- May 2025

En décembre 2024, les pays d’Amérique latine et des Caraïbes ont adopté une version actualisée du Processus de Carthagène, leur cadre régional de protection des réfugiés. Cependant, ce nouvel accord ne prévoit aucune mesure de coopération concrètes pour traiter le problème des itinéraires dangereux.
Comme dans d’autres régions, le flux migratoire le plus important et le plus permanent des Amériques va du sud vers le nord, avec les États-Unis comme principale destination. Par conséquent, les principales routes migratoires intra-régionales partent d’Amérique du Sud, traversent le Panama et l’Amérique centrale, et vont jusqu’au Mexique, où la frontière terrestre avec les États-Unis est devenue le principal point d’entrée (régulière comme irrégulière) en Amérique du Nord. Ces routes se rejoignent dans un goulot d’étranglement entre la Colombie et Panama : le bouchon du Darién, l’itinéraire le plus dangereux de la région.
Obstacles à la protection dans le bouchon du Darién
Le Darién est une région hostile du fait de ses caractéristiques naturelles inhospitalières et des risques pour la sécurité engendrés par la présence de gangs, de trafiquants de drogues et de groupes de guérilla. Jusqu’à récemment, seuls quelques explorateurs, chercheurs et journalistes chevronnés s’aventuraient dans le Darién. Cependant, ces dix dernières années, des vagues de migrants de plus en plus importantes traversent cette région pour se rendre au nord, en particulier aux États-Unis. Composé à l’origine majoritairement de Cubains et de Haïtiens, ce flux comprend désormais chaque jour des milliers de migrants d’origines diverses, dont des Équatoriens, des Congolais, des Chinois, des Afghans, et de manière notable, des Vénézuéliens. Cette tendance s’est accélérée du fait de la détérioration des crises politiques et économiques dans les pays d’origine des migrants, associée à des contrôles migratoires plus stricts mis en place en Amérique centrale sous la pression des États-Unis pour réduire l’afflux de migrants, qui, en réaction, ont commencé à rechercher d’autres itinéraires.
Le trafic d’êtres humains est devenu un commerce très rentable, et des organisations criminelles, comme le puissant groupe paramilitaire Clan del Golfo (« Clan du Golf »), font payer des sommes exorbitantes aux migrants pour les aider dans cette périlleuse traversée. Ces organisations promettent un voyage d’une journée seulement, mais la réalité est bien plus dure : les traversées durent souvent jusqu’à dix jours. Les migrants endurent des marches à pied exténuantes, des nuits passées dans la jungle, des traversées en bateau risquées, la soif et la faim. Les personnes qui souffrent de problèmes de santé, de blessures ou d’épuisement sont fréquemment abandonnées par leurs guides ou leurs compagnons de voyage. Il est malheureusement fréquent de trouver des cadavres ou d’être témoin de décès le long de cet itinéraire. Le risque de violences sexuelles est tellement élevé que beaucoup de femmes ont sur elles une contraception d’urgence (pilule du lendemain).
Les mouvements migratoires le long de ces itinéraires sont extrêmement mixtes et comprennent des migrations volontaires et forcées, ce qui représente un défi important en matière de protection internationale. Le HCR et les organisations humanitaires considèrent que la crise du bouchon du Darién est une responsabilité régionale plutôt qu’un problème que ne concerne que les pays directement touchés. Cependant, les gouvernements de la région peinent à établir des coopérations bilatérales ou des mécanismes multilatéraux pour assurer une protection internationale le long des itinéraires migratoires dangereux tels que le Darién. Cette inaction est largement due à l’instrumentalisation des politiques migratoires et à l’influence de la politique migratoire étasunienne. La pression exercée par plusieurs administrations étasuniennes sur les gouvernements latino-américains a notamment entravé la coopération régionale. Sur le plan bilatéral, la Colombie et le Panama privilégient leurs problèmes de sécurité intérieure par rapport à leurs obligations de protection internationale dans la région du Darién, où les institutions étatiques ont du mal à maintenir une présence constante.
Cartagena+40 et les itinéraires dangereux
L’Amérique latine et les Caraïbes possèdent une longue tradition de protection internationale dans le contexte des migrations forcées et de l’asile[1]. La Déclaration de Carthagène de 1984 a élargi la définition du réfugié au-delà de celle de la Convention sur les réfugiés de 1951, jetant les bases d’un cadre de protection régional. En 40 ans, le Processus de Carthagène a évolué pour devenir un régime de gouvernance qui mobilise les gouvernements, les organisations internationales et la société civile. La Déclaration de San José (1994) et les Déclarations et Plans d’action de Mexico (2004) et du Brésil (2014) ont renouvelé l’engagement de la région envers la solidarité. Bien qu’ils ne soient pas contraignants, ces cadres sont largement adoptés par les États et les acteurs des politiques migratoires qui traitent les questions relatives aux réfugiés et à l’apatridie[2].
Le 12 décembre 2024 à Santiago, au Chili, 40 ans après la Déclaration originale, le Processus Cartagena+40 (CAR+40) a abouti à l’adoption d’une nouvelle déclaration et d’un nouveau plan d’action visant à orienter les politiques de protection internationale de la région pour les dix prochaines années (2024-2034). Cependant, bien que le Processus CAR+40 ait permis d’actualiser et de faire avancer certains aspects relatifs à la protection internationale et à la gouvernance des migrations forcées au niveau régional, il n’est pas parvenu à mettre en place de mécanismes concrets pour traiter le problème des itinéraires dangereux. Dans son introduction, le Plan d’action du Chili [Document en espagnol] reconnaît ce problème, affirmant que :
« On observe que les personnes sont exposées à des risques croissants le long des itinéraires qu’elles empruntent, comme l’extorsion, l’enlèvement, les disparitions, la mort et la violence, notamment la violence basée sur le genre, le recrutement forcé, l’exploitation et la traite des personnes. »
Le document ajoute que :
« L’impact disproportionné sur les femmes, les enfants et les adolescents, ainsi que sur les personnes en situation de vulnérabilité qui représentent une part importante de la population en déplacement, est particulièrement inquiétant. »
Malgré cette forte reconnaissance des dangers associés à certains itinéraires migratoires, le Processus CAR+40 n’est pas parvenu à assurer une action régionale efficace. Bien que ce document ait réaffirmé les engagements individuels des États envers la protection des réfugiés dans les pays de transit (conformément au Pacte mondial sur les réfugiés), il n’est pas allé assez loin dans la mise en place de mesures d’application concrètes. En outre, conformément au chapitre 1(I), les États devraient « (d) Mettre en place des systèmes de suivi et d’enregistrement, notamment des systèmes biométriques… ; (e) Garantir des processus d’identification, de prise en charge, d’enregistrement et d’orientation en temps opportun… »[3]. Cependant, ces engagements se prêtent à la fois à des interprétations axées sur la sécurité et fondées sur les droits, et l’impact global du Processus CAR+40 est donc quelque peu ambigu.
Contribution des organisations de la société civile
Il est essentiel de reconnaître que les organisations de la société civile dédiées aux migrants et aux réfugiés jouent un rôle fondamental dans les efforts de protection et sont souvent les premières à intervenir pour répondre aux besoins de ceux-ci. Dans le cadre du Processus CAR+40, le Secrétariat technique a organisé trois consultations thématiques qui ont réuni non seulement des délégations gouvernementales, mais aussi d’autres acteurs importants, y compris des organisations de réfugiés et de personnes déplacées, des organisations de la société civile, le secteur privé et des organisations internationales appartenant au système des Nations Unies. Ces organisations ont été consultées sur cinq sujets afin d’orienter les politiques et de fournir une assistance immédiate.
Dans ce contexte, deux réseaux régionaux confessionnels (Red Jesuita con Migrantes et Red Clamor) ont adopté un document formulant des recommandations dans sept domaines thématiques[4]. Outre les cinq thématiques abordées lors de la consultation, ce document souligne deux autres aspects essentiels : premièrement, l’urgence de traiter la question des couloirs migratoires où la situation est critique, c’est-à-dire « où les personnes se trouvent dans une vulnérabilité extrême et subissent des violations des droits humains en raison de politiques d’endiguement » ; et deuxièmement, les mécanismes de participation, de coopération régionale, de mise en œuvre et de suivi du Plan d’action du Chili. Le Darién est spécifiquement mentionné au point 6, en tant que couloir migratoire posant des problèmes régionaux inévitables. Les recommandations appellent clairement à adopter une réponse régionale globale, en soulignant la nécessité de mettre en place une coopération entre les États pour : renforcer les institutions civiles plutôt que militariser les interventions ; présenter le Darién comme une partie intégrante d’un itinéraire continental plus vaste qui implique les pays d’origine, de transit et de destination, et qui nécessite par conséquent une stratégie régionale coordonnée ; établir des couloirs humanitaires dans lesquels les institutions gouvernementales travaillent en collaboration avec les organisations internationales pour privilégier les mesures de protection aux approches axées sur la sécurité.
Ces recommandations auraient pu permettre au Plan d’action de devenir une alternative solide et efficace, et d’offrir une solution viable aux insuffisances actuelles. Une stratégie régionale bien coordonnée (ancrée dans la coopération, les principes humanitaires et le soutien opérationnel) aurait pu contribuer non seulement à améliorer la protection des migrants, mais aussi à assurer une plus grande stabilité au niveau régional. En mettant en place une réelle collaboration, les États auraient pu passer d’interventions réactives et fragmentées à un cadre proactif et cohésif pour défendre les droits humains et garantir des itinéraires migratoires plus sûrs pour tous. Ces recommandations n’ont toutefois pas été intégrées aux documents finaux du Processus CAR+40.
Une occasion manquée
Par conséquent, la Déclaration et le Plan d’action du Chili n’ont pas introduit de mesures substantielles visant à traiter le problème des itinéraires migratoires dangereux au moyen de mécanismes régionaux. L’approche en vigueur reste donc inchangée : le HCR continuera d’exhorter les États à prendre des mesures individuelles, tandis que les organes étatiques indépendants, tels que les institutions nationales des droits humains, les médiateurs (défenseurs publics) et les ministères publics, agissant au côté des organisations humanitaires et de défense des droits humains, s’efforceront de combler les lacunes générées par le manque de coopération entre les États.
À l’avenir, il est essentiel de continuer de plaider en faveur d’engagements régionaux concrets qui donnent la priorité à la sécurité et à la protection des personnes empruntant ces itinéraires dangereux.
Gilberto M A Rodrigues
Professeur associé, université fédérale de l’ABC (UFABC) ; Chercheur, CNPq Brésil (Conseil national brésilien pour le développement scientifique et technologique) ; Membre, comité académique du Processus de Quito
gilberto.rodrigues@ufabc.edu.br
www.linkedin.com/in/gilberto-m-a-rodrigues-83872829/
Luiza Fernandes e Silva
Doctorante en Sciences humaines et sociales à l’UFABC
fernandessluiza@gmail.com
www.linkedin.com/in/luizafernandess/
Les deux auteurs sont membres du réseau de chaires académiques Sergio Vieira de Mello.
[1] Voir Forced Migration Review numéro 56, octobre 2017, ‘Latin America and the Caribbean: building on a tradition of protection’ [document en anglais] www.fmreview.org/latinamerica-caribbean/
[2] Rodrigues GMA (2021) ‘South America and The Cartagena Regime: A Comprehensive Approach to Forced Migration Responses’ in Carrera S and Geddes A (Eds) The EU pact on migration and asylum in light of the United Nations global compact on refugees: International experiences on containment and mobility and their impacts on trust and rights, European University Institute [document en anglais] bit.ly/south-america-cartagena
[3] Déclaration et plan d’action du Chili 2024-2034 [document en anglais] bit.ly/chile-2024-2034-en
[4] Proposals of Faith-Based Organizations for the construction of the Chile Declaration
and Plan of Action 2024-2034 (Cartagena+40), Rome, 2 juillet 2024 [document en anglais et en espagnol] bit.ly/final-cartagena-40-en bit.ly/final-cartagena-40-sp
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