Déplacements, fragilité et renforcement de la stabilité au Yémen

La présence d’un grand nombre de réfugiés ou de personnes déplacées de l’intérieur dans un pays est considérée comme un indicateur-clé de l’instabilité.[1] Selon cette mesure, mais aussi toutes les autres, le Yémen est l’un des États les plus fragiles du monde. Ce que l’on comprend moins bien toutefois, c’est comment le contexte influe sur la vulnérabilité des réfugiés, des PDI et des migrants eux-mêmes et quelles mesures sont possibles pour renforcer leur protection.

«Lorsque les troubles menacent, cherche refuge au Yémen.» Tel est le conseil donné par un hadith, une parole attribuée à Mahomet. Depuis la nuit des temps, un nombre incalculable de personnes ont suivi ce conseil et se sont rendues au Yémen pour y trouver la sécurité, à l’abri de la violence et de l’instabilité. Bien qu’il soit de loin le pays le plus pauvre de la région, le Yémen est le seul État de la Péninsule arabique qui soit signataire de la Convention de 1951, mais aussi du Protocole de 1967. Le pays continue en outre d’honorer la réputation de lieu de refuge dont elle jouit depuis longtemps.

Depuis 1991, la plupart des réfugiés arrivés au Yémen fuyaient le conflit prolongé de Somalie; sur les 242.000 réfugiés enregistrés au Yémen fin mars 2013, plus de 95% étaient somaliens, qui sont automatiquement reconnus comme réfugiés prima facie.[2] Les autres étaient originaires d’Éthiopie, d’Irak, d’Érythrée et d’autres pays encore tels que la Syrie, qui figurent tous en haut des classements de la fragilité des États. Signe révélateur de leur situation alarmante, les réfugiés arrivés au Yémen ont donc fui un État fragile pour se rendre dans un autre.

La plupart des réfugiés et demandeurs d’asile arrivant au Yémen ne sont pas conscients de la détérioration du contexte politique, sécuritaire et économique du pays. Ils ne sont pas non plus à l’abri de ses conséquences. Plusieurs centaines ont été de nouveau déplacés, cette fois au Yémen, et certains ont même perdu la vie dans les affrontements violents qui ont ébranlé la capitale, Sanaa, en 2011. En outre, ils ont été les victimes de harcèlements sporadiques, notamment suite à la circulation de rumeurs infondées qui laissaient entendre, en 2011, que le gouvernement recrutait des réfugiés pour aider à réprimer les protestations contre le régime et, en 2012, que des Somaliens étaient soupçonnés d’avoir organisé certains attentats-suicides contre des représentants du gouvernement. Comme le déplorait une réfugiée somalienne, arrêtée alors qu’elle rentrait chez elle: «Nous sommes venus ici pour fuir la guerre et maintenant nous sommes coincés dans la guerre des autres».

La crise politique de 2011 a également provoqué l’aggravation de la situation économique, qui s’est à son tour répercutée sur les réfugiés. De nombreuses réfugiées ont perdu leur emploi déclaré en tant que femmes d’entretien ou travailleuses domestiques, mais aussi leur emploi occasionnel. Les hommes ont eux aussi perdu des possibilités d’emploi, notamment dans le secteur de la construction, tandis que ceux qui continuent à travailler signalent une recrudescence des mauvais traitements sur le lieu de travail. Un nombre croissant d’enfants réfugiés n’ont eu d’autre choix que de trouver du travail pour aider leur famille. L’insécurité au Yémen, conjuguée aux difficultés économiques, a poussé plusieurs centaines de réfugiés à retourner en Somalie.

La «porte des lamentations»

Dans la plupart des cas toutefois, les nouveaux arrivants continuent de rejoindre le Yémen, et même en nombre plus élevé que jamais, à la recherche d’un lieu sûr ou d’opportunités économiques durables ou temporaires, avant de se rendre plus loin. En 2011, alors que la famine ravageait la Corne d’Afrique et qu’une crise politique accompagnée de violences secouait le Yémen, plus de 103.000 personnes (le double du chiffre de 2010) ont débarqué sur les rives yéménites. Puis l’année 2012 a apporté le flux de réfugiés le plus nombreux jamais enregistré (107.500 personnes). Selon toute attente, les chiffres seront identiques pour 2013 et pourraient même établir un nouveau record. Les Éthiopiens désirant trouver du travail dans le Golfe persique, et non solliciter l’asile au Yémen, composent la grande majorité (80%) des arrivées par voie maritime. Rien que qu’au cours des trois premiers mois de 2013, plus de 25.000 Éthiopiens se sont rendus au Yémen par la mer, soit directement de leur pays soit en passant par Djibouti; ce chiffre correspond à 277 nouveaux arrivants par jour.

La plupart de ces flux mixtes de migrants réguliers et irréguliers, de réfugiés et de demandeurs d’asile arrivent par le détroit de la Mer Morte nommé bab el-mandeb en arabe et qui signifie «la porte des lamentations». Comme ces traversées maritimes sont souvent organisées par des contrebandiers, la plupart de ces migrations restent dans l’ombre, indétectables par les activités de surveillance nationales et internationales; de surcroît, l’insécurité au Yémen empêche les patrouilles humanitaires de prendre contact avec les nouveaux arrivants avant les contrebandiers. Certaines personnes perdent la vie pendant le voyage qui doit les mener jusqu’au Yémen. Depuis 2008, bien plus de 1.000 d’entre elles n’ont pas survécu aux dangers de la traversée. Et pour celles qui arrivent à destination, les mauvais traitements sont monnaie courante et leur fréquence s’accentue.

Au vu de la fragilité de la situation politique et sécuritaire au Yémen, il peut paraître surprenant qu’un si grand nombre de personnes continuent d’entreprendre cette traversée périlleuse. Au contraire, plutôt que de dissuader les migrants, il semble que l’insécurité au Yémen rende plus facile l’accès au pays, dans la mesure où elle limite les activités nationales et internationales de surveillance du vaste littoral yéménite et de répression de la contrebande.

Indicateurs de stabilité

En plus d’être un pays d’accueil pour les réfugiés et un important centre de transit pour les migrants, le Yémen abrite aujourd’hui plus d’un demi-million de personnes déplacées de l’intérieur au cours des dernières années en conséquence de trois crises de déplacement différentes.

Premièrement, depuis 2004, six guerres successives dans le gouvernorat de Saada ont entraîné le déplacement de plus de 356.000 PDI. Bien qu’un cessez-le-feu signé en février 2010 soit toujours en vigueur, des affrontements armés localisés dans les gouvernorats voisins ont provoqué de nouveaux déplacements en 2011 et 2012. Parallèlement, la plupart des PDI ont à ce jour été réticents à rentrer chez elles en l’absence de solution politique au conflit, de garanties de sécurité pour tous les civils, de campagne de déminage exhaustive et de reconstruction des propriétés individuelles et des infrastructures publiques fortement endommagées par les combats.

Deuxièmement, la violence née de l’agitation politique ayant traversé le pays en 2011 a également provoqué des déplacements internes, en particulier au sein et autour de Sanaa, la capitale. Ces violences ont entre autre provoqué le déplacement de réfugiés, de PDI qui avaient déjà fui les conflits à Saada et de civils déplacés pour la première fois. Au cours de l’année 2012, la plupart des personnes déplacées par les turbulences ont pu retourner chez elles, même si elles ont toujours besoin d’un soutien en vue de trouver une solution durable.

Troisièmement, le conflit dans le gouvernorat d’Abyan en mai 2011 a déplacé quelque 167.000 personnes à travers cinq gouvernorats du sud du pays. En juin 2012, après que le gouvernement avait déclaré avoir éradiqué d’Abyan les groupes armés antigouvernementaux, les PDI pouvaient commencer à envisager la possibilité du retour. Au départ, les retours se faisaient sur une base limitée et provisoire en raison du nombre important de mines antipersonnel et de munitions non explosées, des préoccupations pour la sécurité générale et du haut degré d’endommagement des infrastructures. Pourtant, à la fin du mois d’avril 2013, 95% de ces PDI avaient pris le chemin du retour et commencé à reconstruire leur vie à Abyan.

Une analyse récemment menée par le gouvernement sur les facteurs d’instabilité au Yémen a révélé que les PDI, les rapatriés et les communautés d’accueil comptaient parmi les populations les plus touchées par la crise politique nationale de 2011 mais aussi les plus vulnérabilisées par la crise humanitaire. Il est donc crucial de trouver des solutions au déplacement interne au Yémen, non seulement pour les PDI elles-mêmes mais également pour la promotion de la stabilité générale à l’échelle du pays. En effet, au Yémen comme ailleurs, les PDI peuvent être comparées au «canari dans la mine de charbon», dans la mesure où leurs conditions et leurs perspectives sont des indicateurs-clés de la probabilité d’instaurer une paix durable et de stimuler le développement, mais aussi de la possibilité d’une reprise des conflits et d’une nouvelle spirale de violence.[3]

La Conférence nationale de dialogue (National Dialogue Conference), qui se tiendra en mars 2013 et se poursuivra pendant six mois, sera essentielle pour le processus transitionnel et, donc, la stabilité future du Yémen. En plus de réviser la constitution, les objectifs approuvés de ce processus portent sur l’adoption de «mesures nécessaires, juridiques ou autres, pour renforcer la protection des groupes vulnérables et de leur droits». L’importance accordée aux témoignages et aux perspectives des PDI, en tant que l’une des populations les plus affectées par l’instabilité dans le pays, sera un élément essentiel de l’inclusivité et de la légitimité du processus.

Le succès en dépit de la fragilité ?

Alors que le Yémen souhaite prendre le chemin qui mène de la fragilité à la stabilité, le Programme transitionnel pour le développement de la stabilisation, 2012-2014 (PTDS) du Gouvernement définit quatre priorités et actions urgentes pour promouvoir la stabilité dans le pays: (i) finaliser le transfert de pouvoir dans des conditions pacifiques; (ii) restaurer la stabilité politique et sécuritaire; (iii) répondre aux besoins humanitaires urgents; et (iv) atteindre la stabilité économique. Parmi les actions urgentes à entreprendre pour instaurer la sécurité, la stabilité et l’État de droit, il est nécessaire de réviser et continuer à développer la législation nationale visant à «[r]ésoudre les problèmes qui accablent les groupes vulnérables tels que les femmes, les PDI, les demandeurs d’asile et les réfugiés en plus des questions relatives à la gestion du trafic des personnes et de la migration». Pour garantir la stabilité, il faut également «agir urgemment» pour «répondre aux besoins humanitaires immédiats», notamment en portant assistance aux PDI et aux autres groupes vulnérables mais aussi en indemnisant les personnes dont la propriété privée a été endommagée durant les conflits. En vue de promouvoir la croissance économique, réduire le chômage et atténuer la pauvreté, le PTDS comprend un programme économique à moyen terme qui reconnaît le besoin d’élargir la protection sociale, notamment par le biais de dispositions spécifiques «pour répondre aux problématiques liées aux crises, comme de fournir un abri aux PDI».

Le soutien de la communauté internationale est essentiel à ces mesures de stabilisation et aux autres qui seront adoptées. Concernant les réfugiés, l’UNHCR travaille avec le gouvernement de transition pour développer une législation nationale à leur égard et renforcer le régime national de l’asile. Toutefois, il est primordial que les flux migratoires de la Corne d’Afrique vers le Yémen soient reconnus comme un problème affectant non seulement le Yémen mais aussi l’ensemble de la région. À cette fin, le gouvernement du Yémen a décidé de prendre les devants en organisant, de sa propre initiative et avec le soutien de l’UNHCR et de l’OIM, une conférence régionale en 2013 visant à élaborer une stratégie de gestion du flux migratoire et de lutte contre la contrebande et le trafic des êtres humains dans la région.

Parallèlement, la situation des PDI a commencé à connaître des améliorations, la plus notable étant le récent retour en masse des PDI à Abyan. Le défi consiste dorénavant à garantir la durabilité de ces retours, notamment en reconstruisant les infrastructures permettant d’accéder aux services essentiels et en rétablissant les moyens de subsistance, la gouvernance et l’État de droit. Simultanément, il est aussi important de prêter une plus grande attention et de consacrer plus de ressources, au niveau national comme international, à la réalisation de progrès semblables afin de trouver des solutions durables pour les PDI déplacées en plus grand nombre, et depuis plus longtemps, par les conflits qui ont sévi à Saada.

En effet, les progrès décisifs ayant permis de trouver des solutions durables pour les PDI déplacées par le conflit d’Abyan ont donnée une nouvelle impulsion aux efforts visant à solutionner le déplacement interne dans l’ensemble du Yémen. En novembre 2012, le Premier Ministre a commandité l’élaboration d’une politique nationale relative aux PDI, un projet qui bénéficie de l’appui de l’UNHCR. Cette politique vient d’être finalisée par un large processus consultatif et elle devrait, selon toute attente, être adoptée par le gouvernement dans les plus brefs délais, au cours de cette année. Le Yémen fera alors partie de ce groupe de pays encore relativement peu nombreux, quoiqu’en nombre croissant, à s’être doté d’une politique nationale relative aux PDI. Cette adoption constituera une étape-clé de la responsabilisation de l’État face au déplacement interne, qui devra concerner non seulement l’adoption mais aussi l’application de cette politique.[4]

En conclusion, la situation actuelle au Yémen se caractérise non seulement par une instabilité générale mais aussi par des fragilités spécifiques aux réfugiés, demandeurs d’asile, migrants et PDI. Cependant, le cas du Yémen indique aussi qu’il est possible, même dans les États les plus fragiles, de prendre des mesures nationales et internationales pour renforcer la protection de ces groupes et que ces mesures sont impératives pour promouvoir la stabilité nationale. La stabilité est étroitement liée à l’efficacité de la gouvernance, qui peut elle-même être jugée par le degré de protection accordée par une société à ces éléments les plus vulnérables. Les efforts que le gouvernement transitionnel du Yémen entreprend actuellement pour consolider le régime national d’asile, gérer la migration mixte (dont les efforts pour combattre la contrebande et le trafic) et solutionner le déplacement interne sont tous des grands pas en avant dans la bonne direction.

 

Erin Mooney mooney@unhcr.org a travaillé comme responsable principale de la protection pour l’UNHCR au Yémen de décembre 2011 à juin 2013.



[1] The Stability Assessment Framework: Designing Integrated Responses for Security, Governance and Development (Cadre d’évaluation de la stabilité: Élaborer des interventions intégrées en faveur de la sécurité, de la gouvernance et du développement), Institut Clingendael des Pays-Bas, ministère des Affaires étrangères (janvier 2005), disponible sur http://tinyurl.com/Clingendael-stability . Indice des États faillis 2012, Fonds pour la paix, disponible sur: http://ffp.statesindex.org/indicators.

[2] Source des chiffres cités: http://tinyurl.com/YemenUNHCR

[3] William O’Neill, «Internal Displacement and Peace building: Institutional Responses», Refugee Survey Quarterly, Vol. 28, No 1.

[4] Voir Erin Mooney, «Responsabilité étatique et déplacements internes: cadre d’intervention», supplément d’octobre 2005 de la Revue des migrations forcées www.fmreview.org/en/FMRpdfs/FMR24/IDP%20Supplement/05.pdf et Elizabeth Ferris, Erin Mooney et Chareen Stark, From Responsibility to Response: Assessing National Approaches to Internal Displacement

http://tinyurl.com/Brookings-responsibility2011

 

 

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