Le maintien de réseaux familiaux locaux, régionaux et transnationaux est une stratégie que les personnes déplacées utilisent pour faire face à des conditions de déplacement prolongées. Ces réseaux peuvent permettre l’accès à une aide humanitaire, à des ressources socio-économiques, à un soutien psychosocial et à des opportunités de mobilité, mais pas toujours. Dans cet article, nous examinons le déplacement prolongé des réfugiés syriens en Jordanie, alors qu’ils sont limités dans leur mobilité et qu’ils utilisent les réseaux familiaux pour nourrir encore l’espoir de quitter le pays, de se rapprocher, d’être parmi ou de rejoindre des réseaux familiaux « ailleurs ». Cependant, ces aspirations restent presque toujours inassouvies et demeurent des avenirs idéalisés, des « imaginaires » d’une vie qui ne se concrétisera probablement jamais. Il s’agit donc de pratiques qui renforcent l’importance de ces réseaux familiaux et affirment la capacité d’action des réfugiés dans un contexte où ils sont « coincés » plutôt que de véritables voies concrètes vers une solution durable[1].
Le séjour des près d’un million de réfugiés syriens en Jordanie se prolonge de plus en plus, et les solutions durables – retour dans la sécurité et la dignité, intégration locale ou réinstallation dans un pays tiers – restent hors de portée pour la plupart d’entre eux. Moins de 35 000 Syriens sont rentrés de Jordanie ; la Jordanie continue d’offrir un soutien aux Syriens en tant qu’ « invités » plutôt qu’en tant que résidents à long terme ou permanents ; et les taux de réinstallation des Syriens sont très faibles, puisque seuls 176 000 d’entre eux ont été réinstallés à travers le monde, dont une infime partie provenant de Jordanie[2]. Nos recherches indiquent que seuls 16 % d’entre eux ont demandé l’asile et la réinstallation en dehors de la Jordanie[3]. Malgré ces obstacles, de nombreux Syriens de Jordanie continuent à discuter activement de leurs aspirations à la mobilité vers l’étranger, même s’il est extrêmement improbable qu’elles se concrétisent.
Je veux vraiment déménager au Canada, en Grande-Bretagne ou en Amérique. Ils disent que les jeunes là-bas ont de nombreuses possibilités d’emploi à leur disposition. Qu’ils ont une assurance maladie s’ils tombent malades. Ma sœur est en Amérique maintenant ; elle y est depuis quatre ans. Elle dit que la vie y est belle, sauf qu’il est difficile d’être une étrangère car la famille et les proches lui manquent. La vie là-bas est formidable, surtout en ce qui concerne les soins médicaux. Ce n’est pas comme les difficultés et les souffrances auxquelles les gens sont confrontés ici en Jordanie. (Syrienne réfugiée en Jordanie)
Les aspirations à la mobilité révèlent la capacité d’action des individus. Ils expriment des désirs quant à leur propre avenir, une vie avec leur famille, un travail décent, des possibilités d’éducation et des soins de santé accessibles et abordables. Ils expriment une vision de « la belle vie » dans laquelle ils peuvent se forger une existence épanouie et satisfaisante dans un pays où l’état de droit est la norme, plutôt que sous un régime autoritaire. C’est un avenir qui offre un contraste énormément avec leur situation présente, ce qui rend particulièrement difficile l’aspiration à un avenir aussi diamétralement différent.
En outre, ces aspirations à la mobilité reconnectent et renforcent les réseaux familiaux par le truchement de futurs partagés et imaginés. Même – et peut-être surtout – lorsqu’ils ne peuvent pas se rencontrer en personne, les réfugiés utilisent les aspirations à la mobilité pour renforcer l’importance et la place des réseaux familiaux et de leurs membres.
Imaginer l’ailleurs
Les États-Unis d’Amérique, le Canada, l’Europe (y compris le Royaume-Uni et les pays scandinaves) et l’Australie sont les destinations de relocalisation de choix les plus populaires parmi les personnes que nous avons interrogées. Quatre-vingt-dix pour cent d’entre elles ont déclaré qu’elles souhaitaient reprendre contact avec des réseaux familiaux en dehors de la Jordanie et les raviver. Des commentaires tels que celui-ci sont relativement fréquents : « Nous envisageons de déménager, mais nous n’en avons pas les moyens. Nous n’avons pas de pays particulier en tête, mais nous choisirions la Grande-Bretagne si nous le pouvions ». Une autre personne déclare : « La Grande-Bretagne est mon pays préféré, mais si j’avais la possibilité de déménager dans un autre pays comme le Canada ou l’Allemagne, je le ferais ». Ces destinations nord-américaines et européennes mal définies, voire interchangeables, nous ont été décrites avec des images vagues et idéalisées d’une vie et de modes de vie meilleurs, avec des jardins et des parcs, de meilleures opportunités de travail et de rémunération, et de bonnes possibilités d’éducation. Une femme déclare : « Je veux que mes enfants retournent à l’école. Je n’ai pas les moyens de les envoyer dans des écoles privées en Jordanie… J’aimerais pouvoir déménager en occident pour que mes enfants aient une meilleure éducation ». Les Syriens que nous avons sondés et interrogés ont couramment exprimé ce type de sentiments.
Ces idées provenaient souvent de parents qui vivaient déjà sur place. Les commentaires des personnes interrogées étaient souvent précédés de « Mes proches déjà en Grande-Bretagne [ou dans n’importe quel autre pays] nous disent… ». Grâce aux médias sociaux, aux appels téléphoniques et aux réseaux familiaux, les membres de la famille partagent une image de la vie à l’étranger qui est peut-être peinte sous un jour trop positif et qui cache certains des inconvénients et des défis rencontrés. Par exemple, l’un d’eux déclare : « Ma cousine est au Danemark. Elle ne paie pas de loyer. Le gouvernement leur apporte un soutien pour tout ». Ce membre de la famille semble avoir toutefois oublié de dire que le gouvernement danois a été particulièrement dur avec les Syriens, menaçant même d’en renvoyer certains de force.
Ce genre de déclarations révèle peu de choses sur les intentions de migration, mais beaucoup sur la nature transnationale de ces réseaux familiaux. Ces déclarations révèlent également la manière dont les réfugiés peuvent exister et existent simultanément dans plusieurs endroits : ils résident physiquement en Jordanie mais imaginent être plus proches d’un membre de leur famille qu’ils aiment beaucoup, être pris en charge et être soulagés du poids écrasant de leur sort de personnes en situation de déplacement prolongé en Jordanie. Comme l’un d’entre eux l’a déclaré : « J’aimerais pouvoir aller au Canada… Ma sœur au Canada a obtenu la nationalité canadienne au bout de quatre ans, et elle dit que la vie là-bas est différente. Ses enfants sont tous scolarisés, ils se débrouillent très bien. Ici, en Jordanie, j’ai l’impression de perdre mes fils ».
Le cas d’Umm-Baha
Le cas d’Umm-Baha révèle la nature de ces aspirations à la mobilité qui placent la personne au cœur du processus de décision, et la manière dont ces pratiques renforcent les réseaux familiaux.
Umm-Baha est une femme mariée de Daraa, dans le sud de la Syrie. Elle s’approche de la cinquantaine d’années, a neuf enfants et est mère au foyer. Lorsque le conflit a commencé, elle et sa famille ont envisagé de se rendre en Jordanie, en supposant qu’ils reviendraient au bout de deux ou trois mois. La Jordanie a été leur premier choix car le mari d’Umm-Baha connaissait bien le pays pour y avoir souvent voyagé et c’était l’option la plus proche. Le mari et les quatre fils aînés d’Umm-Baha ont commencé à se préparer pour le voyage en Jordanie et il était prévu qu’elle et le reste des enfants suivent plus tard.
Les décisions d’Umm-Baha concernant la mobilité ont été dictées par sa crainte pour la sécurité de ses enfants : elle avait peur de rester en Syrie avec eux, peur de faire le voyage et de les mettre en danger, et peur de se retrouver dans un nouvel endroit où elle ne pourrait pas les aider comme ils en avaient besoin. Par conséquent, elle ne voulait pas quitter la Syrie. Elle a toutefois changé d’avis lorsque l’une de ses filles a été victime d’une agression sexuelle et que plusieurs de ses fils ont été arrêtés par le régime d’Assad. Après leur libération, les fils d’Umm-Baha étaient plus que jamais déterminés à partir pour la Jordanie.
Au départ, Umm-Baha et cinq de ses enfants se sont installés près d’Irbid, dans le nord de la Jordanie, leur loyer était couvert par le Conseil norvégien pour les réfugiés. Ils auraient aimé vivre plus près du centre-ville, mais le loyer, l’eau et l’électricité étaient trop onéreux. Sur les conseils de leurs proches, ils ont déménagé dans la ville voisine de Ramtha. Huit des neuf enfants vivent maintenant à Ramtha, et le mari, les parents et les frères et sœurs d’Umm-Baha s’y trouvent tous à moins de cinq minutes à pied les uns des autres.
Malgré la proximité d’une grande famille élargie en Jordanie, Umm-Baha rêve régulièrement d’une vie meilleure hors de Jordanie. Les conditions économiques en Jordanie sont difficiles, et tous les membres de la famille doivent travailler ensemble pour joindre les deux bouts. Sa sœur, son beau-frère et leurs enfants ont été réinstallés aux États-Unis et ils restent en contact ce qui incite aussi Umm-Baha à réfléchir aux possibilités d’améliorer sa propre vie. Lorsqu’on lui demande si elle a l’intention de rester en Jordanie, elle répond : « Non. La vie n’est pas bonne pour mes garçons ici. Je pense à un pays autre que la Syrie qui offrirait un meilleur environnement à mes garçons ». Cependant, toutes véritables possibilités de migration ultérieure sont vouées à l’échec car son fils aîné marié refuse de se rendre en Europe et que ses petits-enfants ne pourraient pas l’accompagner en raison des restrictions liées au regroupement familial. Umm-Baha craint qu’une poursuite de la migration, quelle qu’elle soit, n’aboutisse à une séparation de la famille.
À un moment donné, Umm-Baha a recueilli des informations auprès de sa famille et de ses amis qui se trouvent aux États-Unis dans le but de concrétiser ses aspirations à la mobilité. Ils lui ont conseillé de les rejoindre, et elle a donc demandé aux membres de sa famille dans ces pays de soumettre les documents nécessaires à un regroupement familial. Mais ensuite, nous dit-elle, « j’ai remarqué qu’ils s’excusaient et faisaient trainer les choses en disant que c’était trop long et trop compliqué. Nos relations se sont distendues. Je n’arrête pas de demander des nouvelles au HCR, mais ils disent que notre demande est dans la file d’attente ».
Comme le démontre l’histoire d’Umm-Baha, la mobilité n’est pas une trajectoire simple et linéaire façonnée uniquement par la présence de la famille. Au contraire, les mobilités sont ancrées dans les expériences passées, soumises aux réalités présentes et informées par des espoirs futurs et des scénarios imaginés. Le type de réseau familial que les personnes souhaitent cultiver, leurs perceptions du rôle que joue le partage d’informations et la confiance au sein de ces réseaux familiaux sont autant d’éléments qui contribuent à façonner la mobilité des personnes.
Conclusions
Les discussions sur le déplacement prolongé, la mobilité et les solutions durables n’accordent souvent que peu d’attention aux désirs, à l’imaginaire et aux aspirations des réfugiés eux-mêmes. Pourtant, les « imaginaires de la migration[4] » méritent qu’on s’y attarde car ils sont largement partagés par tous les réfugiés et sont très révélateurs des manières d’être et d’appartenir, notamment en ce qui concerne les réseaux familiaux. Ils révèlent également la manière dont les individus deviennent des protagonistes actifs dans le contexte d’un déplacement prolongé, dans des circonstances où, sans cette échappatoire, leur capacité d’action pourrait être limitée ou étouffée.
La réinstallation est une option durable, mais elle n’est accessible qu’à un petit nombre. En l’absence d’une option viable à long terme, la mobilité peut exister dans plusieurs lieux et espaces en même temps. Les aspirations à la mobilité permettent au protagoniste de contracter ou d’élargir ses réseaux familiaux à volonté, sans coûts financiers. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour établir dans quelle mesure les aspirations à la mobilité ont des effets positifs qui dépassent les réseaux du réfugié ou de la famille, et peuvent notamment amener à une amélioration de la santé mentale ou du bien-être physique.
Sarah A Tobin sarah.tobin@cmi.no
Professeure, Directrice de recherche, Institut Chr. Michelsen
Fawwaz Momani fawwazm@yu.edu.jo
Professeur en suivi psychologique, Université de Yarmouk
Tamara Adel Al Yakoub tamara@yu.edu.jo
Professeure adjointe d’administration publique, Université de Yarmouk
Rola Faris Al-Massad rolamasad80@yahoo.com
Candidate doctorante en suivi psychologique, Université de Yarmouk
[1] Certains des arguments avancés dans cet article sont approfondis dans Tobin S A, Etzold B, Momani F, Al Yakoub T A, Al-Massad R F et Shdefat A G (à paraître) « Ambivalent entanglements : Syrian refugees’ network relations and (im)mobilities in protracted displacement » dans Ahrens J and King R (Eds) Onward Migration and Multi-sited Transnationalism : Complex Trajectories, Practices and Ties, Cham : Springer.
[2] Resettlement at a Glance: January-December 2019 www.unhcr.org/protection/resettlement/5e31448a4/resettlement-fact-sheet-2019.html
[3] Tobin S A, Knudsen A J, Momani F A, Al Yakoub T et Al-Jarrah R (2020) « Figurations of Displacement in Jordan and beyond : Empirical findings and reflections on protracted displacement and translocal connections of Syrian refugees », TRAFIG Working Paper No 6: BICC
[4] Bolognani M (2016) « From myth of return to return fantasy: a psychosocial interpretation of migration imaginaries », Identities 23(2):193-209 https://doi.org/10.1080/1070289X.2015.1031670