- May 2025

En Méditerranée centrale, les équipes de secours humanitaires qui œuvrent pour sauver des vies agissent dans le cadre de politiques qui font du sauvetage un acte coûteux et potentiellement criminel.
La zone de traversée de la Méditerranée centrale entre la Libye, la Tunisie, Malte et l’Italie est l’une des voies de passage les plus meurtrières au monde. En dix ans jusqu’à la fin de 2024, plus de 930 000 personnes ont tenté ce voyage, la plupart espérant atteindre l’UE via l’Italie et obtenir l’asile ou une protection humanitaire. Depuis 2023, date à laquelle le ministre de l’Intérieur italien Matteo Piantedosi a pris le décret le plus restrictif du pays en matière de sauvetage, plus de 4 400 personnes ont disparu le long de cet itinéraire. Ces dangereuses traversées et ces pertes de vie sont bien documentées par l’Organisation internationale pour les migrations et par certains collectifs activistes comme Alarm Phone qui répondent aux signaux de détresse lancés en mer, ainsi que par des articles de presse et des travaux de recherche.
Bien que les autorités italiennes et européennes soient parfaitement conscientes des risques et de la fréquence de ces traversées, leurs approches en matière de gestion des frontières mettent moins l’accent sur la recherche et le sauvetage (SAR) pour privilégier la criminalisation de la migration et du sauvetage. Le décret-loi 2023 Piantedosi (décret-loi n° 1/2023), qui vise spécifiquement les navires humanitaires, rend extrêmement difficile le travail des équipes de sauvetage, en particulier les nouvelles dispositions suivantes :
- Les équipages ne peuvent effectuer qu’une seule opération de sauvetage avant de débarquer immédiatement les migrants dans un port sûr.
- L’exécution de ces tâches ne doit créer aucune situation dangereuse à bord.
- Les équipages doivent se charger de la collecte d’informations pour les demandes d’asile des survivants.
- Toute infraction peut entraîner des amendes pouvant aller jusqu’à 50 000 € ainsi que la saisie du navire.
Depuis l’adoption de cette loi, les autorités italiennes ont régulièrement dirigé les navires humanitaires non pas vers le port le plus proche, mais vers des ports situés n’importe où le long de la côte italienne. Par exemple, même si le port le plus proche d’une opération de sauvetage se trouve en Sicile, le Centre de coordination du sauvetage en mer (CCSM) de Rome peut affecter un port situé dans le nord de l’Italie au débarquement.
Ce que les ONG appellent la pratique des « ports éloignés » rend la réalisation de ces missions de sauvetage désormais ponctuelles beaucoup plus longue que nécessaire, aussi bien en temps qu’en distance parcourue. Selon les équipages humanitaires, ces conséquences ne sont pas accessoires, mais stratégiques : dans un environnement politique hostile à la fois aux migrants (réfugiés, demandeurs d’asile ou autres catégories de migrants) et aux pratiques de sauvetage, l’affectation de ports éloignés mobilise toutes les ressources des équipages et expose les migrants à des risques supplémentaires, mettant à mal la faisabilité des opérations de SAR humanitaires.
Pour discuter de ces défis et de la manière dont les groupes humanitaires les affrontent, je m’appuie sur les données que m’a communiquées l’ONG SOS Humanity, qui exploite le navire de sauvetage Humanity 1 depuis 2022, et sur un entretien que m’a accordé le directeur général de SOS Humanity Till Rummenhohl en juin 2024, alors que Humanity 1 était amarré à Syracuse, en Sicile.
Changement d’approches
Le décret Piantedosi fait suite à une évolution opérée depuis dix ans dans l’approche du gouvernement italien en matière de SAR. Les changements législatifs et les pratiques associées ont remis en question à plusieurs reprises des principes internationaux bien établis. La Convention sur le droit de la mer oblige les marins à secourir un bateau en détresse qui se situe à proximité d’eux, et à débarquer les passagers secourus dans le port sécurisé le plus proche.
En 2014, l’Italie privilégiait le SAR. L’opération militaire et humanitaire Mare Nostrum du pays a secouru plus de 150 000 personnes en 12 mois, mais a pris fin face à l’insoutenabilité des coûts citée par l’Italie. Les missions ultérieures menées par l’agence européenne de gestion des frontières extérieures Frontex étaient de moindre envergure, réduisant ainsi l’importance du SAR, malgré le fait que les traversées se poursuivent en grand nombre et plusieurs travaux de recherches ayant réfuté l’idée que les navires de sauvetage agissent comme un facteur d’attraction.
Les organisations humanitaires étaient déjà actives en mer, mais en 2015-16, elles ont augmenté en nombre, intervenant pour combler cette lacune au niveau des capacités de SAR. Au départ, les équipages humanitaires ont été reconnus comme un élément crucial du réseau de gens de mer aidant les personnes en détresse et coopérant avec le CCSM italien. Cependant, depuis 2016-2017, de nombreux pays de l’UE ont criminalisé la migration et le sauvetage ; en Italie, les autorités ciblent les navires exploités par des ONG par des saisies de navires, des amendes et des lois restrictives. L’Italie a également fait appel à des pays tiers dans le cadre de la détention ou du traitement des migrants. D’une importance particulière pour les sauveteurs, le protocole d’accord de 2017 avec la Libye confie aux gardes-côtes libyens la mission d’appréhender les migrants en mer et de les ramener dans des centres de détention libyens aux conditions inhumaines.
Les déclarations associées reflètent la politisation du sauvetage. Le discours politique dominant redéfinit ce qui était autrefois des collaborations en activités criminelles, soutenant des versions des faits qui présentent les équipes de sauvetage et toute personne pilotant un navire de migrants comme des passeurs facilitant une migration « illégale », plutôt que comme des personnes agissant pour prévenir les décès en mer. Les mises sous séquestre de navires effectuées en application du décret Piantedosi alimentent ces représentations ; en vertu de cette loi, les navires exploités par des ONG remplissant des obligations internationales de sauvetage ont été détenus plus d’une douzaine de fois rien qu’en 2023.
Conséquences de la pratique des ports éloignés
Selon les données recueillies par SOS Humanity, en 2023-24, en vertu du décret Piantedosi, les 12 grands et 9 petits navires d’ONG opérant en Méditerranée centrale ont dû passer 653 jours supplémentaires et parcourir plus de 261 990 milles marins supplémentaires pour débarquer des migrants dans des ports désignés. Concrètement, cela signifie que si les autorités avaient assigné les navires à des ports plus proches, les migrants auraient débarqué et accédé plus rapidement aux procédures d’aide, d’asile et d’accueil. Les navires, à leur tour, auraient pu effectuer plus de sauvetages pendant le temps passé à traverser la Sicile et remonter la côte tyrrhénienne jusqu’à des ports aussi éloignés que Gênes, au nord.
Dans le cadre du système d’accueil italien, les nouveaux arrivants sont, en général, d’abord envoyés dans un centre de premier accueil à des fins d’identification. Ces grands centres de premier accueil ont été mis en place en 2015 aux frontières extérieures de l’UE pour prendre en charge un nombre record de migrants. Si leur demande de protection n’est pas immédiatement rejetée, ils sont envoyés dans un centre d’accueil situé dans l’une des 20 régions d’Italie, où ils séjournent en attendant une décision de protection.
Les responsables et les dirigeants politiques justifient l’attribution de ports éloignés en disant que les centres de premier accueil où les navires pourraient autrement débarquer sont pleins. Comme l’a expliqué Rummenhohl, « ils affirment qu’il s’agit d’un problème de logistique… ils ne peuvent pas toujours mettre à leur disposition le port le plus proche en Sicile, ce qui n’est pas faux en soi, il y a en effet beaucoup d’arrivées et les centres de premier accueil en Sicile se remplissent ». Toutefois, précise-t-il, les villes vers lesquelles les navires sont aujourd’hui envoyés n’ont souvent par les mêmes capacités que les centres de premier accueil, et les migrants pourraient donc devoir être transférés vers une autre région pour y être pris en charge.
L’approche des ports éloignés n’est pas approuvée à tous les niveaux. Lorsque le décret Piantedosi a été introduit, le commissaire européen aux droits de l’homme s’est dit préoccupé par le fait que « cela risque d’entraver la fourniture d’une assistance vitale par les ONG en Méditerranée centrale et, par conséquent, pourrait être contraire aux obligations de l’Italie en matière de droits humains et de droit international ».[1] De même, Amnesty International et d’autres organisations humanitaires soutiennent que cette pratique maintient illégalement en mer les survivants des naufrages, retarde le traitement des demandes de personnes connues pour être en quête de protection, et retarde l’accès à l’aide juridique, médicale et sociale.
Les risques de l’allongement des trajets
Les migrants qui traversent la mer fuient des situations de violence ou d’extrême précarité dans leur pays d’origine et, dans de nombreux cas, ils fuient aussi, de manière plus immédiate, la violence, les menaces et l’esclavage en Libye. Ces dernières années, entre 15 et 20 % de ces passagers étaient des mineurs, dont la plupart voyageaient seuls. Lorsqu’ils montent à bord de navires bondés et généralement inaptes à naviguer, ils ont déjà besoin de soins médicaux, d’une protection juridique et souvent de conseils ou d’un soutien en matière de santé mentale pour surmonter le traumatisme qu’ils ont subi.
Le voyage par la mer aggrave ce traumatisme ; à bord de petites embarcations affrontant la violence des flots sans grandes provisions, les migrants remettent leur vie en danger dans l’espoir de se mettre en lieu sûr en Europe. Les migrants secourus présentent souvent des signes de déshydratation et d’hypothermie ainsi que des brûlures et des irritations causées par le sel et le carburant sur leur peau. Au cours des neuf premiers mois de 2024, l’équipage de Médecins sans frontières (MSF) à bord du navire de sauvetage Geo Barents a pris en charge 273 survivants qui présentaient des symptômes graves, dont des blessures nécessitant des soins immédiats, ou des traumatismes psychologiques, dont des flash-back. Forcer les navires de sauvetage à entreprendre des trajets plus longs retarde l’accès des migrants aux soins dont ils ont besoin et peut exacerber leurs symptômes.
Implications pour les opérations de sauvetage
Compte tenu de la pénurie de moyens plus sûrs pour atteindre l’Europe, ces traversées se poursuivent et les sauveteurs doivent désormais tenir compte d’un nouvel ensemble de facteurs quand ils sont en mer. L’une des stratégies employées par Humanity 1 est, par exemple, de renforcer ses moyens juridiques. Rummenhohl m’a expliqué que deux avocats externes, intervenant en rotation, suivent chacune des missions du navire du début à la fin, et sont en communication quotidienne avec l’équipe à bord pour documenter et traiter la prise de décisions dans un environnement où chaque mouvement du navire est considéré comme suspect par les autorités.
Humanity 1 a adopté une approche globale du sauvetage et comprend déjà, par exemple, un coordonnateur des soins, un médecin, une sage-femme et un spécialiste de la santé mentale à bord. Son équipe inclut également un observateur des droits humains qui documente les incidents survenus pendant les opérations de sauvetage et de communication ou tout autre contact avec les autorités italiennes ou, parfois, lorsque des navires libyens menacent les navires de sauvetage. SOS Humanity collabore avec d’autres ONG pour documenter et analyser la distance parcourue, la consommation de carburant et d’autres aspects affectés par le décret Piantedosi, afin de comprendre les conséquences matérielles qu’ont les politiques de plus en plus restrictives, et d’y répondre.
Les coûts humains et matériels sont liés. L’allongement des trajets après un sauvetage implique un besoin accru de provisions de bord, notamment de la nourriture et de l’eau ainsi que des médicaments et des produits d’hygiène. Les coûts en carburant des ONG augmentent également. En 2024, Humanity 1 a passé plus de 36 jours supplémentaires en mer (si on calcule la différence de voyage entre le port le plus proche et le port éloigné assigné). Cet allongement des distances parcourues représente près de 80 000 € en frais de carburant seulement, soit des fonds qui n’ont pas contribué aux opérations de sauvetage, mais qui doivent plutôt être imputés aux retards imposés au débarquement. Cet effet est, encore une fois, stratégique. Fin 2024, MSF a retiré le Geo Barents de la Méditerranée centrale, affirmant que les lois et les politiques italiennes avaient rendu son travail impossible.[2]
Au-delà du sauvetage humanitaire
Ces accusations pourraient laisser penser que les États membres de l’UE ne reconnaissent plus le droit de la mer, ou que toute opération de sauvetage risque de faire l’objet d’une action en justice. En fait, l’un des aspects essentiels souvent passés sous silence dans la couverture médiatique et le débat politique est que les groupes humanitaires n’effectuent que 10 à 20 % du total des sauvetages en Méditerranée centrale au cours d’une année donnée. Jusqu’à 80 % des sauvetages sont effectués par les autorités italiennes. En 2023, les gardes-côtes italiens ont organisé 2 123 opérations de sauvetage coordonnées et secouru 106 582 personnes. Au cours de la même année, les équipes d’ONG ont, quant à elles, secouru collectivement un peu plus de 12 500 personnes.[3]
Pourtant, les sauvetages des gardes-côtes bénéficient d’une couverture beaucoup moins importante et ne sont pas soumis aux mêmes contraintes politiques ; les navires des gardes-côtes débarquent régulièrement des migrants dans les ports du sud dotés de centres de premier accueil, par exemple. Comme l’affirme SOS Humanity, cela démontre que l’État continue de reconnaître l’obligation de porter secours. Les gardes-côtes déclarent dans leur rapport annuel 2023 que : « fournir une assistance aux personnes en détresse en mer est une obligation juridique établie par le droit international coutumier et conventionnel. En vertu de la Convention SAR, les pays signataires sont tenus de veiller à ce que des dispositions soient prises pour fournir les services requis en matière de recherches et de sauvetage maritimes, et de prendre des mesures urgentes afin de garantir que l’assistance nécessaire soit apportée à toute personne en danger en mer ». De toute évidence, ce sont les changements de politique, et non l’évolution de la compréhension de l’obligation de porter secours ou du droit de demander l’asile, qui redéfinissent les dynamiques de sauvetage.
Recommandations
Le sauvetage d’un plus grand nombre de vies en mer peut être facilité par plusieurs acteurs, notamment dans trois domaines :
Primo, les traversées maritimes dangereuses et les défis actuellement rencontrés par les sauveteurs soulignent l’urgence pour les décideurs politiques de créer et de favoriser des voies sûres et des modes d’entrée pour les personnes qui demandent l’asile en Europe. Le programme de Couloirs humanitaires en est un exemple. Financé par l’UE et coordonné par un réseau d’organisations religieuses, ce programme a permis d’acheminer directement plus de 1 000 réfugiés vers l’Italie et la France. En outre, la réévaluation des quotas pour les visas de travail et d’études pourrait donner à davantage de personnes les moyens de rejoindre l’Europe sans avoir à entreprendre des voyages dangereux. On reconnaît généralement que les politiques qui limitent les moyens d’entrée légaux et sûrs ne dissuadent pas les personnes de franchir les frontières, mais les obligent plutôt à emprunter des routes plus dangereuses pour atteindre un lieu où elles peuvent trouver la sécurité et demander une protection.
Secundo, alors que ces traversées périlleuses se poursuivent, la Commission européenne devrait insister sur un retour à un modèle de SAR fondé sur la collaboration. Repenser le SAR comme un réseau de partenaires coopérant permettrait de faciliter les secours, de respecter le droit international et de garantir aux personnes qui risquent leur vie durant leur trajet en quête de protection les meilleures chances d’atteindre un lieu sûr et d’exercer leur droit de demander l’asile. Si la décriminalisation des sauvetages et la levée des restrictions imposées aux équipes humanitaires ne permettraient pas d’empêcher chaque décès en mer ni d’éviter que des personnes aient à entreprendre des traversées dangereuses, elles permettraient toutefois de sauver un plus grand nombre de vies.
Tertio, la couverture médiatique des traversées en Méditerranée devrait mettre en avant les réalités du sauvetage. L’attention portée aux équipes humanitaires alimente l’idée que les efforts de sauvetage et d’aide humanitaire posent un problème et favorise la confusion entre sauvetage et trafic, version des faits que le personnel politique en Italie et dans toute l’Union européenne a adoptée pour justifier la fermeture des frontières et empêcher les secours humanitaires Plutôt que de se concentrer exclusivement sur les navires exploités par des ONG, les journalistes devraient insister sur le contexte plus large dans lequel les gardes-côtes italiens secourent régulièrement des personnes en détresse et, dans le même temps, respectent les mêmes lois internationales que celles qui sont remises en cause par le ciblage des missions exploitées par des ONG. Une modification des narratifs sur les opérations de sauvetage peut, à son tour, contribuer à transformer d’autres discours problématiques qui présentent les migrants comme des criminels potentiels, des passeurs ou des victimes impuissantes de la traite d’êtres humains.
Les défis auxquels est aujourd’hui confronté le sauvetage humanitaire illustrent la façon dont les politiques affectent la réalité matérielle des traversées et du sauvetage en mer, ainsi que la politisation du RAS. Plaider en faveur de voyages plus sûrs et du sauvetage de vies exige d’affronter ces deux problèmes.
Eleanor Paynter
Maître de conférences stagiaire d’italien, d’études sur les migrations et les médias mondiaux, Université de l’Oregon.
epaynter@uoregon.edu
BlueSky : @eleanorbpaynter.net
Je tiens à remercier les membres de l’équipe de SOS Humanity pour leur collaboration et leur dialogue continu, qui ont éclairé cet article.
[1] « Le gouvernement italien devrait envisager d’abroger ce décret-loi, qui risque d’entraver les opérations de recherche et de sauvetage des ONG en mer », lettre de la commissaire européenne aux droits de l’homme Dunja Mijatović au ministre italien de l’Intérieur Matteo Piantedosi, 26 janvier 2023
[2] « MSF met fin aux opérations du navire Geo Barents mais s’engage à retourner en Méditerranée centrale », MSF, 13 décembre 2024
[3] Ces chiffres n’incluent pas les arrivées autonomes, par des bateaux arrivant directement en Italie.
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