La réticence des États à mettre en œuvre des alternatives à la détention

Les États continuent de faire preuve d’une réticence prononcée à mettre en œuvre des alternatives à la détention de migrants. La raison pourrait en être que les alternatives de ce type ignorent la fonction disciplinaire de la détention par laquelle les États forcent les personnes à coopérer.

On a assisté aux cours des dernières années à une prolifération de rapports soulignant la nécessité de n’user de la détention qu’en ultime ressort et passant en revue les avantages que comportent les alternatives à la détention du point de vue des États, en termes de respect des droits fondamentaux des personnes mais aussi en termes de coûts dans la mise en œuvre des renvois. Pourquoi les États montrent-ils donc aussi peu d’intérêt pour le recours à ces alternatives à la détention, en dépit des avantages indubitables qu’elles semblent offrir? Il se pourrait que la réponse à cette question réside dans le fait que les alternatives proposées ignorent la fonction disciplinaire de la détention administrative de migrants.  

Dans le contexte de l’immigration, la détention est habituellement pensée comme un moyen de faciliter le renvoi de ressortissants étrangers en situation irrégulière[1]. J’arguerais, toutefois, qu’il est nécessaire de distinguer entre deux moyens différents par lesquels les États visent cet objectif. Le premier – et le plus généralement reconnu – est celui que j’appellerais la ‘fonction administrative’ de la détention des migrants : un moyen exclusivement destiné à garantir la présence des individus lors de l’exécution du renvoi. Néanmoins, les États comptent à présent de plus en plus sur une seconde fonction de la détention des migrants, qui consiste à employer la détention comme un instrument de contrainte visant à forcer les personnes à collaborer en vue de leur propre renvoi : et que je qualifierais de ‘fonction disciplinaire’ de la détention administrative.

L’évolution d’une fonction administrative vers celle disciplinaire de la détention est particulièrement évidente dans le cas de la Suisse.

La loi suisse de 1986 sur le séjour des étrangers prévoit une ‘détention en vue du renvoi’ pour une durée maximale de 30 jours, lorsqu’une décision de renvoi est exécutoire et qu’existent de fortes présomptions que l’individu cherchera à se soustraire à celle-ci. Toutefois, en 1995, le droit des étrangers est modifié afin d’introduire de nouveaux motifs de détention liés à l’absence de coopération (refus de décliner son identité, de se rendre à des convocations sans motif valable, etc.). Il devient dès lors possible d’ordonner une détention non pas uniquement après qu’une décision de renvoi exécutoire soit entrée en force, mais après une décision de première instance, et même lorsqu’une procédure d’asile est toujours en cours. La durée maximale de détention passe alors de 30 jours à une année. Ces changements suggèrent que la détention n’est dès lors plus seulement conçue comme un moyen de prévenir la disparition des individus lorsque leur renvoi est possible, mais également comme un instrument visant à contraindre certains ressortissants étrangers, ne pouvant pas être directement renvoyés, à coopérer sous la menace d’une longue période de détention.  

Cette fonction disciplinaire de la détention sera explicitement affichée dans la nouvelle loi sur les étrangers de 2005, où est introduit un nouvel article intitulé ‘détention pour insoumission’ visant spécifiquement l’absence de collaboration. La détention peut alors être ordonnée au motif que le renvoi ne peut être exécuté en raison du comportement de la personne – et la durée maximale de détention est à nouveau prolongée, cette fois à 24 mois[2]. Cette augmentation de la durée maximale de détention a été explicitement justifiée devant le Parlement par son efficacité à forcer les individus même les plus récalcitrants à se soumettre aux injonctions des autorités.  

Particularité suisse ou tendance européenne?

Plusieurs points amènent à considérer que la fonction disciplinaire de la détention administrative d’étrangers n’est pas uniquement une particularité du droit suisse, mais qu’elle se retrouve bel et bien au niveau européen. Le premier point est lié au fait qu’en tant que signataire de la Convention Européenne des droits de l’homme (CEDH) et membre de l’espace Schengen, la Suisse ne pourrait tout simplement pas afficher de manière aussi explicite un objectif incompatible avec le cadre légal européen. Plusieurs arrêts rendus par le Tribunal fédéral suisse affirmant la compatibilité de la ‘détention pour insoumission’ avec la CEDH, démontrent en effet que le Tribunal considère l’usage de la détention administrative d’étrangers selon une fonction disciplinaire comme étant en conformité avec le droit européen.

Le second point est lié à l’interprétation générale que la Cour européenne des droits de l’homme elle-même donne de l’article 5.1 (f) de la CEDH. Le sous-paragraphe f) du premier alinéa stipule que nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans le cas de la détention d'une personne « contre laquelle une procédure d'expulsion ou d'extradition est en cours ». Certains commentateurs juridiques en ont conclu que le recours à la détention des migrants devait être limité à sa ‘fonction administrative’[3]. En 1999 toutefois, dans le cas Chahal contre GB, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt affirmant que: « cette disposition [article 5.1(f)] n’exige pas que la détention d’une personne contre laquelle une procédure d’expulsion est en cours soit considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir […][4] ». En affirmant explicitement qu’il n’est pas nécessaire de limiter la détention des migrants à sa fonction administrative (garantir la présence lors du renvoi), sans pour autant délimiter les autres cas où elle peut légitimement être utilisée, la Cour a ouvert la possibilité de son utilisation à des fins disciplinaires.  

Troisièmement, c’est dans la Directive retour de l’UE de 2008[5] que l’on retrouve la confirmation la plus explicite de l’usage de la détention selon une logique disciplinaire. L’article 15.1 (b), combiné à l’article 15.5, mentionne que la détention peut être ordonnée pour une durée de six mois dans les cas où l’individu concerné ferait obstruction au processus de renvoi. L’article 15.6 (a), par ailleurs, spécifie qu’au cas où la personne concernée manquerait à son devoir de coopération la détention pourra être prolongée de 12 mois supplémentaires. En d’autres termes, tant les motifs de détention que la durée maximale de la période de détention que prévoit la Directive retour corroborent, comme dans le cas de la législation suisse, l’utilisation de la détention selon une logique disciplinaire.

Dialogue et non pas coercition

Admettre que la détention administrative est bien employée selon une fonction disciplinaire, amène à comprendre l’une des raisons fondamentales du manque d’intérêt de la part des gouvernements pour la mise en œuvre de solutions alternatives. Toutes les mesures alternatives à la détention en vue de renvoi ne visent en effet qu’à garantir, par des moyens moins contraignants et coûteux, la présence de la personne lors de l’exécution de la décision de renvoi. Ces mesures apparaissent donc comme des substituts à la fonction administrative de la détention. Du fait de leur caractère peu contraignantes, ces alternatives ne permettraient toutefois pas de remplir la fonction disciplinaire du renvoi. Or, selon les tenants de l’approche disciplinaire ce serait l’usage de la contrainte ou la menace de celle-ci qui seule permettrait de garantir une mise en œuvre effective du renvoi. La prévalence de l’approche disciplinaire dans l’utilisation de la détention permettrait donc, selon cette lecture, d’expliquer la réticence des États à adopter des alternatives.

L’objectif de cet article n’est toutefois pas de rejeter toutes les alternatives à la détention comme étant inefficace, mais bien au contraire de questionner la logique disciplinaire sur laquelle semble reposer aujourd’hui toute la politique de renvoi des États. Une telle approche devrait être remise en question, non seulement du point de vue de sa conformité au droit international, mais également de son effet supposé sur la facilitation de l’exécution des décisions de renvoi. De nombreuses études remettent en question l’efficacité de l’usage de la contrainte comme moyen d’inciter les personnes à se conformer aux ordres des autorités. Contrairement aux présupposés actuels des gouvernements qui se tournent toujours plus vers la répression et la contrainte, c’est la mise en place d’une politique transparente et respectueuse de la dignité des individus qui apparaît en réalité comme apte à inciter les personnes à se conformer aux décisions rendues à leur égard.

Initier un débat ouvert sur la détention administrative permettrait aux gouvernements de fonder leur politique non pas sur des présupposés infondés et moralement discutables, mais bien au contraire sur les résultats de recherches empiriques. Dans cette optique, le rôle des organisations de défense des droits humains consisterait à plaider pour une politique de retour fondée sur le dialogue et l’accompagnement des personnes forcées de quitter le territoire, plutôt que sur la seule répression. Il en serait dans l’intérêt non seulement des personnes concernées, mais aussi des Etats souhaitant trouver des solutions efficaces aux difficultés liées à l’exécution des renvois.

 

Clément de Senarclens clement.desenarclens@unine.ch est Doctorant au Centre de droit des migrations, Université de Neuchâtel. www2.unine.ch/ius-migration



[1]Je me limite ici à la question de la détention en vue du renvoi et exclu, dans le cadre de cette analyse, la question de la détention visant à prévenir l’entrée illégale d’étrangers.

[2] Cette durée sera réduite deux ans plus tard à 18 mois suite à la transposition de la Directive retour (Directive 2008/115/EC) dans le droit national.

[3] Voire notamment: Noll, Gregor (1999). "Rejected Asylum Seekers: The Problems of the Return." International Migration, 37(1): 281. http://tinyurl.com/IM-Noll-1999

[4] Affaire Chahal c. Royaume Uni du 15 novembre 1996, Requête n° 70/1995/576/662, paragraphe 112.

 

 

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