Skip to content
L’accord UE-Turquie : qu’advient-il de ceux qui retournent en Turquie?

Le 18 mars 2016, la Turquie et l’Union européenne (UE) ont fait une déclaration conjointe. Les dirigeants politiques se sont mis d’accord pour renvoyer en Turquie tous ceux qui ont effectué une traversée vers les iles grecques par des moyens irréguliers et ils se sont également mis d’accord pour empêcher l’arrivée de nouveaux demandeurs d’asile par mer ou par terre – tout cela en échange d’une libéralisation des conditions d’obtention de visas de l’UE pour les citoyens turcs, d’une aide financière et d’un programme de réinstallation dans l’UE pour les Syriens de Turquie (sur la base d’une personne renvoyée pour chaque autre personne réinstallée). Cet accord a été critiqué par les universitaires et les organisations de défense des droits humains parce qu’il réduit à néant toute possibilité d’accès à des procédures d’asile équitables et efficaces. La capacité de l’accord de réduire l’immigration irrégulière a également été remise en question[1]. Et pour finir, aucune organisation indépendante n’a été mandatée pour contrôler la situation relative aux droits humains des individus qui sont renvoyés aux termes de cet accord.

Les personnes en Grèce qui risquent d’être expulsées

La plupart de ceux qui en Grèce risquent d’être expulsés vers la Turquie ont encore des procédures d’asile en attente de résolution. En conséquence, et malgré l’importance symbolique de l’accord UE-Turquie, le 9 janvier et pour une période de neuf mois, seuls 777 individus (principalement des hommes) auront été renvoyés en Turquie depuis les iles grecques de Lesbos, Chios, Kos et Samos ; la majorité d’entre eux des Pakistanais (404), suivis par des Algériens (72), des Afghan (64) et des Syriens (42)[2].

Les demandeurs d’asile qui se trouvent en Grèce peuvent être renvoyés en Turquie dans quatre cas de figure : premièrement, lorsqu’ils n’ont pas déposé de demande d’asile en Grèce ou qu’ils l’ont retirée; deuxièmement, lorsque des personnes décident en cours de déplacement de demander un retour assisté ; troisièmement, lorsque la demande d’asile a fait l’objet d’un rejet ; et quatrièmement, lorsque la demande d’asile a été jugée « inadmissible » en Grèce pour des raisons de forme – c’est-à-dire, au motif que la Turquie est « un premier pays d’accueil sûr » (un endroit où l’individu a été reconnu comme réfugié ou qu’il y bénéficie d’une protection suffisante) ou qu’elle est « un pays tiers sûr » (à savoir que la Turquie est parfaitement en mesure d’assurer la protection de l’individu renvoyé). Même si les autorités grecques affirment que 39 Syriens se sont portés volontaires pour retourner en Turquie et que 521 non-syriens ont été renvoyés parce qu’ils n’avaient pas exprimé leur intention de demander l’asile (ou qu’ils avaient retiré leur demande), l’UNHCR (l’agence des Nations unies pour les réfugiés), Amnesty International, des journalistes et des universitaires ont documenté de graves problèmes concernant les possibilités d’accès à l’asile de ces personnes pendant leur séjour en Grèce. La légalité du renvoi lorsqu’une demande d’asile est jugée « inadmissible » fait encore l’objet d’une dispute devant les tribunaux grecs. Les organisations de défense des droits humains et de l’asile ont unanimement documenté le fait que la Turquie ne saurait être considérée comme un pays de premier asile ou un pays tiers sûr.

Parce que la Turquie a ratifié la Convention de 1951 sur les réfugiés en l’assortissant d’une limitation géographique, la loi turque ne prévoit qu’une protection temporaire et particulièrement faible pour les Syriens, les Afghans, les Pakistanais et tous les ressortissants de pays africains. Et pourtant, même cela n’est pas appliqué avec efficacité et la Turquie ne respecte ni le droit des demandeurs d’asile ni celui des réfugiés[3]. Préalablement à la conclusion de l’accord UE-Turquie, Amnesty et Human Rights Watch avaient fourni des preuves démontrant que la Turquie violait le principe du non-refoulement en expulsant des Syriens vers la Syrie, en tirant sur des Syriens qui voulaient entrer dans le pays et en renvoyant des centaines de demandeurs d’asile vers l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie, en leur niant leur droit d’accès à une assistance juridique et à l’asile[4].

Au cours d’opérations de retour depuis la Grèce, des fonctionnaires de l’États et de Frontex ont confisqué les téléphones de ceux qui étaient renvoyés en Turquie. Aux termes de l’accord UE-Turquie, ceux qui sont renvoyés se sont donc trouvés dans l’incapacité de communiquer avec le monde extérieur et en conséquence on en sait très peu sur leurs circonstances et le respect de leurs droits humains après leur retour. En dépit des demandes effectuées par plusieurs organisations non-gouvernementales (ONG), le gouvernement turc n’a pas fourni d’informations complémentaires sur le statut actuel et la localisation de ceux qui ont été renvoyés aux termes de l’accord. Sur la base des rapports limités du HCR, d’une Délégation du parlement européen, de Human Rights Watch, d’Amnesty International, de Gerda Heck, une chercheure universitaire, et de plusieurs ONG en Turquie, il apparait clairement que ceux qui ont été renvoyés ont – entre autres choses – éprouvé beaucoup de difficulté à récupérer leurs effets personnels après leur retour[5].

Les non-syriens renvoyés de force en Turquie

Dans le cas d’individus expulsés qui ne sont pas Syriens, des questions surgissent à propos, premièrement de leur détention et de leur privation d’accès à la protection et à l’assistance juridique en Turquie, et deuxièmement, de leur expulsion ultérieure ou « secondaire », et de leur refoulement.

Une fois arrivés en Turquie, la police et les fonctionnaires de Frontex transfèrent tous ceux qui ne sont pas syriens vers des camps de rétention turcs, principalement vers le centre de rétention de Pehlivanköy (situé à 50 kilomètres à l’extérieur de Kırklareli une ville frontière à l’ouest de la Turquie). Suite à des entretiens avec des personnes renvoyées aux termes de l’accord, une délégation de trois parlementaires européens est arrivée à la conclusion qu’aucun des réfugiés interrogés à Pehlivanköy n’avait eu la possibilité de déposer une demande d’asile, que ce soit en Grèce ou en Turquie[6]; ces personnes renvoyées ont également indiqué qu’elles n’avaient pas la moindre idée de ce qui leur arrivait et qu’elles n’avaient reçu aucune information depuis leur arrivée en Turquie.

Malgré les difficultés pour obtenir accès aux centres de rétention, une ONG turque appelée The Bridging Peoples Association a réussi à documenter les conditions de détention à l’intérieur du centre de rétention de Pehlivanköy[7]. Les portes des cellules des détenus ne sont ouvertes que trois fois par jour pendant une courte pause pour les repas. Après chaque pause, les détenus ont droit à moins d’une heure d’exercice avant d’être renvoyés dans leurs cellules. Dans leurs cellules les détenus n’ont accès à aucun moyen de communication avec le monde extérieur – pas de téléphone, de télévision, d’internet, de journaux ou de livres. En dehors des cellules, les moyens de communication et d’information sont limités et pratiquement uniquement disponibles en turc. En outre, les personnes renvoyées se plaignent de la nourriture de mauvaise qualité, de l’isolation et de services de santé inadéquats. Dans la mesure où le centre est géré par une société de sécurité privée, les détenus se trouvent fréquemment dans l’impossibilité d’établir un contact avec les autorités turques pour déposer plainte ou demander des informations.

En Turquie, l’accès aux avocats et par là-même à la protection est très inégal ou entièrement inexistant. Selon Gerda Heck, un groupe de cinq demandeurs d’asile congolais qui avaient été expulsés aux termes de l’accord ont été informés par le personnel du centre de rétention qu’ils n’avaient pas la possibilité de demander la protection internationale en Turquie parce qu’ils avaient été expulsés depuis l’Europe. Depuis avril 2016, les organisations turques de défense des droits humains, comme Refugee Rights Turkey, Mülteci-Der et The Bridging Peoples Association, n’ont réussi à obtenir qu’un accès très limité aux personnes renvoyées. Les avocats turcs doivent connaitre les noms des personnes renvoyées s’ils veulent pouvoir les visiter à Pehlivanköy. Pour les personnes renvoyées, la seule possibilité de communication est au moyen d’une ligne fixe dans les zones communes du centre de rétention mais dans la mesure où ils sont habituellement enfermés dans leurs cellules il leur est très difficile de pouvoir effectuer des appels téléphoniques.

Le principal objectif de la rétention des personnes renvoyées est de préparer leurs documents de voyage pour leur expulsion ultérieure vers les pays dont ils sont ressortissants[8]. Un Ivoirien, dont le retour de Grèce en Turquie le 4 avril 2016 a été suivi par Gerda Heck, a été consécutivement expulsé de Turquie le 19 mai à destination de la Côte d’Ivoire. En Grèce, Yusuf (son nom a été modifié) s’était enregistré auprès de la police turque comme souhaitant demander l’asile mais aurait eu ses papiers confisqués par les fonctionnaires de Frontex avant son expulsion vers la Turquie ; Yusuf a bénéficié d’un meilleur accès à l’information concernant les mécanismes de protection en vigueur en Turquie que les autres personnes renvoyées (grâce à ses contacts avec un chercheur universitaire) mais il a néanmoins été expulsé de Turquie en Côte d’Ivoire sans avoir vu un avocat et avant que les autorités turques n’aient statué sur son statut de protection.

Un ancien officier de police pakistanais – une connaissance d’un jeune Pakistanais renvoyé aux termes de l’accord – a indiqué que des jeunes hommes sont détenus au Pakistan suite à leur expulsion de Turquie. Seize hommes expulsés de Turquie le 22 décembre 2016 ont été détenus, et ensuite libérés le 2 janvier 2017, mais seulement après avoir versé chacun 10 000 roupies (environ 95 $US).

Suite à l’accord avec l’UE, la Turquie a commencé à ajouter des pays supplémentaires à sa liste d’accords de réadmission en démarrant des négociations avec le Nigéria, le Yémen et le Pakistan. Un accord de réadmission entre la Turquie et le Pakistan a été ratifié à peine quatre jours après l’entrée en vigueur de l’accord UE-Turquie. Les textes de ces accords de réadmission ne sont pas disponibles au public, ce qui bien entendu soulève des préoccupations concernant les garde-fous légaux mis en place contre le refoulement « en chaine ».

Les Syriens expulsés

Les ressortissants syriens qui sont renvoyés en Turquie ont jusqu’ici été transférés à Adana, où ils ont été retenus dans le camp de Düziçi dans la province turque d’Osmaniye, à 200 kilomètres d’Alep. Officiellement, les Syriens ne sont détenus que pour des motifs de vérification d’identité et de sécurité. Toutefois, les personnes renvoyées ont été détenues à Düzici sans avoir été informées des raisons ou de la durée de leur détention et sans accès à des soins médicaux adéquats. Malgré les promesses données par les autorités turques pendant le processus de recrutement en Grèce, selon lesquelles les demandeurs d’asile obtiendraient en deux ou trois jours des documents d’identité et que ceux qui avaient des membres de famille en Turquie seraient réunis avec eux, 12 Syriens (et notamment quatre enfants) se sont vus arbitrairement détenus pendant trois semaines à leur arrivée en Turquie[9] . Pour les ressortissants syriens détenus à Düzici obtenir l’accès à des avocats et à la protection temporaire conférée par l’asile s’est avéré difficile. En dépit des amendements effectués à l’intention des Syriens à la Réglementation turque sur la protection temporaire, Amnesty International a signalé que certains Syriens renvoyés de Grèce avaient été privés d’accès à un avocat en Turquie et qu’ils n’avaient pas été adéquatement informés des modalités de protection temporaire en vigueur en Turquie. Même si ces personnes renvoyées ont été libérées et transférées dans d’autres villes turques après quelques semaines, les conditions de détention dans le camp de Düzici étaient tellement mauvaises qu’une Syrienne accompagnée de ses quatre enfants a préféré demander d’être renvoyée en Syrie plutôt que de rester en Turquie.

Suivi des retours

Parallèlement au retour des demandeurs d’asile de la Grèce vers la Turquie, l’accord UE-Turquie a également préparé la voie de l’expulsion de ressortissants de pays tiers depuis d’autres États membres de l’UE vers la Turquie. Toutefois, parce qu’aucune agence indépendante n’est en mesure de vérifier ce qui se passe, les responsables politiques n’ont qu’une connaissance très approximative de ce qu’il advient des personnes suite aux programmes de retour forcé ou assisté. Il est important de remarquer, par exemple, que sur cinq demandeurs d’asile congolais que l’UE avait expulsés vers la Turquie le 4 avril 2016 et qui ont été suivis, quatre se trouvaient à nouveau à l’intérieur de l’UE. Sans droit au travail et sans statut de protection permanente en Turquie, ces jeunes hommes et femmes ont à nouveau risqué leur vie en traversant la mer Égée. Des éléments comme celui-ci remettent en cause en grande partie le raisonnement sur lequel s’appuie l’accord UE-Turquie. Le suivi après expulsion par des organisations indépendantes de défense des droits humains peut contribuer à évaluer l’influence des retours forcés ou assistés dans le cadre des politiques de migration de l’Europe.

 

Sevda Tunaboylu Msevdatunaboylu@hotmail.com
Étudiante en master, Université de Pompeu Fabra www.upf.edu

Jill Alpes m.j.alpes@gmail.com
Chercheure post-doctorat, Vrije Universiteit d’Amsterdam www.vu.nl; Chercheure détachée, CERI Sciences Po Paris www.sciencespo.fr

Les sources citées dans certaines notes spécifiques sont également les sources d’autres données présentées dans cet article.



[1] Di Bartolomeo A (avril 2016) EU Migration Crisis Actions with a focus on the EU-TR agreement Migration Policy Centre http://cadmus.eui.eu/bitstream/handle/1814/40925/RSCAS_MPC_2016_04.pdf?sequence=1; Spijkerboer T (septembre 2016) Fact Check: Did the EU-Turkey Deal Bring Down the Number of Migrants and of Border Deaths? https://www.law.ox.ac.uk/research-subject-groups/centre-criminology/centreborder-criminologies/blog/2016/09/fact-check-did-eu

[2] Données provenant d’un site internet de la police grecque : www.astynomia.gr/newsite.php?&lang=

[3] Amnesty International Turquie :des réfugiés syriens ont été libérés de leur détention: www.amnesty.org/en/documents/eur44/4124/2016/fr/ (en français); Kingsley P et Abdulatif E ‘Syrians returned to Turkey under EU deal ‘have had no access to lawyers’’, 16 mai 2016 www.theguardian.com/world/2016/may/16/syrians-returned-to-turkey-after-eu-deal-complain-of-treatment

[4] AI (2015) Europe’s Gatekeeper: Unlawful Detention and Deportations of Refugees from Turkey www.amnesty.org/en/documents/eur44/3022/2015/en/; Human Rights Watch ‘Turkey: Syrians Pushed Back at the Border’, 23 novembre 2015 www.hrw.org/news/2015/11/23/turkey-syrians-pushed-back-border   

[6] European United Left/Nordic Green Left (GUE/NGL) rapport sur la Délégation en Turquie, 2-4 mai 2016 www.guengl.eu/uploads/news-documents/GUENGL_report_Situation_of_refugees_since_EU-Turkey_deal_2016.05.10.pdf

[7] Voir note 9 plus Bridging Peoples Association, Communiqué de presse sur le centre de rétention de Pehlivanköy, 4 mai 2016 www.halklarinkoprusu.org/en/

[8] Commission européenne (8 décembre 2016) Quatrième rapport sur les progrès réalisés dans le cadre de la déclaration UE-Turquie, p5: https://ec.europa.eu/neighbourhood-enlargement/sites/near/files/20161208-4th_report_on_the_progress_made_in_the_implementation_of_the_eu-turkey_statement_en_0.pdf

[9] Amnesty International Turkey: Syrians returned from Greece, arbitrarily detained, 19 mai 2016 www.amnesty.org/en/documents/eur44/4124/2016/en/

 

DONATESUBSCRIBE