Catastrophes nucléaires et déplacement

Les leçons de l’incident nucléaire de Fukushima en 2011 ressemblent pour beaucoup à celles de Tchernobyl 25 années auparavant, même si les contextes politiques sont différents. Il semble donc que peu d’enseignements en avaient été tirés.

Les incidents nucléaires de Tchernobyl en ancienne URSS et de Fukushima-Daiichi au Japon, qui sont les deux plus graves à ce jour, se sont déroulées selon le même schéma: la combinaison des forces de la nature et de l’erreur humaine a engendré un ensemble intriqué de problèmes humains qui a provoqué le déplacement de la majorité des populations touchées et laissé des millions d’autres personnes bloquées dans les zones contaminées.

Le 26 avril 1986, une explosion à la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine a occasionné un incendie qui a duré dix jours, propageant des débris radioactifs sur une surface couvrant des milliers de kilomètres carrés. Au moment de cet incident, on pensait qu’environ 230.000 personnes établis dans 640 emplacements différents de la partie européenne de l’URSS avaient été exposées au rayonnement gamma externe et/ou avaient subi une exposition interne en consommant de l’eau contaminée et des aliments produits ou stockés localement. Au cours des 20 années suivantes, de nombreuses études ont révélé qu’un nombre de plus en  plus élevé de personnes ont été affectées en URSS, dont certaines qui avaient été évacuées hors de la zone d’exclusion et les résidents qui étaient restés bloqucés dans les «zones sensibles» radioactives.

Le 11 mars 2011, les inondations provoquées par un tsunami ont endommagé quatre des six réacteurs de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima-Daiichi, entraînant la contamination d’une vaste surface de 1.800km², comprenant des zones particulièrement sensibles.

Gérer la crise

Au dire de tous, la nature autoritaire de la gouvernance exercée par le régime soviétique, de même que la faible densité de population dans les environs immédiats de la centrale, sont deux facteurs qui se sont révélés avantageux au début de la crise. Le succès relatif de l’intervention immédiate a toutefois été entravé par le manque d’informations diffusées au public au fil des semaines, des mois puis des années.

Avant cette catastrophe, l’URSS avait mis en place des politiques prescrivant les mesures à entreprendre en cas de contamination radioactive, qui contenaient également des instructions d’experts médicaux quant au moment où les autorités locales et centrales devraient évacuer les populations touchées, en fonction de leur niveau d’exposition. Plusieurs heures après la catastrophe, au vu des premiers relevés du niveau de rayonnement, les autorités ont décidé de tracer un rayon de 10 km autour de la centrale, à l’intérieur duquel toute personne devait être évacuée sous quelques jours. Une semaine plus tard, alors que de nouvelles informations étaient venues confirmer l’ampleur de la catastrophe, une commission gouvernementale établie pour gérer les conséquences de cette dernière a pris la décision d’étendre la zone d’exclusion à un rayon de 30 km.

Le jour même où le tsunami a sévi, les autorités japonaises ont ordonné l’évacuation des résidents vivant dans un rayon de 2 km. Puis, comme dans le cas de Tchernobyl, ce rayon a été progressivement étendu à 30 km au cours des semaines suivantes.

Autour de Tchernobyl, des barrages routiers avaient été établis pour empêcher les personnes de partir en voiture sans autorisation tandis que des bus affectés spécialement emmenaient les gens hors de la zone contaminée. Ces mesures ont permis de limiter la propagation de la contamination depuis l’intérieur de la zone d’exclusion et facilité les évacuations, qui ont commencé le jour suivant avec 50.000 résidents de Pripyat, la ville où résidaient les employés de la centrale. Les fonctionnaires des autorités locales et les dirigeants locaux du parti communiste avaient été informés que les évacuations dureraient trois jours seulement. Cette déclaration officielle était restée brève et ne donnait aucune information sur les risques d’exposition aux rayonnements. En l’absence d’instructions claires concernant l’évacuation, de nombreux problèmes sont apparus par rapport aux biens que les gens avaient laissés derrière eux, notamment les papiers d’identité. Après l’évacuation, il restait encore près de 5.000 personnes à Pripyat. Certains n’avaient pas été évacués car ils devaient participer aux activités de nettoyage tandis que d’autres avaient refusé de partir sans leurs animaux d’élevage, leurs outils et leur équipement.

Afin de contenir le sentiment de panique, les autorités ont augmenté la dose annuelle acceptable de rayonnement absorbé à Kiev, la capitale ukrainienne, ce qui permettait d’éviter l’évacuation obligatoire de millions de personnes. Toutefois, les enfants âgés de huit à quinze ans ont été envoyés dans des camps d’été tandis que les femmes enceintes et les mères accompagnées d’enfants en bas âge ont été relogées dans des hôtels, des maisons de repos, des sanatoriums et des complexes touristiques, une mesure qui a eu pour effet de diviser les famille sans tenir compte des conséquences sociales à long terme.

Début juin 1986, des zones sensibles ont été découvertes en dehors de la zone de 30 km, ce qui a entraîné l’évacuation de 20.000 personnes supplémentaires. A la fin de l’année 1986, quelque 166.000 habitants de 188 communes avaient été évacués, ainsi que 60.000 têtes de bétail et autres animaux d’élevage. Pour loger les évacués, des milliers d’appartements ont alors été mis à leur disposition dans les centres urbains et 21.000 nouveaux bâtiments ont été construits dans les zones rurales ; les évacués étaient répartis à travers l’URSS. Il ne faut surtout pas sous-estimer les bouleversements induits par l’effondrement de l’URSS cinq années plus tard, que ce soit en termes des impacts sur la migration comme sur la réponse apportée aux effets à long terme de la crise.

Après la catastrophe de Tchernobyl, le Japon a mis au point le SPEEDI, le système de prévision des urgences environnementales et d’information sur les doses (System for Prediction of Environmental Emergency Dose Information Network System) qui permet de prévoir la propagation des particules radioactives afin d’évaluer au mieux la situation et les besoins d’évacuation. Malheureusement, la majeure partie des équipements de suivi des doses et des capteurs météorologiques avaient été endommagés par le tsunami ou mis hors service par les pannes électriques. En outre, les modèles de prévision ne tenaient pas compte de toutes les variables nécessaires pour calculer avec exactitude l’exposition externe et l’inhalation, si bien que les autorités locales étaient réticentes à s’appuyer sur ces modèles pour prendre leurs décisions. Toutefois, il a aussi été dit qu’au départ, les autorités ne connaissaient pas SPPEDI et qu’ensuite elles ont essayé de minimiser l’importance des données et de nier la sévérité de l’incident de peur de devoir élargir considérablement la zone d’évacuation et de devoir verser des indemnités à un nombre d’évacués encore plus élevé.

A Fukushima, le 25 mars, une recommandation a été émise à environ 62.000 personnes de partir volontairement ou de ne pas sortir de chez eux. Ces ordres de rester à l’abri ou d’évacuer volontairement les lieux étaient exprimés de manière ambiguë et alambiquée, si bien que certaines personnes se sont rendues dans des zones présentant un taux de rayonnement élevé et ont dû être évacuées plusieurs fois. Selon la Commission d’enquête indépendante sur l’accident nucléaire (Nuclear Accident Independent Investigation Commission, NAIIC), les autorités japonaises ont trop tardé à informer les autorités municipales et le public au sujet de l’accident et de sa sévérité. De nombreuses personnes n’étaient pas au courant de la crise et n’ont pas emmené avec elles leurs biens essentiels au moment de leur évacuation. Et parmi les évacués, les plus avantagés étaient ceux qui, par le biais de relations professionnelles, familiales ou amicales, disposaient des meilleures connexions avec les zones hors de la région. Les autres étaient moins avantagés car leur seul recours était de suivre l’évacuation organisée par les autorités et d’être placés dans des logements temporaires.

Les rayonnements sont invisibles et au départ, aucun facteur évident ne force les personnes à fuir ou n’entrave la migration à destination de ces zones. Ainsi, dès  fin 1986, et seulement huit mois après la catastrophe, la migration à destination des zones contaminées d’Ukraine a repris son cours. Le profil démographique des migrants de retour était principalement constitué de personnes âgées, qui avaient du mal s’adapter à leur nouveau cadre de vie et souhaitaient passer leurs dernières années dans leur contrée d’origine, et de personnes qui considéraient que les retombées financières liées à Tchernobyl constituaient leur seul moyen de survie. La pauvreté engendrée par les réinstallations, les restrictions sur l’agriculture, le manque de programmes de réhabilitation et de restauration des moyens d’existence, et les effets de l’effondrement de l’URSS ont poussé un nombre croissance de personnes à s’approprier les bénéfices de ces retombées.

Enseignements

Bien que l’évacuation ayant suivi immédiatement la catastrophe de Tchernobyl ait été menée rapidement et efficacement, les répercussions à long terme étaient alors mal comprises et aucun plan de réinstallation n’avait été défini de manière structurée pour faire face aux conséquences à moyen ou long terme. Il n’est pas facile de définir les obligations et les responsabilités concernant la fourniture d’une protection aux personnes en mouvement, et encore moins dans le contexte post-Union soviétique, où il est difficile de distinguer les migrants à la recherche d’opportunités économiques des migrants fuyant les risques sanitaires. La désintégration de l’URSS, puis le processus de transition difficile qui s’en est suivi, ont intensifié les conséquences de l’accident de Tchernobyl et complexifié l’attribution des responsabilités envers les personnes touchées.

Environ 25 ans plus tard, l’accident de Fukushima-Daiichi a soulevé plusieurs questions concernant les enseignements tirés et les enseignements qu’il reste à tirer de Tchernobyl en termes de préparation aux catastrophes nucléaires et d’atténuation de leurs effets, mais aussi en termes de lacunes normatives et de l’inefficacité de la mise en œuvre lorsqu’il s’agit de faire face aux conséquences de ces crises. Dans le cas de ces deux crises, des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées à jamais de leur voisinage immédiat; des milliers d’entre elles ont choisi de partir en raison des risques sanitaires, de la dégradation environnementale et de l’effondrement des infrastructures; et des millions sont restées dans les zones contaminées en raison de leur manque de ressources ou d’opportunités, de contraintes financières ou de leur attachement particulier à leur terre.

A Tchernobyl comme à Fukushima, les autorités nationales, robustes, ont réagi en adoptant une approche musclée qui s’est révélée efficace, au moins dans une certaine mesure, pour assurer l’évacuation des zones voisines immédiates à court terme. Il est intéressant de noter que les autorités du Japon comme de l’URSS ont adopté une approche descendante de la gouvernance dans leur manière de communiquer avec la population dans le contexte d’une crise humanitaire occasionnée par une catastrophe nucléaire. Cependant, l’insuffisance des informations relayées aux populations touchées n’a fait qu’exacerber les conséquences à long terme de la crise sur ces populations. En effet, l’une des conséquences majeures, et non anticipée, de ces catastrophes concerne les répercussions psychologiques entraînées par la communication d’informations peu fiables et contradictoires, ainsi que l’anxiété induite par la planification inefficace des efforts de réinstallation à moyen et long terme, le bouleversement du tissu social et les préoccupations sanitaires qui perdurent. On estime à 1.539 le nombre de décès liés au stress qui sont survenus dans le contexte de l’évacuation à Fukushima et qui auraient sans doute pu être évités si les autorités avaient consulté plus activement les populations touchées et mieux communiqué avec elles.

 

Silva Meybatyan smeybatyan@udc.edu est professeure adjointe de géographie et d’études du climat à l’Université du District de Columbia. www.udc.edu

 

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