des offres d’emploi dans ces pays.

Aux États-Unis, l’administration Biden a lancé en 2023 une initiative de ‘mobilité sécurisée’ qui a permis aux demandeurs d’asile de déposer leurs demandes d’admission et d’acquisition du statut de réfugié dans plusieurs pays d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, leur évitant ainsi d’entreprendre le long voyage à travers le Mexique jusqu’à la frontière américaine.

Même si ces ‘voies d’accès complémentaires’ diffèrent considérablement en termes de portée et de critères de sélection utilisés pour déterminer l’accès, elles ont néanmoins en commun l’objectif d’offrir des possibilités de migration gérée à des personnes qui seraient autrement susceptibles de se déplacer de manière spontanée et irrégulière.

Contraintes et conséquences négatives

Le paradigme de prise en charge des migrations a un rôle important à jouer pour épargner aux réfugiés les divers dangers auxquels ils pourraient s’exposer en établissant leur propre chemin vers un pays d’asile. Mais il ne faut pas pour autant sous-estimer les contraintes et les résultats potentiellement négatifs de cette approche.

Premièrement, l’expérience historique a montré que les déplacements de réfugiés ont souvent une nature imprévisible et surprenante, et qu’ils s’inscrivent dans des contextes de chaos et de confusion intenses. C’est pour cette raison que les diverses tentatives d’établir des systèmes d’alerte et de prévision précoces des crises d’origine humaine se sont systématiquement soldées par des échecs. Aujourd’hui même, rien ne prouve que l’arrivée de l’intelligence artificielle changera cette situation.

Dans ces circonstances, il serait naïf de croire que désormais, selon les mots d’Amy Pope, Directrice générale de l’OIM, « toute migration devrait être sûre, ordonnée et humaine. » Lorsque des communautés entières fuient des persécutions ou des violations des droits de l’homme, elles ont tendance à se déplacer très rapidement, en très grand nombre et dans de nombreuses directions. Tentant désespérément d’assurer leur protection, elles empruntent tous les itinéraires qui s’offrent à elles, indépendamment des dangers que ces derniers risqueraient de comporter. Plutôt que d’attendre d’être admises dans un programme de départ organisé, elles saisissent toutes les occasions qui se présentent pour fuir.

Deuxièmement, il est de plus en plus clair qu’anticiper et prévenir les mouvements de réfugiés en s’attaquant à leurs ‘causes profondes’ est une stratégie semée d’embûches qui pourrait même s’avérer fondamentalement erronée. Une évaluation officielle et très critique du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique a notamment révélé que les ressources consacrées à la ‘prévention’ dans la Corne de l’Afrique avaient été trop dispersées, incorrectement priorisées, et n’avaient pas tenu compte de certaines questions relatives aux droits de l’homme. Plus important encore, cette évaluation a montré que les programmes axés sur les moyens de subsistance qui visent à améliorer les revenus des populations vulnérables de la région « pourraient stimuler encore plus les migrations au lieu de les réduire ».[2]

Troisièmement, même s’il était possible de mettre en place et d’élargir des itinéraires sécurisés pour les réfugiés, il semble très peu probable que les États concernés autorisent cette mise en œuvre à une échelle qui répondrait à la demande. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis semble éloigner encore cette perspective, sachant qu’il a aussitôt décidé de mettre fin à l’initiative de ‘mobilité sécurisée’ et de fermer les autres voies sûres qui permettaient aux migrants d’accéder à une protection aux États-Unis. Il va sans dire que les personnes dont la vie et la liberté sont fortement menacées et qui se voient refuser un accès à des voies sûres continueront à chercher refuge ailleurs et se déplaceront de manière irrégulière et non planifiée.

Quatrièmement, les personnes qui défendent la création d’itinéraires sécurisés avec le plus d’enthousiasme ont tendance à brandir cette notion comme un slogan quelque peu simpliste, en faisant abstraction des décisions difficiles qui doivent être prises pour leur mise en œuvre. Combien de réfugiés chaque pays d’accueil doit-il accepter par le biais de ces itinéraires sécurisés, et sur quelle période de temps ? De quels pays ces réfugiés doivent-ils provenir, et quelles catégories de réfugiés doivent être prioritaires pour bénéficier d’une admission ? Comment faut-il organiser le processus de sélection ? Les personnes autorisées à emprunter des itinéraires sécurisés doivent-elles bénéficier d’un statut de réfugié à part entière ou n’obtenir que des droits de séjour temporaires dans les pays où elles sont admises ? Et, comme on l’a déjà indiqué, qu’adviendrait-il des réfugiés dont l’accès à ces itinéraires serait refusé ?

Enfin, il convient également d’examiner les conséquences du paradigme de la prise en charge des migrations du point de vue du principe et de la pratique de l’asile territorial. En effet, on peut raisonnablement craindre que les États du Nord global utilisent l’existence de ces itinéraires, aussi modestes soient-ils, comme prétexte pour refuser les demandeurs d’asile qui arrivent de manière irrégulière, en faisant valoir que ceux-ci ne doivent pas être autorisés à ‘resquiller’ tandis que les soi-disant ‘véritables réfugiés’ attendent patiemment leur tour.

Dans un récent rapport portant le sous-titre inquiétant ‘The end of asylum’ (la fin de l’asile), le Migration Policy Institute (MPI) suggère que le système international de protection des réfugiés actuel « fait l’objet d’une pression intolérable », et remet en question « la capacité des nations à s’acquitter de leurs obligations internationales envers les réfugiés ».[3] Selon ce document, il est désormais nécessaire de « réorienter le système de protection internationale afin de l’éloigner de l’asile territorial », et de le remplacer par « des solutions d’admission sûres et ordonnées permettant d’obtenir d’une protection. » Il s’agit là d’un changement de cap important en faveur du paradigme de la prise en charge des migrations.

Mais ce sont les détails de cette proposition qui posent problème. Le MPI reconnaît en effet que pour être efficace, ce nouveau système doit « décourager les arrivées irrégulières aux frontières » en « limitant l’accès à l’asile frontalier des personnes ayant eu la possibilité de demander asile en cours de route de manière officielle », et proposer « des mesures incitatives plus modestes, comme un accès réduit à certains statuts ou à certaines prestations aux de personnes qui transitent par un pays sûr ou qui choisissent de ne pas utiliser les canaux officiels. » Toujours selon ce document, ce type d’approche « encouragerait les migrants à demander une protection dans un pays plus proche de leur pays d’origine, au lieu de parcourir de longues distances en traversant divers pays pour atteindre leur destination ».

Comme l’indique cette déclaration, si le paradigme de la prise en charge des migrants peut potentiellement épargner aux réfugiés les nombreux risques que présentent les itinéraires dangereux, il peut également s’inscrire dans le programme de dissuasion et d’externalisation que cherchent à appliquer les États les plus riches de la planète. Même si cette approche ne vise peut-être pas la ‘fin de l’asile’ dans son ensemble, elle risque certainement de limiter cet asile aux pays du Sud global ainsi qu’à certains groupes de réfugiés dont le profil démographique, politique, ethnique ou religieux attire les États du Nord global.

 

Jeff Crisp
Centre d’Études sur les Réfugiés, Université d’Oxford, Royaume-Uni
jefferyfcrisp@gmail.com
X: @jfcrisp

 

[1] bit.ly/trust-fund-africa

[2] bit.ly/migration-africa-europe

[3] bit.ly/end-asylum

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