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De la criminalisation à la bureaucratisation : l’obstruction des États en mer
  • Marc Tilley
  • May 2025
Des obstacles juridiques et logistiques empêchent de nombreux navires d’ONG d’intervenir en Méditerranée. Crédit : Marc Tilley

Les États s’appuient de plus en plus sur des mesures bureaucratiques pour entraver les opérations de recherche et de sauvetage, marquant ainsi une évolution dans la criminalisation de la solidarité. Cette stratégie menace l’action humanitaire, contrevient aux obligations internationales, et fait peser une charge accrue sur le transport maritime commercial.

Dans le contexte de la gouvernance migratoire et de l’assistance humanitaire, la criminalisation désigne le recours au droit pénal pour sanctionner des personnes ou des organisations venant en aide aux personnes migrantes, souvent sous des chefs d’accusation tels qu’une aide à l’entrée irrégulière ou à la migration illégale. Cette approche a été largement adoptée par les États pour poursuivre en justice les ONG de recherche et de sauvetage (SAR), les travailleurs humanitaires et les acteurs de la société civile engagés dans des actes de solidarité avec les personnes migrantes.

En revanche, l’« administrativisation » (également appelée bureaucratisation) désigne le recours stratégique à des mesures administratives et réglementaires pour entraver les opérations de SAR et l’assistance humanitaire, sans engager de poursuites pénales officielles. Ces mesures comprennent des exigences excessives en matière de licence, des fermetures arbitraires de certains ports, des immobilisations de navires sous prétexte d’inspections de sécurité, ainsi que des sanctions financières, autant d’éléments qui créent une insécurité opérationnelle et juridique pour les ONG. Alors que la criminalisation implique des poursuites judiciaires directes et comporte un risque d’emprisonnement, la bureaucratisation contourne les garanties juridiques du droit pénal en imposant des contraintes réglementaires indirectes, mais tout aussi obstructives, pour permettre aux États de dissuader les activités de SAR tout en évitant le contrôle juridique et les réactions publiques. Le passage de la criminalisation à la bureaucratisation représente une évolution des tactiques des États qui facilite une répression continue des acteurs humanitaires sous un vernis de légalité. Cette évolution a des répercussions profondes tant sur le droit humanitaire que sur le secteur maritime dans son ensemble, en déléguant directement ou indirectement la gouvernance migratoire à des instances administratives, et en réduisant de fait l’accès aux droits et aux recours juridiques traditionnels prévus dans le cadre des procédures pénales.

L’évolution de la criminalisation

La criminalisation des acteurs humanitaires en Europe a été largement façonnée par deux principaux facteurs : d’une part, l’absence de solidarité européenne en matière de répartition équitable des nouvelles arrivées sur le territoire de l’Union européenne, ainsi que des ressources nécessaires pour garantir des conditions d’accueil dignes ; et d’autre part, la résurgence d’un discours anti-immigration dans les sphères politique et publique, exacerbée par la soi-disant « crise des réfugiés » de 2015. Des recherches menées par la Plateforme pour la coopération internationale pour les migrants sans-papiers (PICUM) ont mis en évidence une augmentation constante de la criminalisation des personnes apportant une aide aux personnes migrantes, en particulier depuis 2015. Entre 2015 et 2019, au moins 171 personnes dans 13 États membres de l’Union européenne ont fait l’objet de poursuites judiciaires pour des actes de solidarité, notamment pour avoir fourni de la nourriture, un hébergement ou un moyen de transport à des migrants. Ces poursuites visaient principalement les opérations de SAR dans le couloir de la Méditerranée centrale, entre l’Afrique du Nord et les États d’Europe du Sud, où le nombre de traversées était le plus élevé durant cette période[1].

L’exemple le plus emblématique de criminalisation a eu lieu en 2017, lorsque l’affaire de la Iuventa a illustré l’usage abusif du droit pénal pour réprimer les opérations humanitaires de recherche et de sauvetage. S’appuyant sur des éléments de preuve politisés, des irrégularités de procédure et une utilisation délibérément détournée des dispositions légales, les autorités italiennes ont accusé l’équipage du navire Iuventa ainsi que plusieurs ONG de SAR d’avoir facilité la migration irrégulière[2]. Après une bataille juridique de sept ans, marquée par de multiples retards liés à l’absence de preuves et à de graves irrégularités de procédure, le tribunal de Trapani a rejeté toutes les charges le 19 avril 2024[3]. Il s’avère que l’accusation n’avait pas correctement informé les prévenus de certaines étapes critiques de la procédure, portant atteinte à leur droit à la défense. Les audiences préliminaires sont restées fermées aux observateurs indépendants, malgré la divulgation publique de l’identité des prévenus, en violation des garanties d’un procès équitable. Le ministère italien de l’Intérieur, agissant en tant que partie civile, a présenté des allégations non fondées de traite des êtres humains, que le juge a ensuite écartées de manière informelle. Des écoutes téléphoniques ont été utilisées sans justification juridique suffisante, et des éléments de preuve essentiels ont été mal traduits, portant préjudice aux personnes engagées dans le SAR. L’État a également demandé des peines excessives sur la base de l’article 12 de la loi sur l’immigration, en invoquant des circonstances aggravantes ayant fortement alourdi les peines, malgré l’absence de tout profit financier ou de préjudice causé aux personnes migrantes.

Les autorités italiennes ont instrumentalisé l’article 12 et le train de mesures relatives aux passeurs de l’Union européenne[4] pour criminaliser les efforts de SAR, en exploitant des définitions juridiques vagues et le caractère discrétionnaire de l’exemption humanitaire prévue par ce cadre afin de cibler sélectivement les personnes engagées dans les opérations de sauvetage. De par les restrictions territoriales de cette exemption, l’aide apportée avant que les personnes migrantes ne mettent le pied sur le sol italien n’est pas protégée, en dépit d’obligations claires en droit maritime international et en matière de droits humains. En procédant ainsi, l’Italie a réussi à contourner ses obligations internationales en matière de sauvetage tout en renforçant sa politique de refoulement. Une décision en attente de la Cour de justice de l’Union européenne pourrait clarifier que l’aide humanitaire ne constitue pas un crime, mais cette affaire illustre néanmoins une tendance plus large : celle des autorités à manipuler les cadres juridiques pour réprimer l’action de la société civile.[5]

Obstruction par la voie bureaucratique

Ces dernières années, les États ont eu de plus en plus recours à des mesures administratives pour entraver les activités de SAR. Plutôt que de criminaliser directement les ONG de SAR, les gouvernements ont mis en place des exigences complexes en matière de conformité, imposé des restrictions arbitraires d’accès aux ports, et procédé à des saisies de navires sous couvert de la réglementation liée à la sécurité. Entre 2018 et 2020, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) a documenté plus de 50 cas de navires de SAR ayant été immobilisés, empêchés de prendre la mer ou soumis à des inspections excessives sur la base des lois maritimes nationales. Le décret Piantedosi (décret-loi n° 1/2023) en Italie, par exemple, impose aux navires des ONG de se diriger directement vers le port assigné après chaque sauvetage, ce qui limite de fait leur capacité à effectuer plusieurs opérations au cours d’une même mission, tout en les soumettant à des inspections portuaires particulièrement strictes. Si des préoccupations légitimes en matière d’environnement et de sécurité justifient un certain encadrement réglementaire, la nature discriminatoire et prolongée de ces inspections ciblant systématiquement les navires d’ONG (qui ne représentent qu’une minuscule portion du trafic maritime à destination ou en provenance de l’Italie et de Malte) révèle des motivations politiques sous-jacentes, visant clairement à réduire le temps que ces navires peuvent consacrer aux opérations de sauvetage et de débarquement des personnes migrantes[6].

Cette bureaucratisation de l’obstruction a eu de graves conséquences. Les obstacles juridiques et logistiques ont en effet conduit à une diminution du nombre de navires d’ONG pouvant opérer en Méditerranée. Fin 2024, seuls quelques navires et avions de reconnaissance étaient encore actifs, contre 41 déployés au plus fort des opérations de SAR en 2018. Bon nombre de ces navires sont régulièrement bloqués dans les ports en raison de procédures administratives, tandis que d’autres ont été contraints de suspendre leurs activités en raison d’incertitudes financières et juridiques. Parmi ces derniers figure le Geo Barents de MSF, dont les opérations ont pris fin en décembre 2024. MSF a attribué cette décision à la répression persistante exercée par les autorités italiennes, qui ont immobilisé le navire pendant 160 jours au cours des deux années précédentes, y compris en juin 2023,lorsque l’équipage avait été sommé de se rendre à La Spezia, dans le nord de l’Italie, pour y débarquer 13 personnes rescapées, alors que ce navire pouvait accueillir jusqu’à 600 personnes[7]. De la même manière, l’Autorité italienne de l’aviation civile a renforcé les restrictions pesant sur les missions de reconnaissance, en interdisant les vols d’avions appartenant aux ONG. Ces limitations portent gravement atteinte aux capacités de recherche aérienne, pourtant essentielles pour repérer les embarcations en détresse et coordonner une réponse rapide.

Un autre exemple marquant est le procès intenté à Malte contre Claus Peter Reisch, capitaine du navire de sauvetage Lifeline appartenant à une ONG, à la suite du sauvetage et du débarquement de 234 personnes à Malte. L’affaire reposait sur des allégations selon lesquelles le navire aurait été incorrectement enregistré et n’aurait pas disposé des licences requises pour mener des opérations de recherche et de sauvetage. Les autorités ont affirmé que le certificat international de bateau de plaisance, délivré par les Pays-Bas, ne constituait pas une immatriculation officielle au regard du droit néerlandais. L’accusation a soutenu que le navire n’avait pas d’État du pavillon reconnu, rendant ainsi ses opérations illégales. En outre, les autorités ont invoqué l’article 4(2)(a) de la loi maltaise sur les ports et la navigation maritime, qui interdit à tout navire sans licence valide d’exercer des activités commerciales. Le tribunal a estimé que le Lifeline avait navigué dans les eaux territoriales maltaises sans l’autorisation nécessaire, bien qu’il effectuait des opérations humanitaires de SAR et non de transport commercial. Le fait que l’accusation se soit concentrée sur des exigences en matière de licence, généralement applicables au transport maritime commercial, montre comment les cadres réglementaires ont été détournés pour cibler spécifiquement les ONG de SAR. Cette interprétation technique des obligations relatives à l’État du pavillon a servi de fondement pour la saisie du navire pendant plus d’un an, période durant laquelle le Lifeline est tombé dans un état de délabrement avancé faute d’entretien adéquat. Lorsque le capitaine Reisch a finalement été acquitté plus d’un an plus tard, son navire n’était plus considéré comme apte à la navigation, contraignant l’ONG à le vendre et à chercher un nouveau navire à un coût financier considérable. Bien qu’elles aient perdu en appel, les autorités maltaises ont atteint leur objectif punitif à l’encontre des défenseurs des droits humains en Méditerranée[8].

Une hausse des décès et l’érosion des droits

Le retrait des navires de SAR est directement lié à une hausse des décès en mer. Selon le Projet Migrants Disparus de l’Organisation internationale pour les migrations, plus de 29 800 personnes sont mortes ou ont disparu en Méditerranée entre 2014 et mai 2024, ce qui en fait la route de migration la plus meurtrière au monde. Le lien qui existe entre la baisse des capacités de SAR et la hausse de la mortalité est frappant. Alors que les obstacles juridiques et administratifs imposés par les États ont progressivement contraint les navires de SAR à cesser leurs opérations, les taux de mortalité ont fortement augmenté, et ce malgré une nette diminution du nombre total de traversées. L’absence de navires humanitaires dédiés n’empêche pas les tentatives de traversée ; elle augmente en revanche considérablement le risque que ces personnes ne périssent avant d’atteindre un lieu sûr. Avec le recul du nombre d’ONG de SAR actives en Méditerranée, les navires commerciaux sont de plus en plus sollicités pour combler ce vide, assumant des responsabilités vitales pour lesquelles ils ne sont ni équipés ni formés. Cette situation exerce une pression considérable sur l’industrie maritime, contraignant les opérateurs et leurs équipages à gérer des dilemmes juridiques et logistiques susceptibles d’avoir des conséquences économiques importantes.

La tendance à la bureaucratisation soulève également de sérieuses inquiétudes quant à l’érosion des droits fondamentaux. La Cour de justice de l’Union européenne a statué que les inspections portuaires menées par l’État doivent être justifiées par des préoccupations claires en matière de sécurité et ne peuvent être utilisées pour entraver les activités de SAR[9]. Néanmoins, les autorités nationales continuent d’exploiter les cadres réglementaires pour freiner les opérations de sauvetage. Des affaires récentes portées devant les tribunaux européens mettent en lumière la précarité du cadre juridique auquel sont confrontés les acteurs du SAR, alors que les autorités imposent des exigences de conformité changeantes qu’il est difficile de contester en temps réel.

La bureaucratisation de l’obstruction aux opérations de SAR ne constitue pas uniquement une préoccupation humanitaire, mais un problème systémique qui affecte la sécurité maritime et la prévisibilité juridique. Si rien n’est fait, elle risque de banaliser l’usage d’outils administratifs pour saper les droits fondamentaux, établissant ainsi un précédent qui pourrait s’étendre à d’autres domaines de l’action humanitaire et de la société civile. Puisque les États membres de l’Union européenne participent à la définition des normes juridiques mondiales, leur recours à des obstacles administratifs contre les opérations de SAR pourrait encourager des tactiques similaires ailleurs dans le monde, transformant en profondeur le cadre de l’assistance humanitaire en mer.

 

Marc Tilley
Conseiller indépendant en politiques et pratiques migratoires, ancien coordinateur du plaidoyer opérationnel pour le SAR et chercheur au Centre pour l’action humanitaire en mer
marctilley@hotmail.com
X : @TilleyMarc

 

[1] EU Agency for Fundamental Rights (2024) Search and Rescue Operations and Fundamental Rights – June 2024 Update [document en anglais]

[2]Crew of migrant rescue boat acquitted in Italy after seven-year ordeal, The Guardian, 19 avril 2024 [document en anglais]

[3] European Center for Constitutional and Human Rights (2023) Legal Request Written by Francesca Cancellaro: Summary Prepared by the From Sea to Prison Project [document en anglais].

[4]En vertu du train de mesures relatives aux passeurs, toute personne qui aide sciemment un ressortissant d’un pays tiers à entrer, transiter ou séjourner sans autorisation dans l’Union européenne ou à y résider contre rémunération est passible de sanctions, sauf si cette aide est apportée pour des raisons humanitaires. bit.ly/migrant-smuggling [document en anglais].

[5] OHCHR (2021) “Lethal Disregard”: Search and rescue and the protection of migrants in the Central Mediterranean Sea bit.ly/lethal-disregard [document en anglais]

[6] EU Agency for Fundamental Rights (2024) Search and Rescue Operations and Fundamental Rights – June 2024 Update [document en anglais]

[7] Médecins Sans Frontières, « MSF met fin aux opérations du navire Geo Barents mais s’engage à retourner en Méditerranée centrale », 13 décembre 2024

[8] Jugement du Tribunal des magistrats à Malte, L’affaire Claus Peter Reisch, capitaine du MV Lifeline (14 mai 2019)

[9] Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (2021) Un appel de détresse pour les droits de l’homme Des migrants de moins en moins protégés en Méditerranée

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