- May 2025

Les migrants qui voyagent par la mer empruntent les principales voies de navigation mondiales, aux côtés de milliers de navires de commerce. La marine marchande joue un rôle important que l’on a tendance à négliger dans les politiques de sauvetage de masse et de migration pour collecter des données et organiser des opérations de sauvetage.
Chaque année, des dizaines de milliers de migrants et de réfugiés se lancent dans de périlleux voyages à travers les océans dans lesquels beaucoup perdent la vie, même s’il est difficile de quantifier ces pertes en vies humaines. On imagine souvent que les principales voies migratoires maritimes, depuis la Méditerranée jusqu’au golfe d’Aden en passant par le détroit de Malacca, traversent un immense océan désertique. Mais la réalité est tout autre. Ces itinéraires suivent certaines des voies de navigation les plus utilisées au monde, et l’implication du secteur des transports maritimes est essentielle pour bien comprendre la dynamique des mouvements maritimes et sauver des vies en mer. Des enquêtes menées par la Foundation for Humanitarian Action at Sea (FHAS) éclairent le point de vue et les attitudes des compagnies maritimes commerciales et préconisent des mesures concrètes pour renforcer le partenariat qui unit les acteurs maritimes commerciaux et humanitaires.
En quoi le transport maritime est-il si important ?
Le droit international impose aux navires de commerce, comme à tous les autres bateaux, de venir en aide aux personnes en détresse en mer, y compris les migrants et les réfugiés. Ce principe est clairement codifié dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM). Il est également inscrit dans la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS) ainsi que dans la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (Convention SAR). Par ailleurs, l’obligation morale et pratique de porter secours à autrui, peut-être plus importante encore aux yeux des marins, remonte aux origines de la navigation et est profondément ancrée dans la culture maritime. Les toutes premières discussions internationales concernant la codification du devoir de sauvetage ont d’ailleurs été amorcées par le secteur du transport maritime dans les années 1880, et non par des diplomates ou des humanitaires[1].
Si les océans sont très vastes, beaucoup de voies migratoires maritimes empruntent le même itinéraire que de nombreux navires de commerce. À titre d’exemple, les données recueillies par la FHAS auprès d’une compagnie maritime indiquent que 32 886 navires ont transité par le canal de Malte (entre la Sicile et Malte) entre les mois d’octobre 2022 et d’octobre 2023. Au cours de cette période, un Centre de coordination des opérations de sauvetage maritime (MRCC) a sollicité l’aide de navires à 216 reprises pour participer à des opérations de sauvetage, soit, en moyenne, 18 fois par mois. Sachant que les mouvements maritimes atteignent généralement leur maximum en Méditerranée entre les mois de juillet et de septembre, au moins un appel de détresse est lancé chaque jour au cours de cette période. Ces quelques chiffres soulignent souligne l’importance que revêt le secteur des transports maritimes dans la question du sauvetage de masse des réfugiés et des migrants.
État des lieux du sauvetage de masse
Lorsque la communauté des politiques migratoires évoque les transports maritimes, elle a tendance à présenter les marins comme des héros, comme par exemple le capitaine du Maersk Etienne qui a secouru 27 migrants en 2020, ou, au contraire, à les critiquer en les accusant de faire passer les intérêts financiers avant le sort des migrants. En 2024, la FHAS a mené une enquête anonyme auprès de plus de 250 salariés du secteur du transport maritime, principalement des marins (capitaines et membres d’équipage). Même si l’échantillon étudié n’étaient pas représentatif, les points de vue recueillis offrent un aperçu utile des intérêts et motivations de la communauté maritime.
Cette enquête indique notamment que la migration maritime est un sujet de préoccupation majeur pour les marins qui travaillent sur des navires de commerce : 40 % des personnes interrogées se sont déclarées ‘très préoccupées’ par la migration maritime, tandis que 34 % se disaient ‘préoccupées’. Les principales préoccupations évoquées étaient, par ordre décroissant d’importance, ‘la sûreté et la sécurité de leur navire’ et ‘la sûreté et la sécurité de leur équipage’, devançant de peu ‘la sécurité et l’état de santé des migrants’. La sécurité des migrants dépassait de loin certaines préoccupations comme ‘l’impact commercial des changements de cap’, ‘les arrêts en mer prolongés’ ou encore ‘le risque de criminalisation’. Ces données montrent que si la sécurité de l’équipage et du navire est, bien entendu, une préoccupation majeure, les marins sont également fortement motivés par leur devoir humanitaire. La grande majorité des personnes interrogées (87 %) estimaient par ailleurs que le travail des professionnels du sauvetage (garde-côtes et ONG) était une ‘nécessité humanitaire’.
Or, près de la moitié des personnes interrogées estimaient ne pas être suffisamment formées ou équipées pour porter secours aux migrants et aux réfugiés en mer. Près de la moitié (44 %) souhaitaient être davantage formées au contexte juridique et opérationnel, et 24 % aux opérations de recherche et de sauvetage. (La plupart des formations de sauvetage proposées aux marins se basent sur des scénarios classiques de sauvetage d’une personne à la mer ou d’une seule personne en détresse.) De nombreux marins souhaiteraient également bénéficier d’une meilleure protection et de davantage de soutien. 63 % des personnes interrogées réclamaient une meilleure protection juridique en cas d’aide aux migrants et aux réfugiés, 28 % aimeraient obtenir davantage de soutien psychologique, et 34 % réclamaient plus de soutien de la part des capitaines et des compagnies maritimes.
Pour de nombreux navires de commerce, le sauvetage est également un défi logistique. Le transfert sécurisé des réfugiés et des demandeurs d’asile entre leur embarcation de fortune et le pont du navire (une distance parfois supérieure à 10 mètres), et le fait que certains navires peuvent transporter des cargaisons de produits chimiques dangereux ou inflammables sont autant de problématiques à prendre en compte. À cela s’ajoutent les quantités limitées de vivres, d’eau, de gilets de sauvetage et d’autres provisions présentes sur ces navires. Même les cargos de grande taille ne possèdent généralement qu’un équipage de 15 à 20 personnes qui se relaient 24 heures sur 24.
Rôle du secteur du transport maritime dans le sauvetage de masse et la collecte de données
Le secteur du transport maritime est un partenaire clé dans le sauvetage de masse, qu’il s’agisse de porter secours à des personnes en mer ou de collecter des données. Les navires de commerce participent régulièrement aux opérations de sauvetage de masse. Dans la seule Méditerranée, au moins 1 001 personnes ont été sauvées lors de 22 opérations de sauvetage ou d’assistance par des navires de commerce entre 2022 et 2024[2]. Bien qu’importants, ces chiffres ne sont probablement à la hauteur du rôle que pourraient jouer les navires de commerce en matière de sauvetage.
Même lorsqu’ils ne sont pas directement impliqués dans des opérations de sauvetage, la forte présence des navires de commerce dans les principales voies maritimes en fait des acteurs essentiels de la surveillance des mouvements maritimes. Beaucoup de réfugiés et de migrants échappent à la détection, ce qui complique la collecte de données à leur sujet et donne lieu à de nombreux ‘naufrages invisibles’ (décès non détectés en mer). À titre d’exemple, en novembre 2024, 82 navires équipés de transpondeurs avec système d’identification automatique ont été observés le long de la côte indonésienne d’Aceh, une destination clé pour les réfugiés rohingyas. Ces navires naviguant au large à 20 et 60 km d’intervalle assuraient une surveillance de l’océan pratiquement complète, avec une portée visuelle de 12 km pour chaque navire sur de vastes étendues maritimes. Cette couverture est un dispositif essentiel mais mal exploité pour suivre les mouvements maritimes et améliorer l’efficacité des opérations de sauvetage.
Implication du secteur du transport maritime
L’implication du secteur des transports maritimes dans le sauvetage de masse pose néanmoins des défis de taille. Le ‘transport maritime’ réunit en effet de nombreux acteurs qui entretiennent des liens contractuels complexes. La structure de propriété des navires de commerce implique souvent plusieurs parties. Il peut s’agir d’un propriétaire enregistré (l’entité juridique nommée dans les documents d’enregistrement qui doit parfois être basée dans l’État du pavillon), d’un propriétaire bénéficiaire (la société mère qui peut détenir ou contrôler le propriétaire enregistré), ou d’un armateur disposant (une partie qui assume le rôle de propriétaire, dans le cadre notamment de la location et de l’affrètement du navire, pour une période déterminée ou un voyage donné). De plus, la gestion de ces navires est souvent assurée par des sociétés spécialisées qui se chargent de nombreuses tâches financières, administratives et de recrutement, et qui jouent un rôle clé pour assurer la conformité des navires aux normes internationales. Il faut aussi tenir compte de l’affréteur, c’est-à-dire la société qui a affrété le navire afin de transporter des marchandises ou des personnes, ou pour d’autres raisons (par exemple la pose de câbles en mer). Ce contrat peut prévoir une période prolongée ou un voyage spécifique, deux cas de figure qui s’accompagnent d’obligations et de droits très différents entre les parties.
Si les cas de sauvetage en mer impliquent généralement toutes les parties évoquées ci-dessus, la responsabilité décisionnelle, la responsabilité juridique et la responsabilité financière dépendent, quant à elles, de relations contractuelles spécifiques. Un réseau complexe d’assurances peut également entrer en jeu, depuis les polices qui couvrent les propriétaires des navires (de type ‘coque et machines’ ou ‘protection et indemnisation’) jusqu’à celles qui couvrent les actions de l’affréteur et la cargaison proprement dite. Cet éventail d’acteurs et d’intérêts explique que chaque cas de sauvetage est traité d’une manière spécifique.
Quoi qu’il en soit, ce sont les marins, y compris le capitaine et l’équipage du navire, qui sont en première ligne dans ce type de situation. Le devoir de sauvetage prévu par le droit international incombe a capitaine, à savoir la personne responsable du navire (et non son propriétaire ou la société qui le gère). Comme on l’a vu plus haut, si les capitaines et les équipages comprennent l’importance de leur devoir de sauvetage, ils se sentent néanmoins contraints par un manque de ressources et de formation, mais aussi par leur devoir d’assurer la sécurité de leur équipage, de leur navire et de la cargaison qu’ils transportent. Le niveau de soutien que leur apporte le propriétaire ou l’armateur du navire peut également jouer un rôle clé dans leurs décisions.
Les navires de commerce opèrent sous la juridiction de l’État de leur pavillon, lequel doit impérativement veiller à ce que l’équipage soit en mesure de respecter son obligation de sauvetage en vertu de la CNUDM[3]. De plus, les conventions SOLAS et SAR ont établi un système de régions de recherches et de sauvetages couvrant le monde entier sous la responsabilité de chaque État côtier correspondant. Les Centres de coordination des opérations de sauvetage maritime (MRCC) coordonnent les opérations de sauvetage et coopèrent avec les agences de recherche et de sauvetage géographiquement proches.
Pour impliquer efficacement le secteur du transport maritime il faut adopter une approche tenant compte des diverses préoccupations des parties concernées, sans ignorer les contraintes inhérentes à leur compétitivité commerciale. Le soutien apporté aux opérations de sauvetage de masse mobilise des ressources normalement affectées à des activités commerciales de base qui, en l’absence de plans, de conseils et de contrats d’assurance adéquats, risquent de prendre le pas sur la participation à ces efforts. Ce secteur a toutefois démontré à maintes reprises sa solidarité dans le cadre d’enjeux non lucratifs, comme le respect des normes environnementales et de sécurité. Les enseignements tirés des mesures de lutte contre la piraterie maritime (lesquels sont désormais intégrés aux opérations de transport maritime) offrent un cadre utile pour améliorer les capacités de sauvetage.
Opportunités et stratégies
Il est important de tenir compte d’un certain nombre d’éléments clés lorsque l’on tente d’impliquer le secteur des transports maritimes dans le sauvetage de masse. Il convient avant tout de fédérer des acteurs divers autour d’une question sensible. Cette action implique un dialogue, une formation, une planification, l’engagement des États du pavillon par rapport à des données, ainsi que la création de liens avec les MRCC et les États côtiers. Si beaucoup de marins reconnaissent l’impératif humanitaire du sauvetage, leurs employeurs et eux-mêmes sont également très conscients des controverses politiques que ces questions peuvent soulever. Il faut donc impérativement mettre en place un dialogue élargi et inclusif, écouter les préoccupations du secteur du transport maritime, faire preuve de souplesse pour impliquer les différents acteurs collectivement ou individuellement, et garantir la discrétion et la confidentialité de tous. La FHAS a organisé des discussions de ce type avec plusieurs acteurs clés en 2023 et en 2024.
Les associations du secteur du transport maritime ainsi que les organisations qui se spécialisent dans la navigation sont de bons points de départ. La Chambre internationale de la marine marchande (ICS), le Baltic and International Marine Council (BIMCO), le Forum maritime international des compagnies pétrolières (OCIMF) et l’Association internationale des propriétaires de pétroliers indépendants (INTERTANKO) sont des exemples d’organismes à même de représenter les intérêts des compagnies maritimes tout en soutenant l’élaboration et la mise en œuvre de politiques. Les organismes spécialisés dans le bien-être du personnel maritime, comme Mission to Seafarers, sont eux aussi des partenaires importants.
Enfin, il est essentiel d’impliquer les États du pavillon ainsi que les États côtiers et des organismes multilatéraux comme l’Organisation maritime internationale dans ces dialogues dans la mesure où Ces acteurs élaborent le cadre juridique et réglementaire qui régit les activités des compagnies maritimes. L’intégration des normes existantes peut par ailleurs encourager les compagnies maritimes à participer à des activités liées au sauvetage.
La collecte de données est un deuxième domaine d’action majeur. En 2015, l’Organisation maritime internationale, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime ont créé ensemble une plateforme d’échange d’informations sur le trafic de migrants[4]. Cette plateforme est la preuve vivante que les navires de commerce peuvent coopérer avec les États du pavillon et les organisations internationales afin de fournir des informations sur les mouvements maritimes, et par là même tenter d’optimiser la sensibilisation aux dynamiques migratoires à travers le monde. Même si seuls quelques d’États, comme la République des Îles Marshall ou l’Arabie saoudite, utilise à ce jour régulièrement cette plateforme, son potentiel de collaboration est indéniable. La FHAS œuvre pour étendre la sensibilisation et l’utilisation de ce mécanisme afin d’améliorer la compréhension des dynamiques migratoires.
Le renforcement des capacités et de la confiance du secteur du transport maritime pour lui permettre de se livrer à opérations de sauvetage de masse est un troisième élément clé. Les capitaines et les équipages de navires pourront avoir des inquiétudes légitimes quant à la logistique des opérations de sauvetage, aux ressources disponibles pour accueillir à bord des réfugiés et des migrants, et aux compétences linguistiques et sociales nécessaires pour gérer efficacement des groupes de personnes importants. Certaines questions juridiques devront également être clarifiées, comme le fait de savoir quel port le plus proche pourrait, le cas échéant, accepter le débarquement des personnes secourues, de savoir dans quelle mesure l’opération risque d’allonger la durée du voyage avec des migrants à bord pour le navire et l’équipage, ou si le capitaine ou la compagnie à laquelle appartient le navire pourrait éventuellement être tenu(e) responsable au cas où ses actions contreviendraient à la législation ou la politique de l’État côtier.
Si l’examen détaillé de ces questions juridiques et politiques dépasse le cadre de cet article, il est toutefois important de noter que pour les capitaines et les équipages de navires, il ne s’agit pas de simples considérations théoriques mais de questions de vie ou de mort qui exigent des réponses en temps réel. À cette fin, la FHAS travaille avec une série d’organisations réunissant des experts juridiques et politiques qui peuvent fournir aux marins, aux compagnies maritimes et aux autres parties prenantes impliquées dans le sauvetage maritime des conseils concrets et exploitables. Ces conseils ne sont pas des déclarations de principe sur ce que devrait contenir la loi. Ils s’attachent au contraire à définir les risques que peuvent rencontrer les capitaines de navire, ainsi que la façon dont ils peuvent atténuer ces risques sans renier leur devoir de sauvetage. Ils peuvent se présenter sous diverses formes : simples bulletins détaillant les procédures à adopter dans les zones communes de l’équipage ; briefings destinés aux officiers à l’approche de zones où l’on peut rencontrer des réfugiés et des migrants en mer (documents similaires aux briefings de sécurité concernant les zones qui présentent un risque de piraterie) ; renforcement des connaissances en matière de sauvetage de masse destiné aux conseillers des sociétés basées à terre qui sont en communication régulière avec les navires lors d’un incident.
Toutes ces mesures sont autant de pas en avant, mais ne représente qu’une partie des efforts visant à améliorer le sauvetage de masse et à sauver des vies en mer. En sa qualité de membre de la communauté des praticiens et des politiques, la Foundation for Humanitarian Action at Sea estime que ces mesures sont essentielles pour renforcer l’implication du secteur des transports maritimes, une ressource largement inexploitée dans les efforts de sauvetage de masse.
Ralph Mamiya
Directeur de recherche, Foundation for Humanitarian Action at Sea
r.mamiya@fhas.ch
Directrice exécutive, Foundation for Humanitarian Action at Sea
c.abu-sada@fhas.ch
[1] Voir la discussion du congrès d’Anvers de 1885 sur la loi commerciale internationale dans le document de I Papanicolopulu (2022) ‘The Historical Origins of the Duty to Save Life at Sea under International Law’ [document en anglais], Journal of the History of International Law 24:169-173
[2] Analyse par la FHAS des données provenant du HCR. Document figurant dans les dossiers des auteurs.
[3] Articles 94 et 98 de la CNUDM
[4] Organisation maritime internationale, ‘Communiqué de presse : Nouvelle plate-forme pour améliorer l’échange de renseignements sur le trafic illicite de migrants par mer’, 6 juin 2015
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