Etablir un dialogue avec des groupes armés

Pour persuader des combattants de respecter les règles de la guerre, il est nécessaire de comprendre pourquoi les violations se produisent, comment les groupes armés opèrent, ce qu’il est possible de faire pour éviter les violations et comment engager le dialogue avec ces groupes.

Certains déplacements forcés peuvent être légaux en vertu du Droit international humanitaire (DIH) s’ils permettent d’assurer la sécurité d’une communauté ou s’ils sont motivés par des raisons  militaires impératives. Néanmoins, dans la plupart des cas les populations abandonnent leurs maisons parce que l’une ou les deux  parties au conflit ont violé le DIH. Lorsqu’une communauté vit ou craint les meurtres, les viols, les enlèvements ainsi que la destruction ou le pillage des maisons, la fuite est une réaction naturelle.

Toutes les parties impliquées dans un conflit armé – notamment les groupes armés – peuvent soit prévenir ou favoriser la perpétration de violations du DIH qui affectent les civils, et tout particulièrement les populations déplacées. Il n’est en aucun cas possible d’affirmer que les violations les plus graves sont toujours le fait des groupes armés, mais lorsque les agissements des groupes armés favorisent les violations, cela provient habituellement de décisions prises par le groupe plutôt que d’initiatives personnelles.  Au-delà du fait d’être potentiellement capables de perpétrer des violations, les groupes armés sont également potentiellement capables de protéger à la fois les résidents et les personnes déplacées.

 Apporter de l’aide aux victimes des violations du DIH est essentiel, mais il est également important d’agir en amont pour tenter de prévenir les violations qui pourraient entrainer un déplacement ou occasionner des souffrances supplémentaires à des populations qui sont déjà vulnérables. Un certain nombre d’organisations humanitaires cherchent à prévenir de telles violations lorsqu’elles parlent aux membres des groupes armés de la nécessité de protéger les personnes déplacées et les civils en général. Mais comment pouvons-nous nous assurer que ce type de dialogue produit le résultat escompté ?

La dynamique des violations

Si on cherche à avoir une influence sur les schémas de violations qui touchent les personnes déplacées, il est nécessaire, plutôt que de simplement tenter de prévenir des incidents isolés, de comprendre comment et pourquoi de tels schémas surgissent. Les violations du DIH impliquent des processus au niveau social et individuel, et nécessitent un certain degré de désengagement moral. De tels phénomènes deviennent possibles lorsque des groupes ou des individus trouvent le moyen de justifier des comportements qu’ils auraient auparavant considérés comme inacceptables et lorsque, dans le même temps, leurs chefs n’assument pas leurs responsabilités. De manière plus spécifique, le commandement d’un groupe armé peut pardonner ou ordonner des violations aux règles de la guerre, ou permettre qu’elles aient lieu.

Un groupe permet généralement que des violations aient lieu lorsque son système de commandement et de contrôle est faible. De petites unités opérant de manière isolée, des combattants sous l’emprise de la drogue et un manque de clarté au niveau des ordres, font partie des raisons qui expliquent pourquoi cela peut se produire. Ou alors,  et en plus – il se peut que les auteurs des violations n’aient simplement pas connaissance du droit. Même si l’ignorance du droit ne saurait constituer une défense en termes juridiques, nous devons reconnaitre qu’il s’agit parfois d’une véritable raison.

Un groupe pardonne les violations lorsque ses chefs savent que les combattants violent les règles de la guerre mais qu’ils ne font rien pour prévenir de tels actes ou pour en punir les auteurs. Il se peut que cela arrive parce que le commandement craint que les combattants ne passent à une autre faction, moins scrupuleuse, s’il agit pour prévenir ou punir les violations. Les chefs peuvent également pardonner des violations comme un moyen pour récompenser ou rémunérer les combattants, ou lorsque de tels actes sont considérés comme acceptables dans une culture donnée, comme cela peut être le cas en ce qui concerne le pillage.

Un groupe peut commettre des violations comme méthode de guerre. Cela peut arriver lorsque des combattants pensent que leur survie est en jeu, lorsque leur objectif réel est en soi un crime de guerre comme le génocide, lorsqu’ils effectuent le choix stratégique de protéger leurs propres combattants à n’importe quel prix, ou lorsqu’ils utilisent la violence ou la terreur pour contrôler des populations ou un territoire. Un groupe peut également commettre des violations pour démontrer sa force ou pour se venger, et également pour faire passer un message fort à l’ennemi.

Les groupes armés recouvrent un large spectre. Alors que certains ne sont guère plus que des bandes rassemblées par les circonstances, d’autres contrôlent des dizaines de milliers de combattants. De nombreux groupes armés administrent des ressources financières conséquentes – leurs dépensent peuvent fréquemment surpasser celles des ONG – et leurs chefs peuvent avoir une éducation très élevée. Parce que les groupes armés sont des organismes structurées, ils sont capables de prendre des décisions qui affectent le comportement de leurs membres, qui à leur tour subissent des pressions pour se conformer et obéir aux ordres.  Pour imparfaites ou faibles que soient ces organisations, elles ont davantage de pouvoir sur leurs combattants que n’importe quel travailleur humanitaire.

Limiter les violations

Les groupes armés adoptent des mesures politiques et des règles de fonctionnement. Certaines de ces décisions peuvent contribuer à prévenir les déplacements, réduire la durée des déplacements s’ils ont lieu, ou réduire l’incidence des autres violations à l’encontre des communautés.

Les mesures politiques au niveau le plus élevé du groupe, associées aux décisions de politique sur la doctrine, l’éducation, la formation et les sanctions, risquent d’avoir un impact significatif, dans la mesure où elles peuvent rendre les violations plus ou moins probables. Mais même si les chefs au plus haut niveau prennent les ‘bonnes’ décisions, cela ne fera pas nécessairement cesser les violations complètement, dans la mesure où des combattants ou commandants individuels conservent une certaine indépendance. Aucune décision n’empêchera comme par magie certaines personnes de rejoindre un groupe armé pour se remplir les poches, et n’évitera pas non plus que des individus avec des problèmes psychologiques ne commettent des violations. Cependant, les décisions et les ordres émanant des échelons le plus élevés d’un groupe armé influenceront le comportement de la grande majorité des commandants et des combattants.

L’approche la plus commune pour prévenir les violations et de demander que tous les combattants respectent un code de conduite fixant les règles que le commandement considère comme essentielles. L’exemple le plus célèbre est le code Maoïste chinois Trois règles et huit remarques, souvent utilisé par d’autres mouvements idéologiquement proches. Ce document interdit expressément le pillage, le vol, l’extorsion et les mauvais traitements envers la population ainsi que  la violence sexuelle envers les femmes et le mauvais traitement des prisonniers.

Le Mouvement des Nigériens pour la Justice (MNJ) en est autre exemple. Au cours du conflit au Niger de 2007-2009, toutes les recrues du MNJ devaient prêter un serment sur le Coran selon lequel elles s’engageaient à ne pas maltraiter les civils ou endommager leurs biens.

Les humanitaires disposent de réelles opportunités pour avoir un impact positif sur de telles mesures en persuadant les groupes armés d’adopter des politiques compatibles avec des normes internationalement reconnues.

Comment persuader

Il y a quelques années, en République Démocratique du Congo, un délégué du CICR a donné un cours sur le DIH à un groupe de miliciens. L’un des arguments qu’il a développé concernait l’importance de ne pas piller. Le groupe a répondu positivement à la présentation – mais la semaine suivante, ces mêmes personnes ont pillé l’aide que le CICR venait de distribuer.

Qu’est-ce qui a mal tourné ? De nombreux humanitaires ont découvert avec consternation, que le simple fait d’expliquer le DIH ou de se placer dans une position moralement plus élevée n’implique pas nécessairement que les parties à un conflit ‘voient la lumière’ et changent leur manière d’agir. Informer les décideurs et les commandants des normes légales en vigueur est essentiel mais il faut renforcer cela par des arguments persuasifs qui montrent que ces normes ont une réelle pertinence pour la personne capable de prendre des décisions et de donner des ordres. Ceci est tout particulièrement vrai  au vu de la perception, partagée par de nombreux commandants, selon laquelle le DIH est « un droit définit par les Etats et violé par les Etats » (commentaire qu’un commandant a fait à l’auteur en 2009).

Comme dans la plupart des organisations, le groupe armé limite l’indépendance de l’individu. Cependant, les individus ne perdent jamais entièrement leur indépendance, et la plupart d’entre eux vont se trouver dans des situations où ils peuvent prendre leurs propres décisions. C’est le cas pour des combattants individuels qui ont souvent le choix de permettre aux personnes déplacées de passer sans danger un barrage routier ou de leur voler les quelques biens qu’elles transportent. Ceci est encore plus vrai au niveau des commandants et des chefs politiques, lorsque des individus donnent des ordres qui affectent le comportement de leurs subordonnés. Il est important de reconnaitre la marge d’indépendance qu’un individu en particulier peut avoir au moment d’agir, comme l’est également de comprendre comment adapter nos arguments pour persuader la personne que nous avons en face de nous que ce que nous disons est particulièrement pertinent pour elle.

Le pouvoir de persuasion peut être considérablement augmenté si les humanitaires suivent trois principes:

  • Prendre le temps de discuter.
  • Semer tout d’abord le doute plutôt que d’essayer de convaincre.
  • S’appuyer sur l’image que l’autre veut donner de soi.

Prendre le temps de discuter est une condition préalable à tout exercice de persuasion efficace. Cela signifie que les deux parties échangent des idées et posent des questions, et implique que le travailleur humanitaire soit disposé à écouter. Persuader quelqu’un n’est pas un processus rapide et facile ; cela fonctionne en construisant peu à peu une argumentation, parfois pendant des mois. 
Il n’est pas raisonnable d’imaginer qu’un commandant qui a combattu d’une certaine manière pendant des mois ou des années va être disposé à changer ses méthodes après une seule rencontre. Il est tout aussi peu réaliste de s’attendre à ce qu’un commandant expérimenté n’ait pas d’opinion et qu’il accepte notre position sans argumenter. Poser des questions est souvent plus efficace que de se contenter d’énoncer une position.

Plutôt que de tenter de convaincre l’autre personne, le premier objectif de l’humanitaire devrait être de semer le doute. Une fois que votre contact commence à douter du bien-fondé de ses pratiques, il peut s’avérer possible de trouver des solutions pragmatiques. De telles solutions peuvent initialement ne pas être entièrement conformes au droit, mais constituer toutefois une amélioration de la situation. Par exemple, si nous pouvons rappeler à  un commandant que les enfants soldats représentent un problème de commandement et de contrôle en termes militaires (ce qui est le cas), il peut être plus enclin à discuter de la démobilisation de certains enfants soldats ou de mettre fin au recrutement d’enfants dans les camps de PDI.

La flexibilité est essentielle. Une approche du tout ou rien, se termine habituellement par rien. Bien évidemment, les travailleurs humanitaires ne devraient pas faire de compromis sur les normes  internationales, mais un accord sur des sujets moins contentieux peut permettre d’ouvrir une brèche pour entrer en matière ensuite sur des thèmes plus difficiles.

Faire appel à l’image du groupe est un levier puissant lorsqu’il s’agit de provoquer un changement de comportement. Peu de membres de groupes armés se voient comme des criminels de guerre poursuivant un but indigne ; la plupart se considèrent comme des combattants décents, luttant pour une noble cause. Renforcer cet aspect et utiliser des arguments qui font écho à leurs convictions peut s’avérer très utile. Même si un groupe a l’intention de commettre des atrocités, en appeler à leur honneur en tant que guerriers peut vous aider à garantir un passage sans risques pour des blessés, des personnes âgées ou des femmes. Néanmoins, les humanitaires doivent être conscients des dilemmes inhérents au fait même de discuter de tels choix.

Quelques arguments utiles

Les arguments dépendent du contexte de chaque situation et doivent être utilisés de manière créative ; il n’existe pas d’argument efficace dans toutes les circonstances. Utiliser toute une série d’arguments est habituellement ce qui est le plus efficace, même si c’est juste pour contribuer à établir la crédibilité de la personne qui défend certaines normes humanitaires. Les arguments que le CICR a le plus communément trouvés utiles dans des discussions avec des groupes armés, touchent aux domaines suivants :

Les convictions: les membres des groupes armés ont des convictions morales, religieuses et/ ou politiques, et ces convictions constituent souvent une motivation pour respecter au moins certains aspects du DIH. Par exemple, le SPLM au Sud Soudan a décidé brutalement de mettre un frein aux violations lorsqu’il s’est rendu compte que ses combattants malmenaient la population au profit de laquelle le mouvement déclarait être en train de combattre. Il est possible de s’appuyer sur ces convictions en montrant un réel intérêt et une volonté de comprendre, et en demandant à l’interlocuteur d’expliquer ce qui apparait comme contradictoire.

La politique-même du groupe: s’appuyer sur une déclaration unilatérale faite par le groupe, sur son propre code de conduite ou sur ses documents de politique peut fournir des arguments particulièrement solides.

L’impératif militaire: des principes militaires comme économiser les efforts, préserver la base  de l’économie ou le maintien du soutien populaire (‘cœurs et esprits’), peuvent aussi fournir des arguments convaincants en faveur du respect des principes du DIH.

L’humanité: les victimes des violations du DIH sont des êtres humains. Il est possible de rappeler à chacun sa famille et ses amis, et ce qu’il ou elle ressentirait si ces personnes chères étaient maltraitées de la même manière qu’il ou elle maltraite d’autres personnes. Un tel appel à une identité humaine partagée peut avoir un effet puissant.

La respectabilité aux yeux du monde extérieur : de nombreux groupes veulent projeter à l’étranger une image positive, et sont sensibles aux arguments concernant le dommage fait à leur cause s’ils commettent des violations. Par exemple, un certain nombre de groupes birmans ont lancé des directives interdisant le recrutement des enfants lorsqu’ils ont réalisé qu’ils étaient – ou allaient être - mis sur la liste annexée au rapport du Secrétaire Général des Nations Unies sur les enfants et les conflits armés. 1

La légalité: Faire remarquer que l’illégalité d’un acte peut attirer l’attention sur des groupes qui par ailleurs se positionnent eux-mêmes comme respectueux du droit ou qui veulent pouvoir se placer du côté de la légalité.

Les poursuites internationales : dans les cas où des poursuites internationales se profilent à l’horizon, le respect du DIH peut être présenté comme un moyen pour les individus de se protéger : une enquête internationale suscite habituellement un grand intérêt pour ces normes. Cependant, cet argument peut se retourner dangereusement si l’humanitaire est suspecté de recueillir des éléments en vue de poursuites futures.

Aucun de ces arguments ne constitue  une réponse à toutes les objections ; utiliser la combinaison adéquate d’arguments au bon moment peut aider l’autre à reconsidérer son point de vue, et peut l’inciter à douter de sa position initiale. Mais pour cela, il faut que l’humanitaire connaissent ses arguments sur le bout des doigts et qu’il ne les répète pas de manière mécanique ; se voir asséner des ‘vérités’ simplistes peut au mieux faire rire.

Conclusion

Même si être compétent en communication, connaitre les dynamiques des groupes armés et garder un esprit ouvert sont des aspects importants, l’élément crucial reste la crédibilité.

La crédibilité provient à la fois du savoir et de l’expérience de l’individu, et de la performance dans un contexte donné de son organisation. Il est très rapide de se discréditer soi-même en utilisant des arguments basés sur une mauvaise compréhension du groupe armé concerné et de sa manière de fonctionner, de la culture et du contexte conflictuel, des enjeux humanitaires ou des implications du droit par rapport à la réalité militaire. Les humanitaires peuvent aussi se trouver discrédités par une contradiction (parfois même une contradiction apparente suffit) entre ce que prône l’organisation et ce qu’elle fait réellement. Les groupes armés observent souvent très minutieusement la fourniture d’assistance apportée aux communautés déplacées ; dans certains cas ces communautés incluront des membres de leurs propres familles. En dernier ressort, c’est  de l’ouverture à la persuasion du groupe armé que dépend pour beaucoup le succès. Mais lorsque c’est le cas, sans un minimum de crédibilité, même les meilleurs arguments humanitaires resteront sans effets.

 

Olivier Bangerter est Conseiller en matière de Dialogue avec les groupes armés au sein de l’Unité pour les relations avec les porteurs d’armes du Comité International de la Croix Rouge (ICRC http://www.icrc.org/).

 

 

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