Le paradoxe de l’immigration polonaise vis-à-vis des demandeurs d’asile ukrainiens

Le taux d’obtention du statut de réfugié reste extrêmement faible par rapport au nombre de demandes d’asile déposées par les Ukrainiens en Pologne, et c’est le concept « de la possibilité de fuite interne » qui motive un grand nombre de ces rejets.

En 2014 le nombre total de demandes d’asile déposées en Pologne par des ressortissants de tous les pays atteignaient à peine un plus de 8000.[1] Face à 428 000 en Hongrie ou 646 000 en Italie (deux autres États situés sur la frontière extérieure de l’UE), les statistiques polonaises sont étonnamment faibles, d’autant plus qu’elles incluent la période qui a suivi le déclenchement du conflit en Ukraine.

Alors que la majorité des réfugiés qui fuient le conflit en Ukraine ont cherché refuge en Russie, un nombre moins important d’entre eux ont déposé des demandes de protection internationale auprès de l’UE, et notamment auprès de la Pologne. Le nombre des demandeurs d’asile ukrainiens en Pologne a connu une augmentation substantielle comparé à celui des années précédentes mais il est resté faible en chiffres absolus: 46 demandes en 2013, 2253 en 2014 et 2061 à mi-novembre 2015.[2] Toutefois, le taux d’obtention du statut de réfugié reste extrêmement faible, comme il l’était en 2014 dans la plupart des autres principaux pays dans lesquels les Ukrainiens cherchaient asile:  l’Allemagne avait accordé le statut de réfugié ou de protection subsidiaire à 20 personnes sur 2705 demandes déposées; l’Italie à 45 personnes sur 2080 demandes déposées; la Suède avait accordé 10 statuts de réfugié sur 1320 demandes;  et la France 30 sur 1425 demandes. Il est intéressant de noter que la République Tchèque qui avait reçu 515 demandes avait accordé le statut de réfugié ou celui de protection subsidiaire à 145 de ces personnes.

En Pologne, au 15 novembre 2015 deux personnes seulement ont obtenu le statut de réfugié et 24 celui de protection subsidiaire, une situation qui peut avoir pour effet de dissuader certains Ukrainiens de demander l’asile en Pologne. Au cours de la même période, le nombre des Ukrainiens ayant entrepris une procédure de régularisation de leur permis de résidence en Pologne a pratiquement doublé, et ce tant en ce qui concerne le nombre des demandes que celui des réponses positives.

Ce qui pose problème c’est que la Pologne tout en acceptant les Ukrainiens comme étudiants ou comme migrants économiques, ne leur accorde pas le statut de réfugié même s’ils viennent de la partie Est de l’Ukraine encore déchirée par la guerre. Lorsque le conflit a débuté en Ukraine, l’élite politique polonaise a publiquement exprimé son soutien à l’égard des demandeurs d’asile potentiels venus d’Ukraine qui arriveraient sur le territoire polonais. Mais l’approche actuelle de la Pologne semble vouloir limiter l’afflux des demandeurs d’asile tout en rendant la procédure de régularisation du permis de résidence très accessible. Néanmoins, de nombreux Ukrainiens n’ont pas cette information et continuent de déposer des demandes d’asile. Ce qui les place bien souvent dans une situation juridique compliquée; ils ne peuvent pas travailler en Pologne et si leur demande est rejetée ils sont obligés de quitter le pays.

Le paradoxe juridique

La raison qui explique ce faible taux d’obtention du statut de réfugié des Ukrainiens est l’application par les autorités polonaises du concept de la « possibilité de fuite et de réinstallation interne ». Alors que ni la Convention de 1951, ni son Protocole de 1967 ne mentionnent expressément ce concept, celui-ci s’est vu développé dans la législation et la pratique de certains États. Il figure, par exemple, à l’Article 8 de la nouvelle version de la Directive Qualification de l’Union Européenne de 2011 qui introduit la possibilité d’avoir accès à une protection dans une autre partie du pays d’origine comme faisant partie de l’évaluation pour déterminer le fondement d’une demande de protection internationale. On observe à cet égard des divergences importantes dans la pratique adoptée par les différents États membres de l’UE.

En vertu de la législation polonaise,[3] un demandeur d’asile doit prouver qu’il n’est pas en mesure de se réinstaller en sécurité dans aucune autre partie de son pays d’origine. Du fait de l’application de ce concept aux demandeurs d’asile ukrainiens qui, dans leur majorité viennent des zones de l’Est contrôlées par les rebelles et ont une possibilité (au moins théoriquement) de se réinstaller dans la partie occidentale du pays, on aboutit à une situation dans laquelle il est pratiquement impossible aux demandeurs d’asile ukrainiens d’obtenir le statut de protection en Pologne.  

Comme le stipulent les Principes directeurs sur la protection internationale du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés,[4] le concept de la « possibilité de fuite interne » n’est ni un principe isolé, ni un test indépendant permettant de fonder la détermination du statut de réfugié. Ce concept devrait donc n’être qu’un élément d’une approche globale contribuant à déterminer l’octroi de la protection internationale. Toutefois, en Pologne, la possibilité de fuite interne semble être devenue un déterminant fondamental dans la décision d’octroyer la protection internationale aux demandeurs d’asile ukrainiens.

Selon la Cour européenne des droits de l’homme,[5] en vue d’appliquer le concept de la possibilité de fuite interne, des garanties spécifiques doivent être réunies: notamment, la personne doit être capable de se rendre dans la zone concernée, y pénétrer et s’y installer. De même, la politique appliquée par un État d’accueil ne devrait pas avoir pour conséquence l’expulsion de la personne vers une partie de son pays d’origine où elle risque de subir des atteintes graves. Différents rapports internationaux et comptes-rendus locaux signalent qu’avec plus de 1,4 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI) et des ressources insuffisantes, la situation des PDI en Ukraine est extrêmement difficile. Ils y rencontrent des problèmes de procédures d’enregistrement, d’obtention d’un logement adéquat, d’accès à l’assistance médicale, à l’emploi et au versement d’allocations. En outre, les tensions augmentent entre les PDI et les communautés hôtes qui rejettent la faute des problèmes sociaux actuels et du conflit lui-même sur les déplacés.

Outre la possibilité de demander la protection internationale, les Ukrainiens ont pour option de légaliser leur séjour sur le territoire polonais on obtenant un permis de résidence temporaire ou permanent. La règlementation polonaise à cet égard est très libérale. En moyenne 80 % des demandes de régularisation de séjour sont acceptées, ce qui constitue une possibilité non négligeable d’obtenir un statut juridique. En conséquence comparé à 2013, en 2014 le nombre de demandes de permis de résidence temporaire a augmenté de 60 % et de 104 % pour les permis de résidence permanente. Néanmoins, l’absence d’informations claires sur la régularisation de la résidence comme sur les procédures d’obtention de la protection internationale a entrainé une situation dans laquelle de nombreux Ukrainiens ont tout de même décidé de déposer des demandes d’asile alors qu’ils auraient rempli les conditions requises pour une régularisation de leur résidence.

De nombreux Ukrainiens ignorent les conséquences juridiques auxquelles ils s’exposent en entamant cette procédure, comme par exemple l’interdiction générale de travailler pendant les six premiers mois du processus. Tout cela parce que ni les autorités ukrainiennes ni les autorités polonaises ne leur fournissent à temps des informations fiables. Cette politique a tout particulièrement touché les migrants venus de l’Est de l’Ukraine qui résidaient et travaillaient déjà en Pologne et auxquels on a conseillé de demander la protection internationale lorsque le conflit s’est déclaré. Dans la mesure où le permis de travail est automatiquement annulé lorsqu’une personne dépose une demande d’asile, ces personnes n’ont pas pu continuer à travailler. De plus, le refus d’octroyer la protection – puisque tel a été le résultat de la grande majorité des demandes, a signifié qu’elles ont dû quitter la Pologne et dans de nombreux cas, qu’elles se sont vues soumises à une interdiction de réadmission. De même, les étudiants ukrainiens de la région du Donbass qui étudiaient dans des universités polonaises et qui dans l’espoir d’obtenir la protection internationale avaient déposé une demande d’asile plutôt que de prolonger leur permis de résidence ont également perdu leur droit de séjourner dans le pays. Ces deux groupes de migrants n’ont consécutivement pas d’autre choix que de retourner en Ukraine ou de rester en Pologne mais de manière irrégulière.

Le conflit en cours dans l’Est de l’Ukraine a suscité de nombreuses attentes parmi les Ukrainiens de cette région qui espéraient obtenir la protection internationale en Pologne. Mais la décision des autorités polonaises de faire du concept de la « possibilité de fuite interne » un test indépendant pour déterminer le droit à l’asile a placé les demandeurs d’asile ukrainiens dans une position très vulnérable. Tant qu’il n’y a pas de véritable possibilité de réinstallation des demandeurs d’asile ukrainien à l’intérieur de l’Ukraine l’application réitérée de ce concept par les autorités polonaises doit être assouplie.

 

Marta Szczepanik m.szczepanik@hfhr.org.pl

Chercheuse, Programme d’assistance juridique aux réfugiés et aux migrants, Fondation Helsinki pour les droits de l’homme de Varsovie www.hfhr.org.pl

 

Ewelina Tylec ewelina.tylec@gmail.com

Spécialiste des Droits de l’homme, Institut de Droit et Société (INPRIS) www.inpris.pl



[2] Bureau des étrangers: http://udsc.gov.pl/statystyki

[3] Article 18.1, Loi de 2003 sur l’octroi de la protection aux étrangers sur le territoire de la République de Pologne www.refworld.org/docid/44a134a44.html

[4] UNHCR (2003) Principes directeurs sur la protection internationale:  « Possibilité de fuite ou de réinstallation interne » dans le cadre de l’application de l’Article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. www.noas.no/wp-content/uploads/2002/09/UNHCR-Guidelines-Internal-Flight-or-Relocation-Alternative.doc

[5] Cour européenne des droits de l’homme, Salah Sheekh c. les Pays-Bas (Application no. 1948/04), 11.01.2007 www.refworld.org/docid/45cb3dfd2.html

 

 

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