Derrière le statut juridique, les besoins humains

A l’avenir, les humanitaires doivent s’attendre à des flux de nature plus mixte défiant toute catégorisation rigide et demandant une intervention humanitaire basée sur la communauté des besoins en matière d’assistance et de protection.

Les dilemmes qui caractérisent l’assistance des personnes se déplaçant en «flux mixtes» font depuis longtemps l’objet de débats, que ce soit le besoin et la manière de définir des catégories de personnes en mouvement, comment accéder aux personnes les plus vulnérables, leur porter assistance et garantir leur protection, ou encore comment aider les personnes sans papiers.

Suite au conflit libyen, les humanitaires se sont retrouvés confrontés à des politiques et des pratiques nationales qui se traduisaient par des carences en matière de protection et d’assistance pour les réfugiés et les demandeurs d’asile, de nombreux obstacles à la prestation de services même les plus essentiels et/ou la criminalisation, la détention et le risque de refoulement. Même face aux flux mixtes qui fuyaient la Libye, un certain nombre d’États et d’organisations ont adopté une «une intervention en situation de migration» à caractère généraliste, recourant à des catégories rigides, déterminées en fonction des facteurs ayant prétendument motivé la migration des personnes concernées. Cette approche risquait cependant de limiter les interventions en faveur de groupes particuliers, même si de nombreuses personnes présentaient des besoins semblables et avaient urgemment besoin d’assistance et de protection. Plutôt que d’être avant tout définies par les politiques migratoires des États, les interventions envers de telles populations en mouvement doivent être basées sur des politiques et des pratiques établies à l’égard des réfugiés et des demandeurs d’asile, portant entre autres sur les conditions d’accueil, la détermination du statut, l’assistance, l’accès aux services essentiels, l’identification des personnes vulnérables et l’adoption de mesures de protection.

L’intervention «standard» lancée dans les États voisins face au nombre colossal de personnes fuyant le conflit libyen a eu des conséquences humanitaires de grande portée pour les personnes cherchant la sécurité comme moyen de survie. Alors que les conflits faisaient rage, parmi les personnes qui se trouvaient prisonnières des tirs croisés se trouvaient des réfugiés originaires de pays d’Afrique subsaharienne, des demandeurs d’asile en route vers l’Europe qui risquaient d’être arrêtés et maltraités dans les centres de détention libyen, des migrants à la recherche de meilleures opportunités économiques et bien d’autres groupes encore. Le conflit n’a fait que compliquer les mouvements de population, ainsi que la définition des catégories de personnes en mouvement. Fuyant vers l’Italie, Malte ou la Tunisie, les personnes ont été accueillies dans des conditions médiocres en Europe et ont reçu une assistance inadaptée dans les camps de transit tunisiens. En conséquence, certaines des personnes se retrouvant sans secours en Tunisie sont en fait retournées dans une Libye ravagée par les conflits pour y solliciter un statut plus favorable: la protection temporaire accordée dans le sud de l’Europe aux personnes arrivant directement de Libye.

Plusieurs mouvements de population concurrents ont entraîné une certaine fluidité dans la catégorisation des personnes en mouvement, de leur statut et de leur accès subséquent à l’assistance et à la protection. Les Libyens en fuite se sont vu accorder une protection au titre de réfugiés, après avoir souvent risqué leur vie pour trouver un refuge sûr ; les migrants fuyant les tortures en centre de détention, les risques d’attaque en tant qu’étrangers ou le conflit lui-même étaient simplement catégorisés comme «ressortissants de pays tiers», et donc inéligibles pour le même niveau de protection, que ce soit dans les pays voisins ou dans le sud de l’Europe.

Toutefois, d’autres éléments sont venus interférer avec les besoins humanitaires et de protection des réfugiés et des migrants pendant et après le conflit libyen. Comme les politiques migratoires des États membres de l’UE étaient devenues plus restrictives et cherchaient à contenir le flux de réfugiés et de migrants en Libye, des patients de Médecins Sans Frontières (MSF) ont signalé des pratiques de détention systématique, de refoulement et de mauvais traitement des personnes en mouvement. Même avant la guerre en Libye, ces populations se trouvaient déjà dans une situation fragile caractérisée par une migration difficile, des conditions de détention inhumaines en Libye et des violences liées au trafic illicite des personnes.

Pendant le conflit, dans une situation complexe entraînant l’application simultanée du droits des réfugiés et du droit humanitaire international (sans mentionner le droit international des droits de l’homme), le statut des personnes déjà présentes dans des flux mixtes évoluait rapidement en fonction des progrès du conflit armé, de l’emplacement géographique des personnes ou de leur détention forcée. Selon le moment, les non ressortissants pouvaient être catégorisés comme civils, réfugiés, demandeurs d’asile, ressortissants de pays tiers ou simplement personnes en détresse sans possibilité de retourner là d’où elles venaient. Cette complexité de la catégorisation des populations «mixtes» en mouvement au cours du conflit s’est traduite par une intervention générale qui prêtait peu d’attention aux besoins médicaux, humanitaires et de protection individuels.

Dans le camp de Lampedusa comme dans le camp de Shousha en Tunisie, peu d’efforts ont été faits pour répondre aux besoins humanitaires individuels des personnes. Les conditions de vie restaient de médiocre qualité, probablement pour éviter de créer un facteur d’attraction pour les personnes migrant hors de Libye. MSF a dénoncé l’impact de ces mauvaises conditions de vie et l’absence de services relatifs à la santé physique et mentale des populations fuyant la Libye.[1]  Pour une organisation telle que MSF, l’un des plus grands défis à venir concerne la prestation de services de santé aux réfugiés et migrants en contexte urbain, dans les contextes ouverts ou les contextes de mouvement continu. Il est plus que jamais nécessaire de procéder à un profilage plus élaboré de la santé des migrants et réfugiés si nous souhaitons travailler efficacement dans de tels contextes en constante évolution, par exemple en définissant comment aborder la torture et les mauvais traitement dans les flux mixtes en tant que besoin sanitaire et besoin humanitaire.

En l’absence de catégories précises pour les personnes en mouvement et leurs besoins immédiats, l’intervention humanitaire générale face à ces flux mixtes a été définie dès le début comme «une intervention en situation de migration», ce qui a eu un impact significatif sur les acteurs qui sont intervenus pour fournir l’aide et l’assistance. Par exemple, l’Organisation internationale pour la migration a rapatrié les ressortissants de pays tiers dans le cadre des mesures «de protection» visant à éviter une éventuelle crise humanitaire dans les pays voisins. Parallèlement, une ambiguïté plus générale régnait quant aux responsabilités et obligations juridiques relatives de l’UNHCR, des États d’origine et des diverses autorités libyennes envers les ressortissants étrangers coincés dans le pays.

Catégorisation élusive ou besoin humanitaire ?

La réalité sur le terrain s’est traduite par des interventions très différentes destinées aux mêmes populations dans des lieux différents, ces interventions se basant sur des suppositions concernant le statut des personnes en fonction de leur emplacement actuel ou de leur origine nationale. Les autorités italiennes ont différencié les influx en provenance de Libye et de Tunisie, les Libyens ayant la possibilité d’accéder aux procédures d’asile tandis que les Tunisiens pénétraient sur le territoire en tant que «migrants économiques». Les conditions d’accueil et l’accès aux services, dont les soins de santé, dépendaient de la nationalité et du port de départ, instaurant ainsi une discrimination basée sur des catégories juridiques et politiques rigides plutôt que sur les besoins humanitaires. Nous devrions nous demander s’il est acceptable, sur le plan juridique et éthique, que les États et les organisations chargées de la protection puissent s’en remettre à de telles catégorisations lorsque le résultat final est de voir des «catégories» entières de personnes abandonnées à elles-mêmes, victimes de négligence dans un moment de grand besoin.

Témoin de la situation restrictive dans laquelle se trouvaient les personnes en mouvement alors que le conflit s’intensifiait, MSF a remis en question la logique de l’intervention militaire européenne en Libye guidée par la doctrine de la responsabilité de protéger alors même qu’un grand nombre de personnes fuyant la Libye se voyaient refuser la protection accordée aux réfugiés en Europe. [2]

Lorsque la gestion de la migration va à contre-courant de l’assistance et de la protection, les carences laissées par les États et les organisations mandatées soulèvent aussi de nombreuses questions concernant les acteurs de l’aide. La crise libyenne de 2011 a mis les humanitaires dans une position où ils devaient atténuer l’impact d’une politique plus globale de non-intervention face aux besoins aigus des personnes déplacées par le conflit qui formaient un flux de migration mixte. De telles politiques ont risqué de provoquer le refoulement des plus vulnérables, sans parler des impacts sanitaires et humanitaires significatifs pour les autres personnes en mouvement. En tant qu’acteurs de l’aide œuvrant auprès des réfugiés et des migrants, ne devrions-nous pas appeler à l’élaboration d’une approche plus cohérente entre la protection pendant les conflits et la protection des réfugiés accordée à l’échelle mondiale, lorsque les personnes déplacées forment des flux mixtes?

Alors que la complexité des déplacements ne cesse de s’accroître, il est de plus en plus risqué que les États adoptent une intervention standard face aux flux migratoires mixtes. Les organisations humanitaires, les organisations chargées de la protection et les autres qui désirent venir en aide aux réfugiés et aux migrants devront apprendre à intervenir en contextes de transit, ouverts ou urbains (et en centre de détention) pour répondre aux différents besoins de protection et d’assistance de ces différentes catégories de population. Parallèlement, les humanitaires n’auront d’autre choix que de continuer à exiger une plus grande réactivité de la part des États, sans quoi nous risquons de perdre de vue les personnes les plus vulnérables dès que les efforts pour porter assistance à des flux mixtes sont réduits à une simple intervention face à une «migration».

 

Tarak Bach Baouab Tarak.bach.baouab@amsterdam.msf.org est conseiller en affaires humanitaires, Hernan del Valle Hernan.del.valle@oca.msf.org est directeur du plaidoyer et des communications opérationnelles, Katharine Derderian Katharine.derderian@brussels.msf.org est conseillère humanitaire et Aurélie Ponthieu Aurelie.ponthieu@brussels.msf.org est conseillère humanitaire spécialiste du déplacement chez Médecins Sans Frontières www.msf.org



[1]  Pour de plus amples informations, consultez les documents d’information de MSF sur http://tinyurl.com/MSF-BP-3May2011  et http://tinyurl.com/MSF-BP-24June2011

 

[2] MSF, «Lettre ouverte concernant les civils fuyant la Libye pour l’Europe», 19 mai 2011,

http://tinyurl.com/MSF-openletter-19May2011

 

 

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