Régimes dictatoriaux, réfugiés et réparations dans le Cône Sud de l’Amérique latine

Depuis le retour de la démocratie en Argentine, au Brésil, au Chili, au Paraguay et en Uruguay, la question du déplacement forcé a été solidement prise en compte dans le cadre des réparations en faveur de victimes des régimes dictatoriaux.

Dans les années 1970 et une grande partie des années 1980, les pays du Cône Sud de l’Amérique latine[1] étaient gouvernés par des dictatures civiles et militaires. S’inspirant de la doctrine de la sécurité nationale, ces gouvernements ont mis en œuvre des plans systématiques de violation des droits humains dans le but de supprimer toute opposition à leurs pratiques autoritaires et d’imposer leurs modèles politique et socio-économique.

«Exil» est le terme généralement utilisé pour décrire le déplacement de milliers de Sud-Américains forcés de fuir vers d’autres pays de la région ou d’autres parties du monde, même s’il n’existe aucune statistique définitive sur le nombre de personnes exilées en conséquence des actions répressives des régimes autoritaires.

Le déplacement forcé n’était pas seulement une conséquence des actions répressives des gouvernements militaires: dans certains cas, il était une composante des stratégies répressives mises en place par les dictateurs. Par exemple, au Chili, le régime dictatorial dirigé par Augusto Pinochet a promulgué plusieurs réglementations afin de contraindre les membres de l’opposition à se déplacer et de redessiner la carte politique du pays. Un décret de 1973 accordant le pouvoir discrétionnaire d’expulser les citoyens a permis à tous les détenus qui n’avaient pas encore été jugés de demander leur remise en liberté conditionnelle sous condition d’accepter d’être immédiatement expulsés du pays. Une loi de 1974 a ensuite accordé aux autorités le droit de refuser aux ressortissants chiliens de revenir dans leur pays. L’application de ces décrets a forcé des milliers de Chiliens à abandonner leur pays, puis les a empêchés d’y retourner.

Réparations

Avec le retour de la démocratie et le rétablissement de gouvernements constitutionnels, les pays du Cône Sud one été confrontés au besoin d’élaborer des processus complexes de justice transitionnelle pour juger les sévères infractions aux droits humains commises par les dictatures. Ces pays ont agi en pionniers pour mettre en œuvre un ensemble d’approches et de stratégies politiques et juridiques pour se pencher sur ces infractions qui caractérisent leur passé récent. Le procès et le jugement des auteurs de ces crimes, l’établissement de commissions vérité et l’adoption de réglementations permettant d’amnistier les coupables ou de leur pardonner sont les éléments d’un éventail complexe d’options utilisées par les pays de la région pour faire face à ce passé récent.

La reconnaissance par l’État de ces violations et l’octroi de réparations aux victimes, sous forme monétaire ou d’assistance, faisaient également partie des processus de justice transitionnelle mises en place dans ces pays. Ces réparations ont principalement été destinées aux personnes qui avaient été privées de leur liberté en toute illégitimité et/ou qui avaient été torturées, ou encore aux familles des personnes qui avaient été assassinées ou portées «disparues». Cependant, à ce jour, l’exil a bénéficié d’une attention relativement moins appuyée de la part des responsables de l’établissement des mécanismes de réparation, tandis qu’une attention encore moindre a été accordée à la question de la punition des personnes ayant imposé cet exil.

En Bolivie et en Uruguay, l’exil est l’un des aspects officiellement pris en compte parmi les violations des droits humains perpétrées par l’État. Dans le cas de l’Argentine, du Chili et du Paraguay, les lois sur les réparations ne reconnaissaient d’abord pas ouvertement le déplacement forcé comme une forme de violation des droits humains; ce n’est que plus tard qu’il a été reconnu comme tel dans certaines déclarations ou certains jugements de tribunaux, ce qui a entraîné, ou du moins suggéré, la mise en place de mesures de réparation.

En Bolivie, la loi sur l’indemnisation définissait expressément «l’exil et le bannissement» comme deux facteurs donnant lieu à un dédommagement monétaire. Toutefois, cette même loi imposait aux exilés de prouver qu’ils avaient été privés de leur liberté et subi des persécutions afin de pouvoir bénéficier de cette indemnisation. Cette obligation de fournir des preuves a empêché de nombreux anciens réfugiés boliviens à jouir de leur droit à obtenir réparation.

En Uruguay, la loi n° 18.596 (octobre 2009) reconnaît que l’État a été responsable de la violation des droits humains des personnes qui ont été forcées de quitter le pays pour des raisons d’ordre politique, idéologique ou d’appartenance à un syndicat; elle ne prévoit pas d’indemnisation proportionnelle au temps passée en exil. En revanche, selon la loi n° 17.449 (janvier 2002), le temps passé en exil doit être considéré comme «effectivement travaillé» et pris en compte dans le calcul des prestations de retraite. Cette disposition a permis à de nombreux réfugiés uruguayens de bénéficier de paiements de retraite mensuels et d’une pension de vieillesse.

Au Paraguay, les lois d’indemnisation des victimes ne classaient pas l’exil ni le déplacement forcé des personnes parmi les types de violation donnant droit à une indemnisation. Cependant, le rapport de 2008 de la Commission Justice et Vérité du Paraguay identifiait l’exil comme l’une des violations des droits humains perpétrées pendant la dictature, soulignant d’ailleurs qu’il n’entravait pas seulement les droits des personnes forcées de se déplacées mais aussi ceux de leur famille. En outre, il précisait que les gouvernements de transition n’avaient pas agi de manière à encourager le retour par la mise en place de conditions politiques et sociales propices à la réinsertion. En effet, malgré le retour de la démocratie, les Paraguayens résidant à l’étranger se sont vus privés pendant de nombreuses années du droit de participer aux élections dans leur pays. Ils rencontraient aussi de nombreux obstacles lorsqu’ils souhaitaient transmettre leur nationalité à leur enfant né à l’étranger. Enfin, le Paraguay n’a accordé aucune indemnisation économique aux exilés et n’a même jamais voté de mesure de réparation symbolique.

Au Chili, l’État a adopté une série de lois en faveur des personnes ayant connu l’exil, dont l’une visant à faciliter le retour des Chiliens et Chiliennes exilés par l’adoption de mesures liées à la réintégration au marché du travail, aux soins de santé, à l’éducation, au logement, à l’assistance juridique et à la coopération internationale afin de garantir la continuité des prestations de retraite. Toutefois, dans la réalité, aucune loi n’établissait spécifiquement le versement d’indemnisations économiques en faveur des personnes forcées à l’exil.

Dans la législation argentine, l’exil n’était pas initialement reconnu comme un motif donnant lieu à une indemnisation économique jusqu’à ce qu’en 2004, la Cour Suprême décide en faveur de l’extension des versements prévus par la loi sur l’indemnisation aux personnes qui avaient été forcées à s’exiler et qui avaient été par là-même indûment privées de leur liberté à vivre auprès de leur famille. Cette décision a encouragé des milliers d’exilés à déposer une demande d’indemnisation.

Conclusion

Dans cette région, les processus de justice transitionnelle ont joué, et continuent de jouer, un rôle décisif pour consolider la démocratie et empêcher que ne se répètent les violations des droits humains commises sous les régimes dictatoriaux. L’assimilation du déplacement forcé à une infraction aux droits humains et la reconnaissance de la responsabilité de l’État constituent deux étapes cruciales vers la prévention du déplacement forcé à l’avenir. Il reste toutefois de nombreux obstacles à surmonter pour garantir que les personnes ayant vécu l’exil reçoivent des réparations correspondant à la totalité des pertes et dommages subis. Enfin, il reste toujours à définir les stratégies juridiques qui aboutiront à une reconnaissance officielle du déplacement forcé des populations en tant que crime contre les droits humains dont les auteurs doivent répondre devant la justice.

 

Juan Pablo Terminiello jpterminiello@gmail.com est professeur assistant en droit international des réfugiés à l’École de droit de l’Université de Buenos Aires en Argentine.



[1] La partie la plus au Sud de l’Amérique latine qui se trouve approximativement au sud du Tropique du Capricorne.

 

 

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