Un rôle pour le litige stratégique

Le litige stratégique visant à protéger les individus à risque peut s’avérer utile pour appuyer les initiatives de protection de plus haut niveau.

L’objectif du litige stratégique est de parvenir à modifier de manière significative la loi, la pratique ou la conscience publique par le biais de méthodes telles que porter des causes-type devant les tribunaux, soumettre un mémoire amicus curiae dans une affaire en cours, présenter les mêmes arguments dans un ensemble d’affaires successives semblables et ainsi de suite.

Les discussions au sujet des lacunes de la protection en cas de déplacement transfrontalier provoqué par un désastre ou par les effets négatifs du changement climatique se cantonnent souvent au niveau relativement abstrait des dispositions prévues par les instruments juridiques internationaux. En revanche, on accorde moins d’attention aux aspects pratiques pour garantir la protection des personnes exposées aux conséquences néfastes d’un désastre, qu’il s’agisse de la manière d’interpréter la loi en fonction d’un scénario factuel spécifique ou des rôles que les universitaires, les ONG, les avocats et les tribunaux peuvent jouer pour répondre aux besoins de protection individuels et clarifier l’étendue des obligations du pays d’accueil.

En plus des défis (parfois surmontables) présentés par la loi elle-même, une « lacune de protection » supplémentaire pourrait apparaître si les avocats ne parviennent pas à identifier les cas où des personnes pourraient être exposées aux conséquences défavorables d’un désastre si elles retournaient dans leur pays d’origine.[1] Les avocats pourraient s’empêcher de poser certaines questions pourtant pertinentes car ils sont conditionnés par les critères qu’ils considèrent comme indispensables, ou qui sont réellement indispensables, pour obtenir le statut de réfugié ou des formes complémentaires de protection, si bien qu’il leur est parfois difficile de penser hors des sentiers battus. De la même manière, les demandeurs peuvent s’empêcher de mentionner leur crainte des conséquences négatives d’une catastrophe car ils pensent qu’ils doivent présenter leurs besoins de protection d’une manière qui corresponde facilement à l’une des catégories établies de réfugié.

Une initiative de litige stratégique en relation avec ces problématiques devrait avant tout fournir l’occasion de vérifier l’étendue réelle des obligations de protection des États d’accueil. Deux affaires en Nouvelle-Zélande ont permis de renforcer la jurisprudence et de mieux comprendre comment la loi s’applique dans ce domaine émergent, même si dans ces deux affaires il a été décidé que les demandeurs n’avaient pas besoin de protection internationale.[2]

Deuxièmement, le litige stratégique donne également l’occasion de sensibiliser le public. Les affaires susmentionnées ont bénéficié d’une couverture médiatique importante, plusieurs journaux internationaux mais aussi locaux ayant publié des articles à leur sujet.

Troisièmement, le litige stratégique peut accentuer les pressions politiques pour inciter les États à faire attention aux phénomènes concernés. En utilisant les voies juridiques et médiatiques pour faire connaître des situations de souffrance humaine liée à des catastrophes et aux conséquences adverses du changement climatique, un litige stratégique peut attirer l’attention sur le besoin de trouver des réponses adaptées lorsque les instruments existants s’avèrent peu utiles.

Enfin, un litige stratégique envoie un signal aux personnes concernées et leur indique que leur risque d’exposition aux conséquences néfastes d’un désastre peut en fait appuyer leur demande de protection internationale, ce qui favorise l’auto-identification des demandeurs ainsi que l’avancement de la loi.

La force du litige stratégique provient de sa capacité à faire évoluer progressivement la loi face à des situations réelles. L’examen juridique approfondi des types de difficultés auxquelles les personnes craignent de se retrouver exposées dans un contexte réel de catastrophes, l’évaluation de l’étendue de la protection disponible dans le pays d’accueil et l’application des lois pertinentes peuvent nous permettre de mieux comprendre dans quelles circonstances les personnes déplacées dans un autre pays en raison d’un désastre ou des conséquences négatives du changement climatique ont besoin d’une protection internationale, mais aussi quand ces personnes ont droit à cette protection.

Une initiative de litige stratégique devrait inclure, entre autres, les éléments suivants :

Arguments : un litige stratégique implique l’identification d’arguments juridiques qui dépassent les limitations perçues des instruments existants. Les avocats qui essaient quotidiennement de trouver des arguments juridiques convaincants dans des situations nouvelles sont très bien placés pour faire progresser la réflexion dans ce domaine.

Formation : en nous appuyant sur des arguments relatifs à la portée des obligations de protection des pays d’accueil, sur des formations et sur d’autres activités de sensibilisation destinées aux praticiens, nous pouvons encourager les avocats à considérer plus énergiquement la possibilité que les arguments des clients originaires d’une zone touchée par un désastre sont défendables, si les événements s’y prêtent. Les avocats seront mieux placés pour conseiller ces personnes relativement aux points forts et aux points faibles de leur argumentation.

Stratégie : si une affaire défendable a été identifiée, les avocats devraient être encouragés à collaborer avec l’avocat principal, des organisations ayant un intérêt pour le litige stratégique, des experts nationaux, y compris dans le domaine de l’intervention après un désastre, et (selon la nature de l’argument) des climatologues. La possibilité de défendre une affaire qui aboutira à la création d’un précédent limitatif existe toujours lorsque la décision rendue pourrait entraîner (même si cette perception est injustifiée) une avalanche d’affaires semblables, mais il est possible d’atténuer ce type de risque en sollicitant les conseils d’un expert.

Financement : une recommandation concrète en appui au litige stratégique serait de créer un Fonds pour les litiges stratégiques (tel que le Fonds de litige stratégique pour les jeunes migrants vulnérables au Royaume-Uni[3]). Une initiative analogue, portant sur la protection dans le contexte des désastres et les conséquences néfastes du changement climatique, serait de promouvoir l’identification active des besoins de protection et l’élaboration d’approches stratégiques pour garantir une protection véritable en pratique. La Commission européenne, ainsi que d’autres acteurs internationaux et nationaux, pourrait être bien placée pour contribuer à un tel Fonds.

Une initiative de litige stratégique ne permettra pas de remodeler le cadre de protection internationale. Toutefois, lorsque des personnes présentent un risque élevé de subir de graves préjudices, le litige stratégique pourrait dans certains cas être un moyen d’élargir l’interprétation, principalement restrictive aujourd’hui, des obligations des pays d’accueil.

 

Matthew Scott Matthew.Scott@jur.lu.sec est doctorant à la Faculté de Droit de l’Université de Lund en Suède. www.law.lu.se



[1] Une étude pilote qualitative, conduite entre 2013 et 2014 et basée sur des entretiens semi-structurés approfondis avec des grands avocats spécialistes de l'immigration et de l’asile au Royaume-Uni et en Suède, a révélé que ces professionnels, dans leur sphère de compétence, ne sont pas forcément réceptifs aux risques de désastre dans le pays d'origine des demandeurs, tandis que les demandeurs eux-mêmes ne rapportent pas forcément ce type de risque pour étayer leur demande d'asile. Consultez http://works.bepress.com/matthew_scott/6/

[2] Teitiota v The Chief Executive of the Ministry of Business Innovation and Employment [2013] NZHC 3125 and AC (Tuvalu) [2014] NZIPT 800517-520

[3] Strategic Legal Fund for Vulnerable Young Migrants www.strategiclegalfund.org.uk

 

 

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