- May 2025

Les itinéraires migratoires qui relient l’Afrique à l’Europe comptent parmi les plus meurtriers au monde. La reconnaissance du rôle clé que jouent les États dans la solution à ce problème est au cœur d’un nouveau Réseau de Points Focaux Nationaux pour les migrants disparus.
Selon le Projet Migrants Disparus de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), sur les plus de 70 000 personnes mortes ou disparues le long des itinéraires migratoires à travers le monde en 10 ans depuis 2014, plus de 31 000 cas ont été enregistrés en Méditerranée, et 16 000 sur le continent africain. Un autre rapport, préparé par le HCR, l’OIM et le Mixed Migration Centre, estime que, vu le nombre beaucoup plus important de migrants traversant le désert du Sahara comparativement à la mer Méditerranée, le nombre de personnes qui décèdent dans le désert doit représenter le double de celles qui périssent en mer. Il est évident que beaucoup cas ne sont pas signalés dans la mesure où de nombreux migrants perdent la vie au cours de trajets migratoires de plus en plus dangereux, se retrouvent victimes du trafic d’êtres humains ou disparaissent dans le cadre de détentions irrégulières. 2023 a été l’année la plus meurtrière enregistrée à ce jour, avec au moins 8 500 décès signalés le long des itinéraires migratoires du monde entier. Ce chiffre, malheureusement en hausse de 20 % par rapport à 2022, montre à quel point il est urgent d’agir pour la prévention de nouvelles pertes en vies humaines
Le sort de celles et ceux qui meurent ou qui disparaissent au cours de leur migration est rarement élucidé. La plupart sont enterrés dans des tombes anonymes dans les pays qu’ils traversaient ou dans leur pays de destination, et parfois leurs corps ne sont jamais retrouvés. Les conséquences sont catastrophiques pour leurs familles et les communautés restées dans leur pays d’origine. Celles-ci sont dans une incertitude permanente quant au sort de leurs proches, et elles sont confrontées à la stigmatisation, à des difficultés économiques dues à la perte de leur soutien familial, ainsi qu’à divers problèmes psycho-sociaux. En l’absence de solution adéquate de la part des États, ces problèmes peuvent vite devenir des vecteurs d’instabilité et de migration supplémentaires.
Tour d’horizon des rôles et des responsabilités des États
Si le droit international ne possède aucun cadre exhaustif d’obligations applicables à la question spécifique des migrants disparus, il contient néanmoins des dispositions relatives aux personnes disparues et à leurs familles. Le droit international humanitaire définit notamment l’obligation de recherche des personnes disparues et mortes dans le cadre d’un conflit armé. Le droit international des droits de l’homme (DIDH), notamment par le biais de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, oblige les États parties à prendre des mesures préventives, à enquêter sur les cas signalés, et à proposer des réparations aux victimes. En septembre 2023, le Comité des disparitions forcées a adopté la première Observation générale portant sur les disparitions forcées dans le contexte de la migration, qui souligne que le nombre croissant de migrants disparus comprend des victimes de disparitions forcées. L’interprétation d’autres traités relatifs aux droits de l’homme fait état d’obligations similaires. Celles-ci comprennent notamment l’élucidation du sort des personnes portées disparues, l’identification du lieu où se trouve leur corps, et la garantie que les États respectent les droits de ces personnes et de leurs proches[1]. Par ailleurs, l’interdiction des expulsions forcées en vertu du principe de non-refoulement, et de la détention d’immigrants sans enregistrement en bonne et due forme, ainsi que le droit des migrants détenus de contacter leurs proches ou un représentant légal, sont des principes du DIDH pertinents dans ce contexte. Bien que le droit international des réfugiés ne traite pas directement des personnes disparues, ses dispositions relatives au non-refoulement, au regroupement familial, à la protection des groupes vulnérables et aux principes humanitaires sont directement liées à la question des personnes disparues ou séparées de leurs familles.
Les États ont également entrepris d’élaborer des engagements politiques, des politiques et des pratiques de plus en plus spécifiques pour intensifier les efforts de prévention et de résolution des disparitions de migrants. Ces initiatives encouragent la création de cadres juridiques et institutionnels adéquats et efficaces, le partage de connaissances et de capacités techniques, et un renforcement de la coopération le long des itinéraires migratoires. Ces engagements reconnaissent qu’aucune initiative de prévention et de résolution des disparitions de migrants ne peut réellement aboutir sans l’intervention centrale des États dans la mesure où ceux-ci disposent de prérogatives uniques qu’aucun autre acteur ne peut exercer. Par exemple, l’identification d’une personne décédée est un acte juridique qui se fonde généralement sur une analyse scientifique que seules les autorités de l’État sont en droit d’effectuer. Les États détiennent également des informations capitales pour faciliter les efforts de recherche, comme des renseignements provenant de bases de données sur l’immigration ou de registres de détention. Enfin, les États disposent de ressources et de capacités uniques en matière de récupération et de prise en charge des personnes décédées et de recherches des personnes disparues, par le biais de leurs institutions chargées de faire appliquer la loi, ou de leur pouvoir d’adopter et de modifier des politiques et des pratiques qui permettent de prévenir ou de résoudre ces questions.
Au niveau continental, la Commission africaine des droits de l’homme et des Peuples a joué un rôle clé en 2021 en adoptant la Résolution sur les migrants et réfugiés disparus en Afrique et les conséquences sur leurs familles. Cette résolution énonce un large éventail de mesures que les États doivent adopter pour prévenir la disparition de migrants et gérer les multiples conséquences qu’ont ces disparitions sur leurs familles et leurs communautés. En septembre 2024, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a fait de même en adoptant une Résolution sur les Personnes migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile disparues – Un appel à clarifier leur sort. Ces initiatives montrent que pour de plus en plus d’États, il n’est plus envisageable de se désintéresser du décès ou de la disparition, si souvent évitable, de milliers de migrants.
Étude de cas : la Gambie
Comme dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest, la migration a profondément marqué la Gambie, qu’il s’agisse d’émigration, de passage migratoire ou d’immigration. Aujourd’hui, plus de 60 % de la population gambienne a moins de 25 ans. Le pays connaît un taux de chômage élevé, couplé à une situation de sous-emploi chez les jeunes, deux facteurs qui poussent beaucoup d’entre eux à partir à l’étranger en quête d’opportunités. L’histoire politique de la Gambie, marquée par 22 ans de répression sous l’ancien président Yahya Jammeh, a également contribué à cette émigration. Même si le climat politique s’est amélioré depuis 2017, certains problèmes systémiques persistants continuent d’alimenter l’émigration.
En l’absence de régularisation des migrations, les Gambiens empruntent souvent des trajets migratoires dangereux, en passant généralement par la Méditerranée centrale, via le Sénégal, le Mali, le Niger et la Libye, ou par la Méditerranée occidentale en traversant le Maroc en direction de l’Espagne. Ces itinéraires comportent de nombreux risques : traversée de zones désertiques extrêmes, embarcations surchargées, menace constante de la traite des êtres humains, travail forcé et exploitation, notamment en Afrique du Nord. Dans ces circonstances, de nombreux Gambiens n’atteignent jamais leur destination. Pour la seule année 2024, le ministère des Affaires étrangères a enregistré près de 50 cas de familles à la recherche de proches disparus. Selon Ebrima Drammeh, migrant gambien et militant bien connu, 1 608 Gambiens auraient ainsi disparu[2] en 2024 en tentant de rejoindre l’Europe par la Méditerranée. Les femmes et les enfants sont exposés à des risques supplémentaires, notamment en détention et lors d’expulsions sans protection juridique.
Le gouvernement gambien a reconnu que le sort de ses citoyens disparus à l’étranger constitue une priorité politique. En 2023, le pays a rejoint l’Alliance mondiale pour les disparus, une initiative lancée par la Suisse et le CICR en 2021. Cette alliance, qui compte désormais 13 États membres, sensibilise le public à la question des personnes disparues et des familles séparées, s’efforce de peser sur les interventions mondiales, et encourage les initiatives pour relever ce défi crucial. Pour sa part, la Gambie a commencé à renforcer ses cadres juridiques et institutionnels concernant les personnes disparues, ainsi que sa capacité d’action dans des domaines comme l’identification et le traçage ou la surveillance des frontières. Les autorités œuvrent également pour améliorer les opportunités de migration régulière afin d’atténuer les risques auxquels s’exposent les Gambiens en quête d’un avenir meilleur à l’étranger.
S’agissant plus spécifiquement des migrants disparus, la Gambie a créé un groupe de travail technique inter-agences spécialisé dans les migrants disparus. Cette organisation a développé des systèmes communautaires qui s’appuient sur les réseaux locaux et les organisations de la société civile afin de collecter des données ante mortem. Pour faciliter le partage d’informations, ces ressources utilisent des plateformes de communication numérique, comme des groupes WhatsApp, des chaînes de télévision en ligne gérées par des militants ou Facebook. Sur ces plateformes, les familles, les communautés et les organisations peuvent signaler des cas de disparition, partager des nouvelles et suivre le parcours de migrants disparus en temps réel. Même si cette initiative facilite la coordination et la collaboration des agences gouvernementales et des acteurs locaux, la vérification des informations communiquées et le soutien des familles concernées restent un défi de taille. Malgré tout, cette approche a le mérite de reconnaître le rôle essentiel que jouent les membres de la communauté, les militants et les groupes de la société civile pour faire face aux défis posés par la migration tout en sensibilisant l’opinion publique aux risques migratoires, et en proposant aux familles concernées une plateforme à travers laquelle elles peuvent demander de l’aide.
La Gambie a également créé des services de soutien psycho-social pour les familles de personnes disparues, et renforcé sa collaboration avec des organisations comme la Croix-Rouge de la Gambie, le CICR et l’OIM. Le pays a aussi créé un Groupe de travail national sur les migrants disparus, qui rassemble des institutions clés comme les ministères de la Justice, de l’Intérieur, de la Santé et du Genre, et la Croix-Rouge gambienne. Mais pour obtenir des résultats, comme l’élucidation des cas de ressortissants Gambiens disparus à l’étranger, ces mesures déployées au niveau national nécessiteraient une meilleure coopération entre les pays d’origine, de transit et de destination des migrants. Le Processus de Rabat répond à cette problématique en s’attaquant directement à la question des migrants disparus.
Processus de Rabat : transformer les recommandations en actions
Depuis sa création en 2006, le Processus de Rabat, dont le nom officiel est le Dialogue euro-africain sur la migration et le développement, constitue une plateforme importante qui favorise le dialogue et la coopération entre 57 pays partenaires et parties prenantes clés, dont l’Union européenne et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest. En rassemblant les pays d’origine, de transit et de destination d’Afrique centrale, d’Afrique de l’Ouest et du Nord et d’Europe, le Processus de Rabat offre aux décideurs politiques et aux praticiens un espace unique pour partager leurs connaissances et relever ensemble les défis que présentent la migration et le développement. Comprenant que pour être efficaces, les réponses apportées exigent une action coordonnée, il a joué un rôle déterminant dans l’élaboration de recommandations politiques et leur traduction en initiatives concrètes.
En accordant au CICR le statut d’observateur permanent en décembre 2022, le Processus de Rabat a voulu renforcer son engagement pour la protection des migrants vulnérables. Depuis, en étroite collaboration avec le Secrétariat, le CICR a joué un rôle central dans la transformation de ce dialogue en actions significatives fondées sur des principes humanitaires.
Dans le cadre de son initiative diplomatique sur les disparitions de migrants, la Suisse a, quant à elle, lancé en 2021 une discussion sur les personnes disparues dans un contexte de migration sous l’égide du processus de Rabat. Cette question a par la suite été intégrée au Plan d’action de Cadix 2023–2027, le plan d’action stratégique du Dialogue, en tant qu’étape clé. Dans le cadre de ce plan, les États membres conviennent d’établir des canaux de coordination transrégionaux, de partager avec les familles les informations qu’ils détiennent au sujet des personnes disparues (dans le respect des règles de protection des données), et de renforcer leurs efforts de coordination afin d’identifier les migrants décédés le long des itinéraires migratoires. Une discussion a ensuite été engagée lors d’une réunion thématique portant sur ‘les séparations familiales et les disparitions dans le contexte de la migration’, un événement tenu à Genève en 2023 et co-présidé par la Suisse et la Gambie. Cette rencontre a permis d’identifier les défis critiques, les bonnes pratiques et les enseignements tirés des actions de prévention des décès de migrants, de recherche des personnes disparues et de réunification des familles séparées. Les défis examinés comprenaient notamment le manque de fonctionnaires chargés de traiter ces questions, une lacune qui rend bien souvent toute coopération transnationale impossible. L’une des principales recommandations concernait par conséquent la création d’un Réseau de Points Focaux Nationaux.
Réseau de Points Focaux Nationaux
Le Réseau de Points Focaux Nationaux pour les migrants disparus, approuvé par les partenaires du Processus de Rabat, a été lancé en juillet 2024 par le CICR, la Suisse et la Gambie avec le soutien du Secrétariat du Processus de Rabat. Les membres de ce réseau se réunissent régulièrement de manière virtuelle afin de maintenir l’attention sur ce défi pressant et de mobiliser l’action gouvernementale pour tirer au clair le sort des migrants disparus et fournir à leurs familles des informations pertinentes. Le Réseau des points de contact cherche à tisser des liens entre les familles, les autorités et les organisations de soutien, en veillant à ce que les informations soient efficacement recueillies, partagées et exploitées, conformément aux normes élémentaires de protection des données. Il vise aussi à mobiliser les connaissances locales, les approches communautaires et la coopération transfrontalière coordonnée. S’appuyant sur des initiatives concrètes, ce réseau s’est, jusqu’à présent, concentré sur l’échange de bonnes pratiques avec les autorités de différents pays dans le cadre de la recherche et de l’identification de migrants disparus. Il a proposé des solutions pratiques ainsi que des enseignements clés pour doter les Points Focaux Nationaux d’outils et de connaissances leur permettant de surmonter la complexité des cas de disparition. Ce réseau est un modèle particulièrement utile pour répondre à la tragédie humanitaire des migrants disparus, mais il pourrait en outre éclairer des efforts similaires, comme ceux déployés en Afrique de l’Est dans le cadre du Processus de Khartoum. Les Points Focaux Nationaux relèvent généralement du ministère des Affaires étrangères ou sont en charge de la question de la migration. Leur rôle principal consiste à recevoir et à répondre aux demandes des autorités d’autres pays concernant des cas spécifiques, et de représenter leurs propres autorités dans les discussions qui portent sur les efforts de coopération ou sur des enjeux politiques. Dans le même temps, ces Points Focaux sont censés servir d’interlocuteurs aux familles de migrants disparus, y compris par le biais d’intermédiaires comme les Sociétés locales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. La participation des proches est essentielle tout au long du processus de recherche et d’enquête, même lorsque ceux-ci se trouvent à l’étranger. Les Points Focaux doivent avoir une bonne connaissance des politiques, des pratiques, et du rôle que jouent différentes autorités (police, services de surveillance des frontières, agents des services d’immigration, services pénitentiaires, experts médico-légaux, garde-côtes et autres acteurs) afin de pouvoir, si besoin, orienter efficacement les demandes vers les services appropriés.
En avril 2025, 20 pays partenaires du Processus de Rabat ont officiellement désigné un Point Focal National pour les migrants disparus, et d’autres pays devraient bientôt leur emboîter le pas. En juillet 2025, la Gambie accueillera une réunion thématique des pays partenaires du Processus de Rabat, qui sera coprésidée par la Suisse et correspondra à la thématique retenue pour la présidence nigériane du Dialogue. Les membres du réseau, ainsi que des organisations régionales et internationales, seront invités à participer et à contribuer aux discussions visant à renforcer la collaboration, à encourager la mise en place de solutions novatrices, et à renforcer le rôle que joue le réseau dans la résolution du défi humanitaire des migrants disparus.
Pour conclure, il est essentiel, au vu du nombre croissant de disparitions de migrants chaque année, de favoriser la collaboration entre États afin d’améliorer et de développer les politiques, les processus et les mécanismes. Le contexte migratoire occasionne des difficultés uniques dans la mesure où la recherche des personnes disparues doit s’effectuer dans différents pays. Les défis à relever nécessitent donc une approche coordonnée de la part des États des pays d’origine, de transit et de destination. La mission du Réseau de Points Focaux Nationaux pour les migrants disparus est d’apporter des réponses à ces défis et de proposer des solutions pratiques aux migrants disparus et à leurs familles.
Jana Röthlisberger
Responsable de programme, Département fédéral des affaires étrangères de la Suisse
Ndumbeh Saho
Directrice, Diaspora et migrations, Ministère gambien des affaires étrangères
Florian von König
Responsable mondial du plaidoyer, Agence centrale de recherche, CICR
Si votre gouvernement souhaite rejoindre ce Réseau et établir un Point Focal National pour les migrants disparus, veuillez contacter le Secrétariat du Processus de Rabat par e-mail à l’adresse suivante : rabatprocess@icmpd.org.
Cet article a été écrit avec le soutien du Secrétariat du Processus de Rabat, ICMPD, rabatprocess@icmpd.org.
[1] CICR (2023) Les personnes portées disparues et leurs familles : cadre juridique international, Genève
[2] The FATU Network (2025) ‘1,603 Gambian Migrants Died While Attempting to Reach Europe in 2024’ [document en anglais]
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