Migration et révolution

Le printemps arabe n’a pas radicalement modifié les schémas de migration en Méditerranée, et l’étiquette « crise de la migration » ne rend pas compte d’une réalité composite et stratifiée.

Dès l’émergence de soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen Orient, les médias et les politiciens européens se sont inquiétés à la perspective de voir déferler un  « raz de marée » de Nord-africains sur l’Europe. Ces prédictions sensationnalistes ne s’appuyaient sur aucune base scientifique, et nous ne devrions pas trouver surprenant qu’elles ne se réalisent pas.   

La migration, sous ses différentes formes, a néanmoins joué un rôle déterminant dans les soulèvements qui se sont propagés à travers ces régions. Les files de véhicules qui fuient les villes et villages assiégés en Lybie, les travailleurs émigrés en attente de rapatriement dans les centres de rétention en Egypte et en Tunisie, les bateaux qui échouent sur l’île de Lampedusa et dans lesquels s’entassent des Tunisiens et des Africains subsahariens  cherchant à traverser la mer Méditerranée, et le retour au Caire de nombreux émigrés et étudiants universitaires qui veulent se joindre aux manifestations sur la place Tahrir, ne sont que quelques exemples pour montrer comment a eu lieu cette intersection entre la mobilité humaine et les événements en Afrique du Nord.

Certains phénomènes récents de migration ne peuvent pas être réduits à un simple effet secondaire des révolutions. Les liens potentiels entre, d’un côté la réduction des possibilités de migration d’Afrique du Nord vers l’Europe (du fait de la crise économique et de l’intensification des contrôles aux frontières) qui s’accompagne pour les jeunes défavorisés et privés de droits d’un sentiment d’exclusion et de mécontentement, et de l’autre, les manifestations dans les rues en Tunisie, en Egypte, en Lybie, en Algérie et au Maroc, méritent un examen plus attentif.

Comme point de départ, il apparaît utile de distinguer entre les soulèvements eux-mêmes, et la transition et consolidation subséquentes des nouveaux régimes politiques. Une telle distinction permet une vision  plus claire à la fois des schémas de mobilité, des modes d’intersection entre migration/déplacements forcés et soulèvements populaires à travers le temps et aussi  des modèles d’engagement qui ont été adoptés par les agences internationales dans une situation politique si rapidement changeante, qui sinon risqueraient de se perdre sous l’étiquette générique de « printemps arabe ».   

Depuis la rive nord

« En 2011, L’UE a raté une opportunité historique de démontrer son attachement envers les fondements sur lesquels elle s’est construite. C’est comme si nous leur avions dit : « C’est fantastique que vous vouliez faire la révolution et que vous souhaitiez embrasser la démocratie mais, de grâce restez [à tout prix] où vous êtes parce qu’ici nous devons faire face à une crise économique ». (Cecilia Malmström, Commissaire européenne chargée des affaires intérieures)

Cette citation tirée d’une conférence publique donnée à l’Université de Harvard en avril 2012, traduit une évaluation remarquablement honnête de l’ambiguïté de la réponse de l’UE et de ses Etats membres face aux flux migratoires associés à l’instabilité politique et l’insécurité économique en Afrique du Nord et au Moyen Orient. La masse de documents, de déclarations politiques et d’exposés de position qui ont été publiés par les institutions de l’UE au cours de l’année écoulée souligne l’anxiété qui est ressentie face à l’exode des personnes venant d’Afrique du Nord vers les rives occidentales de la Méditerranée. Alors même que cet exode n’a jamais eu lieu, c’est cette image frappante d’une « invasion » –  qu’accompagne le statut mythique de l’île italienne de Lampedusa – qui a sans aucun doute imprégné les perceptions publiques et les réponses politiques des Etats membres de l’UE. 

La réponse de l’UE à cette migration liée aux conflits en Afrique du Nord a également mis en lumière les tensions entre dimensions internes et externes en matière de gouvernance migratoire. L’approche globale de la question des migrations et de la mobilité (AGMM)[1] de l’UE en date de novembre 2011, cherchait à recadrer l’approche de l’UE autour de quatre piliers « également importants » : faciliter l’immigration légale et la mobilité ; prévenir et réduire l’immigration illégale et la traite ; maximiser l’impact sur le développement ; et, promouvoir la protection internationale et le « renforcement de  la dimension externe de la politique d’asile ».

Même s’il s’agit d’un pas dans la bonne direction qui s’éloigne en apparence des préjugés unilatéraux sur les questions de sécurité, l’AGMM (malgré le ton plus modéré) reste tout de même engoncée dans cette dichotomie fallacieuse et trompeuse de la migration « légale » et « illégale ». Les mesures d’application et de contrôle de la migration sont centrales et restent encore primordiales, et le rôle renforcé de Frontex, qui a vu son budget opérationnel exploser pour passer de 6,3 millions d’euros en 2005 à près de 42 millions d’euros en 2007 pour atteindre 87 millions d’euros fin 2010, symbolise une telle priorité. La réalité que constitue la mortalité en mer d’environ 2 000 migrants pour la seule année 2011 (selon le Conseil de l’Europe), à un moment ou la Méditerranée est devenue l’une des zones les plus militarisées et fortement patrouillées du monde, est un rappel brutal de l’écart qui existe entre la rhétorique de l’UE et la réalité de ce qu’elle pratique en matière de développement et de respect des droits de l’homme.

Les troubles sociaux et politiques, et les poussées populaires vers des formes de gouvernement plus démocratiques en Afrique du Nord ont contrarié les relations et la collaboration confortables en matière d’émigration qui avaient été établies entre les gouvernements européens et nord-africains. Dans les années qui ont précédé les révolutions, l’UE et ses homologues nord-africains pensaient que le  problème du franchissement des frontières extérieures de l’Europe par des « indésirables » était, si ce n’est résolu, mais au moins en passe de l’être. En plus de régimes migratoires progressivement plus restrictifs, l’UE a externalisé ses contrôles aux frontières aux pays du nord de l’Afrique grâce à des initiatives comme les accords bilatéraux entre l’ancien régime libyen et l’Italie, la Tunisie et la France ou le Maroc et l’Espagne. Plutôt que de stopper la migration, ces mesures ont augmenté le caractère illégal de la migration et ont entraîné  une diversification géographique des routes migratoires terrestres et maritimes vers et à partir de l’Afrique. De ce fait, la migration est devenue plus coûteuse et plus risquée pour les migrants et en conséquence ils deviennent aussi plus vulnérables face à l’exploitation et la souffrance. Ceux qui prennent les décisions politiques de l’UE semblent rarement tenir compte de ce type d’effets secondaires.

 

Depuis la rive sud

Les centaines de milliers d’Africains subsahariens  et autres travailleurs migrants coincés en Libye pendant la guerre civile et qui ont cherché refuge à travers la frontière égyptienne ou tunisienne ont soudainement révélé au public mondial l’échelle de la migration à l’intérieur même de l’Afrique. Il s’agit globalement de travailleurs migrants provenant de plus de 120 pays que ce conflit a déplacés.

Parce qu’ « eurocentriques », les comptes-rendus qui en ont été donnés ont pratiquement passé sous silence l’impact profond que le printemps arabe a eu sur les pays d’origine des différents migrants. Cela concerne non seulement le rôle potentiel de ces rapatriés au cours de violences politiques dans des pays comme le Mali, mais aussi le fait que de nombreuses familles dans des pays extrêmement pauvres sont maintenant privées de revenus vitaux issus des envois de fonds de l’étranger depuis le retour chez eux des travailleurs migrants qui se trouvaient en Libye.  À bien des égards, les migrants rapatriés ont échangé une situation d’insécurité contre une autre situation d’insécurité.   

De nombreuses personnes déplacées étaient en fait des travailleurs migrants qui avaient vécu en Libye pendant des années. Suite au conflit, la plupart d’entre elles ont cherché à rentrer chez elles, ce qui invalide l’idée selon laquelle le printemps arabe serait la cause d’un exode massif vers l’Europe. 

Cependant, le groupe le plus vulnérable était constitué de migrants et de réfugiés qui n’étaient pas en mesure de retourner chez eux à cause du danger que cela représentait pour eux et/ou parce qu’ils n’avaient pas l’argent ou les contacts nécessaires pour organiser leur fuite. Ils se sont trouvés coincés dans une situation que le chercheur sur la migration Jørgen Carling a décrite de manière pertinente « d’immobilité involontaire ».

D’autres personnes déplacées ne souhaitaient pas nécessairement retourner chez elles, dans la mesure où elles fuyaient l’insécurité, les persécutions et les privations dans leurs propres pays,  et que bien souvent elles avaient vécu en Afrique du Nord ou au Moyen Orient depuis plusieurs années ou parfois même depuis plusieurs décennies. Parmi ces groupes se trouvent des migrants subsahariens et des Touaregs en Libye ; des Irakiens, des Palestiniens, et des Somaliens en Syrie ; et des Soudanais et des Somaliens en Egypte. L’instabilité politique, la crise économique, l’augmentation du coût de la vie et le chômage ainsi qu’une insécurité croissante (du fait d’une réduction de l’activité policière) ont rendu ces groupes encore plus vulnérables qu’ils ne l’étaient déjà.  

Les fuites massives se sont largement limitées au cas de la Libye, et il n’y a pas eu d’augmentation majeure de l’émigration en provenance des autres pays d’Afrique du Nord. L’augmentation de l’émigration tunisienne a été facilitée par une réduction de l’activité policière pendant la révolution mais s’inscrit dans une longue tradition de migration maritime illégale vers l’Europe qui existe depuis que les pays du sud de l’Europe ont introduit des visas pour les Nord-Africains  au début  des années 1990.  

Emigration et révolution

L’idée selon laquelle les révolutions transformeraient radicalement les schémas de migration à long-terme semble plutôt improbable. Les mêmes processus qui ont créé les conditions favorables aux révolutions sont aussi ceux qui conduisent à l’émigration, et il est possible que ces deux phénomènes se renforcent mutuellement. Dans cette région, une nouvelle génération a grandi, mieux instruite, avec davantage d’aspirations mais aussi plus consciente des opportunités qui existent ailleurs et des injustices dans le pays d’origine que ne l’a été aucune autre génération antérieure, et elle se sent rejetée et furieuse du fait de l’ampleur du chômage, de la corruption, des inégalités et de la répression politique. 

L’arrivée à l’âge adulte d’une nouvelle génération connectée et consciente de jeunes hommes et femmes en colère a augmenté à la fois l’émigration et le potentiel révolutionnaire des sociétés arabes. Même dans le cadre des scénarios les plus optimistes, l’idée d’un arrêt de l’émigration est aussi improbable que celle d’un exode en masse vers l’Europe. Il est certain que des pays très peuplés et pauvres comme l’Egypte renferment un potentiel d’émigration important pour les années à venir. Cependant, les choix de destination – Europe ou ailleurs – que feront ces migrants dépendront principalement de la croissance économique future en Europe et ailleurs. Dans le même temps, il est probable que l’économie libyenne basée sur le pétrole continue de dépendre de la main-d’œuvre migrante, et de fait des migrants égyptiens et d’Afrique  subsaharienne ont déjà commencé à retourner en Libye. 

Pour les élites politiques de la région, la migration a joué un rôle important de soupape de sécurité dans la mesure où la possibilité d’émigrer à l’étranger a atténué les pressions pour obtenir des réformes face au chômage, au mécontentement et à la situation politique interne. Il est probable que ce manque de possibilités migratoires ait contribué à orienter l’attention et la colère vers l’intérieur, et qu’il ait fait pencher la balance en faveur des forces révolutionnaires. En outre, en Egypte et en Tunisie, les émigrés et les exilés politiques ont très certainement joué un rôle important de soutien aux révolutions.

Quel sera l’impact des réformes politiques et éventuellement des modes de gouvernance plus démocratiques sur la migration et les politiques en matière de migration ? Certains observateurs soutiennent que la nature plus conservatrice et plus religieusement inspirée des gouvernements actuels et à venir, pourrait contribuer à augmenter les aspirations à l’émigration des élites laïques, des minorités et des femmes dont les droits pourraient se trouver compromis.  

D’autre part, des renforcements possibles en matière de respect des droits de l’homme à l’égard de leurs propres citoyens pourraient également pousser les sociétés Nord-Africaines à davantage de réflexion et d’autocritique face à la xénophobie et aux violations des droits des migrants et des réfugiés, et rendre leurs gouvernements moins enclins à collaborer avec les politiques d’émigration sécuritaires des pays européens.   

 

Hein de Haas, hein.dehaas@qeh.ox.ac.uk, est Co-Directeur de l’Institut des Migrations Internationales www.imi.ox.ac.uk. Nando Sigona, nando.sigona@qeh.ox.ac.uk, est Responsable de recherches au Centre d’Études sur les Réfugiés www.rsc.ox.ac.uk.

 

Cet article s’inspire en partie de discussions qui ont eu lieu lors d’un séminaire intitulé ‘The Arab Spring and Beyond: Human Mobility, Forced Migration and Institutional Responses’ [« Le printemps arabe et au-delà : mobilité humaine, migration forcée et réponses institutionnelles »] organisé à Oxford en mars 2012 par le Centre d’Études sur les Réfugiés, l’Institut des Migrations Internationales et le Programme sur les diasporas d’Oxford.

www.rsc.ox.ac.uk/publications/rsc-reports/wr-arab-spring-beyond-120612.pdf/view

Un podcast du séminaire est disponible en anglais sur :

www.forcedmigration.org/podcasts-videos-photos/podcasts/arab-spring-and-beyond  

 

 

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