Les manquements aux droits de l’homme de l’Accord de paix de Dayton

Lorsqu’un accord de paix garantit les droits de certains groupes mais pas de tous, il s’ensuit inévitablement des restrictions à l’exercice des droits de l’homme.

L’Accord de paix de Dayton qui a mis fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine a établi les droits des « peuples constitutifs » des différents pays : Bosniaques, Croates et Serbes. Avec pour conséquence que toute personne qui ne s’identifie pas à ces catégories se trouve extrêmement limitée dans l’exercice de ses droits, ce qui aboutit à la marginalisation de certaines tranches de la population. 

Un aspect que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies a souligné en 2006 lorsqu’il a exprimé son inquiétude concernant le fait que « la Constitution nationale et les constitutions des entités confèrent du pouvoir et accordent des droits particuliers aux seuls membres des « peuples dit constitutifs » (Bosniaques, Croates et Serbes), et que les personnes n’appartenant pas à l’un de ces groupes ethniques sont formellement désignées comme « les Autres ». Le Comité engage « l’État partie à faire en sorte que tous les droits prévus par la loi soient accordés, tant dans les textes que dans les faits, à toute personne résidant sur son territoire quelle que soit sa race ou son appartenance ethnique ».[1]

Un certain nombre de retours ont encore lieu dans le pays, mais la situation pour ce qui touche à la sécurité des « groupes minoritaires de retour » reste toutefois préoccupante,[2] des allégations de harcèlement, d’intimidation et d’autres formes de violence, et même de meurtre ont été faites.[3] D’autre part des politiciens continuent également de recourir à des rhétoriques nationalistes, souvent dirigées contre les groupes minoritaires de retour.  

L’Annexe 6 et l’égalité d’accès

L’Annexe 6 de l’Accord de paix de Dayton prévoit l’instauration d’une Commission des droits de l’homme comprenant une Chambre des droits de l’homme et un bureau de l’Ombudsman pour les droits de l’homme. Ces deux entités ont pour mandat d’enquêter :

a) sur toutes les violations, alléguées ou apparentes, des droits de l’homme telles que prévues aux termes de la Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de ses protocoles, ou

b) sur tous les cas de discrimination, allégués ou apparents, fondés notamment sur : le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, l’opinion politique ou autre, l’origine nationale ou sociale, l’association avec une minorité nationale, la propriété, la naissance ou tout autre statut découlant de l’exercice des droits et libertés prévus aux termes des accords internationaux… lorsque de telles violations, alléguées ou apparentes, auraient été commises par l’une des Parties, y compris par une entité ou un fonctionnaire officiels des Parties, des cantons ou des municipalités, ou par tout individu agissant sous l’autorité d’un tel fonctionnaire ou entité.

L’institution de l’Ombudsman a pour objet de garantir l’égalité d’accès de tous les groupes vulnérables et marginalisés, et son rapport annuel indique que les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (personnes déplacées ou PDI) rencontrent toujours des difficultés pour obtenir la protection sociale et le bien-être auxquels elles ont droit ce qui constitue un obstacle à la pérennité de leur retour.[4] La division des responsabilités entre les différents niveaux de gouvernement (État, entités, cantons et municipalités) dans le domaine des droits économiques et sociaux entravent l’accès à ces droits parce que les responsabilités respectives à cet égard ne sont pas clairement déterminées. En conséquence, les progrès dans l’instauration de l’État de droit comme dans l’amélioration de la gouvernance et du développement économique sont restés stationnaires en Bosnie-Herzégovine.

Dans le même temps et alors que la situation économique difficile en Bosnie-Herzégovine touche l’ensemble du pays, elle a un impact plus sévère sur les groupes minoritaires et notamment sur les groupes minoritaires de retour, les Roms et les ménages avec des femmes chef de famille. Il n’y a toujours pas de solutions durables aux problèmes des déplacés et des réfugiés de retour, et la discrimination fondée sur l’appartenance ethnique, le sexe ou l’affiliation politique reste très courante. En outre, les réformes des instruments de gouvernance et des législations nationales entreprises suite à la guerre l’ont été avec peu ou pas de consultation du public ou des experts et sans tenir compte des besoins des groupes vulnérables, tels les déplacés. Les lois ont bien souvent été adoptées sans que des dispositions budgétaires suffisantes aient été prévues, et en conséquence les droits sont donc prescrits par la loi sans qu’il soit possible de les appliquer.[5] On peut craindre que l’adoption de ces mesures ait en fait contribué à augmenter la pauvreté et à ralentir le développement économique, ce qui à son tour aura des conséquences plus grave pour les groupes les plus vulnérables de la société.

Une protection inadéquate des groupes vulnérables

Plusieurs organes de traités des Nations Unies (chargés de vérifier l’application des principaux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme) ont signalé – en ce qui concerne l’accès aux droits économiques et sociaux des groupes vulnérables – un défaut d’application directe des Conventions ; à savoir notamment l’absence de programmes de réduction du chômage, particulièrement en ce qui concerne les femmes ainsi que des mécanismes inappropriés de suivi et de recours. Le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine n’a toutefois pas sérieusement pris en compte leurs recommandations. En conséquence, l’injustice et les incohérences en matière de protection et de réalisation des droits de ces groupes restent l’un des principaux défis en termes de justice transitionnelle en Bosnie-Herzégovine.

En vertu de la législation de l’entité, les victimes de torture, et notamment les personnes ayant survécu à des violences sexuelles, ne reçoivent qu’une protection minimale aux termes de la catégorie générale de « victimes civiles de guerre ». Les femmes victimes de violence sexuelle sont encore plus vulnérables et sont confrontées à des problèmes économiques, sociaux, psychologiques et de logement particulièrement graves ; leurs vulnérabilités, souvent multiples, ne sont ni adéquatement reconnues par les lois (p.ex. en ce qui concerne les soins médicaux, les personnes déplacées, la protection sociale, etc.) ni résolues dans la pratique.

Deux causes à cela, l’absence d’une législation à l’échelle de l’État pour réglementer les droits des victimes, et un manque d’harmonisation des lois pertinentes lorsqu’elles existent. L’accès aux soins médicaux pour les survivants de torture, violence sexuelle y comprise, se limite à des services de base (dans la Fédération) ou reste liés au statut de personne déplacée (en République serbe de Bosnie), et les deux entités négligent presque entièrement de couvrir les besoins spécifiques de ces catégories. C’est uniquement le secteur associatif (ONG) qui fournit un soutien et un suivi psychologique, sans être capable de couvrir l’ensemble des besoins. Les allocations mensuelles de soutien peuvent être ridiculement faibles et pour certaines personnes cette situation équivaut à une nouvelle manifestation de victimisation.

La situation du groupe qualifié « femmes victimes de guerre et victimes de violence sexuelle » illustre la manière inadéquate dont les vulnérabilités multiples sont traitées et démontre à quel point l’État est incapable de compenser adéquatement les victimes. Ce sont des femmes qui font face à un désavantage encore plus important en tant que femmes chefs de famille et en tant que déplacées, et qui en outre sont expulsées, ou risquent l’être, des logements qui leur avaient été attribués en tant que personnes déplacées. En vertu des dispositions de la législation sur les réfugiés venus de Bosnie-Herzégovine ou des Personnes déplacées à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine, elles étaient soumises (ou sont soumises) à d’intenses pressions pour rentrer dans leurs lieux de résidence d’avant le conflit – des lieux où elles risquent d’être exposées à des traumatismes supplémentaires, et notamment à la possibilité de devoir cohabiter avec les auteurs des sévices dont elles ont été victimes.[6] C’est aux personnes déplacées qu’il incombe de démontrer qu’elles ont des motifs pour refuser le retour, dans la mesure où la législation prévoit qu’elles perdent leur statut de personnes déplacées si les conditions sont réunies pour un retour en toute sécurité et dans la dignité dans leur lieu de résidence d’avant le conflit. Toutefois, la législation ne spécifie pas ce que sont les conditions d’un retour en toute sécurité et dans la dignité, et elle ne tient pas compte non plus du fait que pour des survivants de torture un retour dans la sécurité et la dignité peut signifier des conditions complètement différentes de celles applicables à d’autres personnes déplacées qui ne sont pas confrontées à ce type de vulnérabilités multiples. Plus encore, chaque fois que ces victimes font face à une nouvelle expulsion, elles subissent un nouveau traumatisme qui vient encore renforcer leur marginalisation.

Conclusion

Il est absolument nécessaire et urgent de procéder à une évaluation exhaustive des effets de l’application de l’Accord de paix de Dayton sur les personnes déplacées, et ce en accordant une attention toute particulière à l’application des recommandations des organes de traités des Nations Unies et de l’examen périodique universel.[7] Une approche fondée sur les droits de l’homme devrait être appliquée à toutes les sphères de la vie en Bosnie-Herzégovine ; une telle approche devrait se concentrer sur les besoins des groupes vulnérables et devrait veiller à ce que les populations de retour puissent exercer pleinement leurs droits relatifs à la protection sociale, aux soins médicaux, à l’éducation, au logement, à l’emploi et à la sécurité.

 

Lisbeth Pilegaard pilegaardlisbeth@gmail.com
Consultante et conseillère humanitaire auprès du Panel de haut niveau des Nations Unies sur le financement humanitaire

Jasminka Dzumhur jdzumhur@ombudsmen.gov.ba
Médiatrice des droits de l’homme pour la Bosnie-Herzégovine.



[1] Rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, 2006. Supplément No 18 A/61/18, paragraphe 31. www.refworld.org/pdfid/45c30ba90.pdf

[2] Personnes déplacées retournant dans leur zone d’origine où leur groupe ethnique se trouve maintenant minoritaire.

[3] OSCE (Novembre 2012) Tackling Hate Crimes: An analysis of bias-motivated incidents in Bosnia and Herzegovina with recommendations www.oscebih.org/documents/osce_bih_doc_2012111310235235eng.pdf , Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (février 2011) Rapport de l’ECRI sur la Bosnie-Herzégovine (quatrième cycle de monitoring). www.coe.int/t/dghl/monitoring/ecri/Country-by-country/Bosnia_Herzegovina/BIH-CBC-IV-2011-002-FRE.pdf

[4] (Mars 2015) Rapport annuel de résultats et d’activités du Médiateur des droits de l’homme pour la Bosnie-Herzégovine, 2014 www.ombudsmen.gov.ba/Dokumenti.aspx?id

[5] La législation relative à l’égalité des sexes en est le meilleur exemple (texte sur : http://tinyurl.com/BiH-Gender-Law-2003), qui prévoit que : « les autorités compétentes devront prendre toutes mesures appropriées à tous les niveaux afin d’appliquer les dispositions de la législation relative à l’égalité des sexes », notamment « par l’adoption de mesures appropriées en vue d’instaurer l’égalité des sexes dans tous les domaines et à tous les niveaux de gouvernance ». Ce qui n’est toujours pas le cas.

 

 

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