Débloquer les situations de déplacement prolongé

Pour «débloquer» les situations de déplacement prolongé – et souvent même oubliées – la communauté internationale devra s’éloigner de la rigidité des solutions actuelles et trouver de nouvelles stratégies plus innovantes.

Le concept des situations de déplacement prolongé s’appuie sur la vision de populations majoritairement sédentaires qui attendent des solutions durables (c.-à-d. permanentes et viables) et de pouvoir obtenir des papiers pour vivre une vie réglementée par des limites bien définies et acceptées (d’un État, d’un statut officiel et d’un comportement attendu). L’ajout de l’étiquette «prolongée» implique simplement qu’il s’agit d’une situation quelque peu exceptionnelle. Pourtant plus des deux tiers (7,1 millions) des 10,4 millions de réfugiés dans le monde se trouvent dans des situations d’exil prolongé[1] tandis que les situations de déplacement interne persistent durablement dans plus de 40 pays. Ces situations n’ont donc rien d’exceptionnel: au contraire, on pourrait dire qu’elles constituent dorénavant la norme, alors que seules quelques situations de déplacement ont pu être résolues de manière satisfaisante.

«Unlocking crises of protracted displacement for refugees and IDPs» (Résoudre les crises de déplacement prolongé pour les réfugiés et PDI) est le titre d’une étude récemment menée par le Centre d’études sur les réfugiés en collaboration avec l’Institut norvégien des Affaires internationales, le Conseil norvégien pour les réfugiés et l’Observatoire des situations de déplacement interne, et financée par le ministère norvégien des Affaires étrangères. Cette étude a pour objectif de développer de nouvelles manières de penser et de nouvelles approches pour aider à débloquer les situations de déplacement prolongé en s’appuyant sur deux situations actuelles (la Somalie et l’Irak) et une situation passée (l’Amérique centrale). Elle s’attache à quatre questions principales :

  1. les liens avec la fragilité de l’État et les schémas de gouvernance et de conflit
  2. comment les perceptions et les intérêts des personnes déplacées – mais aussi des communautés d’accueil, des réseaux transnationaux et de la diaspora – contribuent à façonner la situation dans laquelle elles se trouvent
  3. comment recourir plus flexiblement aux solutions durables disponibles
  4. les initiatives novatrices qui proposent des nouvelles solutions pour débloquer les situations de déplacement prolongé.

 

Alors que chaque situation présente des caractéristiques qui lui sont propres, il est également évident que certains problèmes sont communs à plusieurs de ces situations. Les premières conclusions des recherches menées mettent en lumière le caractère inadapté des trois solutions durables, pourtant acceptées depuis longtemps. Les personnes ne sont pas disposées à retourner chez elles tant que le degré d’insécurité demeure élevé et que la gouvernance reste faible ou inexistante; l’intégration locale se heurte à des résistances dans les pays d’accueil; et la réinstallation n’est possible que pour quelques personnes puisque les pays occidentaux soumettent les entrées à des contrôles de sécurité stricts et inflexibles. Enfin, les déplacés s’apparentent à un problème apparemment insoluble pour la communauté internationale comme pour les États où ils résident, puisqu’ils semblent indifférents à cet ensemble de «solutions durables».

Le déplacement prolongé est souvent accepté, même si c’est avec réticence, comme un état des choses semi-permanent alors que les solutions durables impliquent de trouver une solution avec un «état final». Cependant, cela s’accorde assez peu avec les modes d’intervention flexibles, expérimentaux et souvent politiquement risqués dont nous avons besoin face à des déplacements fluides et épisodiques. Pour survivre, les populations en situation de déplacement prolongée déploient des stratégies d’adaptation et de mobilité qui, bien qu’informelles, doivent être intégrées aux solutions proposées.

Les recherches révèlent que l’intégration et l’installation de facto sont une conséquence inévitable du déplacement prolongé, malgré les tactiques officielles, juridiques ou politiques déployées pour empêcher cette éventualité. Mais elles montrent aussi que les populations concernées ne sont ni statiques ni immobiles et que le déplacement encourage de nouveaux schémas et processus de mobilité. Les réfugiés et PDI ayant vécu dans des conditions de déplacement prolongé ont une propension à recourir à des stratégies de migration secondaire et irrégulière, ce qui semble indiquer qu’ils préfèrent trouver leurs propres solutions – ou qu’ils n’ont pas d’autre choix. Cette attitude relève à la fois de la gestion des risques et de la recherche pratique d’autres opportunités plus favorables. Étant donné les circonstances, de telles tactiques sont principalement temporaires et clandestines, et s’apparentent à une stratégie d’adaptation pragmatique visant à explorer la zone grise entre les deux extrémités que sont le déplacement et les solutions durables.

Ces résultats suggèrent que les pays d’accueil et la communauté internationale devraient adopter des politiques et des stratégies innovantes, politiquement courageuses et reposant sur des méthodes d’action multidimensionnelles, dont : une réglementation juridique plus souple (citoyenneté régionale ou autres formes de résidence plus sûres que les solutions habituellement proposées aux réfugiés, permis de travail plus flexibles, liberté de mouvement interne); de nouvelles politiques de développement de l’économie et des moyens de subsistance (programmes de développement durable et projets destinés aux déplacés et aux populations d’accueil locales); des stratégies pour passer de l’assistance humanitaire à l’assistance au développement; des politiques et des outils innovants au niveau régional (tels que des accords régionaux de mobilité); la révision des politiques relatives aux réfugiés (multiplication des possibilités de réinstallation à l’Ouest, de protection temporaire et d’asile); et l’autonomisation et l’engagement politiques (un plus grand nombre de mesures visant à faire participer les déplacés aux efforts de construction de la paix et de reconstruction). Ces suggestions permettraient de libéraliser radicalement le paradigme politique, actuellement si orthodoxe, ce qui ne serait pas déraisonnable au vu du besoin évident de se départir des «solutions» normales, qui ont échoué. La stratégie proposée s’appuierait sur ce que les populations déplacées essaient déjà de faire elles-mêmes et serait donc basée sur leurs propres intérêts, capacités et aspirations.

Il n’est pas rare que plusieurs vagues de déplacement se succèdent dans le cadre d’une même situation de déplacement prolongée. Ce phénomène de crises récurrentes, dans lequel les interventions se multiplient pour répondre aux crises aiguës qui vont de pair avec un exil prolongé, met en lumière l’incapacité chronique des États impliqués à fonctionner correctement. Toutefois, en nous concentrant principalement sur les fragilités des États et les «crises permanentes» de déplacement qu’elles provoquent, nous risquons de passer à côté d’autres types de déplacement, tels que ceux provoqués par des États répressifs plutôt que des États faillis. En comprenant mieux ces différentes formes de déplacement, les acteurs internationaux seront plus à-mêmes de définir des politiques adaptées à chaque situation.

Refaçonner les «solutions»

Une tâche bien difficile attend les acteurs internationaux cherchant à subvenir aux besoins d’une population déplacée qui insiste souvent pour ne pas qu’on lui colle l’étiquette «réfugiés». Dans chacune de nos trois études de cas, la migration – dont la migration saisonnière, permanente et circulaire aux niveaux transnational, régional et local – constitue un élément crucial de la réaction des populations face à leur déplacement prolongé. Le meilleur moyen peut-être de décrire la migration (un terme plus approprié serait celui de «mobilité») est de parler du recours délibéré et stratégique à la mobilité pour maximiser son accès aux droits, aux biens et aux opportunités. Lorsque la qualité de l’asile proposé est minimale et que l’accès à la protection formelle est limité, il n’est pas d’une grande utilité d’établir une distinction entre mouvement secondaire «forcé» ou «volontaire».

Il est également important d’associer le déplacement prolongé à la baisse de qualité de la protection accordée par l’asile, afin de souligner que la qualité des solutions réside souvent dans la qualité de l’asile. La recherche de «solutions» éclipse la question de la baisse de la qualité de la protection offerte par l’asile, bien que cette recherche semble mettre en lumière le besoin urgent de concentrer nos efforts sur les moyens de garantir une protection adaptée pendant le déplacement, et en attendant qu’une solution à long terme soit trouvée.

De même, l’on ne peut pas reconnaître l’importance de la mobilité sans reconnaître, en parallèle, la profonde réticence de la communauté internationale à soutenir la migration des personnes déplacées. La construction d’un cadre favorisant la migration et le mouvement des déplacés dans des conditions sûres, régularisées et volontaires est une condition cruciale pour débloquer les situations de déplacement prolongé, sans pour autant perdre de vue la nécessité de renforcer la qualité de l’asile là où les déplacés se trouvent pour l’instant. De cette manière, débloquer les situations de déplacement prolongé ne s’apparente pas à entraver le mouvement des déplacés mais plutôt à faciliter l’exercice de leurs droits. Quant aux PDI, il est souvent plus difficile de définir là où s’arrête leur déplacement et là où commence leur migration. Une bonne solution serait peut-être de garantir que les PDI ne soient pas forcées de se déplacer mais qu’elles soient, au contraire, libres de se déplacer.

La réinstallation est un processus hautement politisé, un instrument politique que les États utilisent pour servir leurs objectifs politiques. Les réactions des réfugiés face aux possibilités de réinstallation revêtent également un caractère profondément politique. Ainsi, au vu des réalités politiques qui refaçonnent la réinstallation, comment pouvons-nous définir des politiques de réinstallation qui soient mieux adaptées aux besoins des populations déplacées et permettent de débloquer les crises prolongées? Pour que la réinstallation remplisse correctement son rôle en tant que moyen de garantir la protection des personnes incapables de trouver cette protection dans leur premier pays d’asile, il est évident que nous devons offrir aux réfugiés un plus grand choix de lieux où se réinstaller et de possibilités de réinstallation, et donc de faciliter leur migration. Les pays développés pourraient contribuer à la multiplication des possibilités de migration offertes aux déplacés en réformant leur propre système d’immigration afin de permettre aux réfugiés de se déplacer facilement en tant que «migrants» plutôt qu’en suivant formellement le processus de réinstallation.

Même lorsque la migration de droit (c’est-à-dire la migration officiellement reconnue) est impossible, il semble clair qu’un certain degré de migration de fait soit inévitable, comme dans le cas des Irakiens et des Somaliens. Il serait donc préférable que les acteurs gouvernementaux reconnaissent cette réalité et réagissent en formulant des réponses politiques proactives qui refléteront mieux la dynamique des interactions entre les populations déplacées et les communautés d’accueil.

Pour les réfugiés de deuxième et troisième génération qui se sont auto-installés dans la communauté d’accueil, l’intégration de facto est déjà bien souvent une réalité. Supprimer les obstacles qui entravent l’accès au marché du travail et lever les restrictions de mouvement permettraient de faciliter l’interaction entre les déplacés et les communautés d’accueil et, par là-même, de favoriser l’intégration. De surcroît, encourager l’intégration de facto est un moyen de s’éloigner de la catégorisation systématique des groupes en tant que «déplacés» ou «hôtes» et de s’attacher, au contraire, aux engagements au niveau communautaire. Il ne s’agit pas seulement d’un programme ou d’une stratégie politique mais aussi d’une manière de reconnaître que le déplacement peut servir de stimulus au développement. Par exemple, dans l’étude de cas de l’Amérique centrale, le Mexique donne quelques indications quant aux conditions favorisant l’intégration; ces indicateurs suggèrent que l’intégration de facto constitue la base la plus solide de l’intégration de jure si elle s’appuie sur des affinités culturelles préexistantes et qu’elle est favorisée par des projets communautaires bien pensés. Les États d’accueil et la communauté internationale doivent accepter que, lors de situations de déplacement prolongé, un certain degré d’intégration de facto sera forcément observé, même en cas de recours aux camps de regroupement. Plutôt que d’essayer d’empêcher le développement progressif de tels liens, ils devraient chercher à garantir que ces liens soient productifs pour les communautés dans leur ensemble et éviter toute situation de précarité juridique qui exposerait les personnes intégrées de facto au risque d’être expulsées. En particulier, il serait utile d’encourager la reconnaissance des liens évidents qu’entretiennent les réfugiés de seconde génération avec leur communauté d’accueil.

Il semble certain que la fixation (surtout par les États) sur le retour permanent en tant que seule solution viable au déplacement a contribué à créer l’impasse politique qui se trouve à l’origine de nombreuses situations dé déplacement prolongé. Ce dont nous avons besoin par-dessus tout, c’est d’un recadrage du rapatriement en tant que processus plus séquencé et fragmenté qui implique une reconstruction graduelle de la citoyenneté dans une communauté d’origine. Le retour semble également plus efficace lorsqu’il peut être associé à d’autres stratégies telles que la réinstallation transnationale ou la double résidence/citoyenneté régionale. Une telle combinaison de stratégies peut aider les réfugiés à étaler les risques associés au retour dans un endroit anciennement caractérisé par la persécution et la violence. Il est aussi important que le retour et la réintégration soient abordés dans le contexte du développement. Par exemple, encourager l’auto-administration des camps de réfugiés et favoriser l’accès des déplacés à des formations et de nouvelles expériences permettrait de poser les fondations d’un retour durable des Somaliens et d’un système de gouvernance, si bien sûr les conditions de sécurité le permettent. Encourager les PDI et les réfugiés à planifier leur retour selon des critères qu’ils auront eux-mêmes établis peut leur conférer un pouvoir considérable pour mettre fin à leur propre déplacement prolongé.

Tenir compte des contextes

Les trois études de cas démontrent clairement l’existence de liens entre déplacement prolongé et faiblesse endémique des relations formelles État-citoyens. Cependant, elles révèlent également l’existence d’autres types de citoyenneté. L’apparition de structures de gouvernance fédérales ou régionales, comme en Afrique de l’Ouest, pourrait aboutir à d’autres formes de citoyenneté, débloquant ainsi le déplacement prolongé en créant des conditions propices au retour. Il est donc important de reconnaître que ces nouvelles citoyennetés, qu’elles se trouvent au-dessus ou en dessous des structures formelles États-citoyens, pourraient débloquer certains aspects des situations de déplacement prolongé.

Bien souvent, c’est une crise de la citoyenneté ou de la gouvernance dans le pays ou la communauté d’origine qui constitue la cause fondamentale du déplacement prolongé. Il semble donc évident que le déplacement prolongé doit être appréhendé dans le cadre de discours plus généraux sur la construction de la paix ou la construction de l’État, mais aussi que la résolution du déplacement prolongé est généralement assujettie à la (re-)construction de structures de gouvernance étatique viables.

Alors que cette recherche apporte quelques conclusions générales telles que celle-ci et vient confirmer la nécessité de reconsidérer ce que nous appelons les «solutions» au déplacement prolongé, il apparaît que les particularités de chaque situation constituent également des aspects importants à prendre en compte pour débloquer certaines situations. Cela signifie que :

  • cette reconsidération devrait se caractériser par une ouverture du sens souvent étroit ou figé que nous donnons au terme «solution»
  • les moyens d’atteindre de telles solutions devraient être plus divers et variés
  • la réalité des activités et des mouvements des personnes déplacées qui se trouvent en situation de déplacement prolongé peut servir de base sur laquelle s’appuyer pour mettre fin à leur déplacement prolongé.

 

Roger Zetter roger.zetter@qeh.ox.ac.uk est professeur émérite et ancien directeur du Centre d’études sur les réfugiés. Katy Long c.long2@lse.ac.uk est maîtresse de conférence en développement international à la London School of Economics et chargée de recherche au Centre d’études sur les réfugiés.

Le rapport final, de même que les rapports d’études de cas et d’atelier sont disponibles en ligne sur www.rsc.ox.ac.uk/research/governance/unlocking-crises. Consultez également le site web thématique du RSC sur les situations de déplacement prolongé : http://prsproject.org/ et RMF numéro 33 sur ‘Le déplacement prolongé’ sur www.fmreview.org/fr/situations-prolongees .



[1] Définie par l’UNHCR comme une situation dans laquelle plus de 25 000 réfugiés sont en exil depuis plus de cinq ans et qui constituent, par définition, des déplacements pour lesquels il n’y a aucune solution en vue. UNHCR Tendances mondiales 2011: Une année de crises. Genève: UNHCR, 2012 www.unhcr.org/4fd6f87f9.html

 

 

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