Genre, conscription et protection, et la guerre en Syrie

Les difficultés subies par les hommes qui restent en Syrie, ainsi que les obstacles rencontrés par ceux qui choisissent de se soustraire au conflit en fuyant le pays, suggèrent qu’il est nécessaire de redéfinir les conceptions classiques de vulnérabilité et de considérer les hommes civils et leurs besoins comme une partie de la solution et non pas comme un problème.

Le cessez-le-feu humanitaire imposé en février 2014 dans certaines parties de Homs, en Syrie, a permis l’évacuation de la population civile, assiégée depuis longtemps et dont l’accès aux denrées alimentaires, aux soins et aux fournitures médicales s’étaient particulièrement réduit depuis la fin 2013. Alors que les femmes, les enfants et les hommes âgés ont été autorisés à quitter leur quartier, plus de 500 hommes âgés entre 15 et 55 ans ont été détenus dans la ville pour être soumis à un interrogatoire et des contrôles de sécurité.

La situation à Homs met en lumière la réalité du conflit dans l’ensemble de la Syrie : c’est-à-dire que les hommes de ces âges, mais surtout les plus jeunes, sont considérés comme des combattants potentiels en vertu de leur sexe. Cette caractérisation démographique signifie que, même si un homme ne porte pas d’armes et n’est pas engagé dans les combats, il est considéré au minimum comme une personne disposée à combattre. Il est donc perçu comme un atout ou comme une menace pour le régime, les mouvements d’opposition ou les autorités des pays d’accueil. Mais il n’est jamais considéré comme un civil neutre au même titre que les femmes, les enfants ou les personnes âgées.[1]

Conscription et combats en Syrie

Dans les zones de Syrie contrôlée par le régime, les hommes peuvent être enrôlés dès l’âge de 18 ans, indépendamment de leurs croyances ou convictions politiques. Un homme peut être exempté ou affecté à un certain type de services pour un nombre limité de raisons, par exemple s’il est fils unique ou s’il présente de graves problèmes de santé. D’un autre côté, un homme peut payer pour être exempté du service militaire ; en 2013, le gouvernement a augmenté ces frais d’exemption de 7500 à 15 000 dollars. Les études universitaires peuvent être un motif d’ajournement de la conscription et, si un homme travaille pour l’État ou vit en dehors du pays, il peut soumettre une demande de report annuel, pendant un maximum de cinq années consécutives. Depuis le début des hostilités, même les hommes ayant déjà complété leur service militaire ont été appelés à reprendre du service, jusqu’à l’âge de 42 ans.

Comme les politiques ne cessent de changer et qu’elles sont souvent appliquées de manière arbitraire, de nombreux syriens se montrent craintifs et hésitants concernant la possibilité de rester en Syrie et de contourner le système en restant dans la légalité. Un grand nombre d’hommes ayant l’âge de servir dans l’armée se sont soustraits aussi bien à la conscription qu’au service militaire après la création de l’armée syrienne libre (ASL) fin juillet 2011 et l’intensification de la répression violente opérée par le régime dans l’ensemble du pays. De nombreuses personnes affirment que le moment où tout a changé, c’est le jour où un officier est venu frapper à leur porte avec un ordre de conscription pour leur fils ou leur frère de 18 ans.

Après la mort de membres de leur famille, certains hommes deviennent chefs de famille et leur présence est donc nécessaire pour subvenir aux besoins de cette dernière, un rôle qu’ils ne pourraient pas remplir en tant que combattants réels ou potentiels en Syrie. D’autres personnes interrogées étaient des étudiants d’université qui étaient régulièrement harcelés ou dont le logement avait été détruit par le régime, afin de les empêcher de poursuivre leurs études et de mettre fin à leur exemption militaire. Ces jeunes hommes ont expliqué qu’ils avaient fui car ils ne souhaitaient pas gonfler les rangs de l’armée nationale, ni de l’opposition armée.

De plus, les hommes qui servaient dans l’armée syrienne ont expliqué avoir déserté car, entre autres raisons, on leur avait donné l’ordre de tirer sur les civils syriens qui protestait de manière non-violente dans les rues. L’existence d’une opposition militarisée face aux révoltes non-violentes est un facteur important pour les hommes qui choisissent de fuir la Syrie, même si certains d’entre eux se situent idéologiquement du côté de l’opposition. Pour tous ces hommes, rester en Syrie signifie soit de prendre les armes pour combattre, soit d’éviter le service militaire. Et si un homme qui évite le service militaire est arrêté, il risque d’être exposé à une détention prolongée, la torture et même la mort.

Ainsi, un grand nombre d’entre eux choisissent (ou sont forcés par leur famille) de fuir vers les pays voisins ou dans les zones non contrôlées par le régime, ou encore de rester cachés en Syrie. Certains nous ont parlé d’amis et de voisins qui s’étaient cachés ou avaient simulé l’enlèvement ou la mort afin d’éviter la conscription. Il est important que la communauté internationale, les Syriens et toutes les personnes concernées par le conflit reconnaissent que ces hommes ont choisi de ne pas se battre et de se soustraire au conflit malgré les menaces contre leur sécurité et celle de leur famille.

De nombreux Syriens considèrent les zones non contrôlées par le régime, qui se trouvent sous l’autorité de l’ASL ou des conseils locaux, comme des refuges sûr pour les personnes fuyant la conscription ou ayant déserté l’armée. Mais l’on signale également que dans ces régions, des adolescents âgés de 12 à 16 ans sont préparés à rejoindre les groupes islamistes djihadistes par le biais de campagnes d’endoctrinement, et certaines personnes ont expliqué avoir fui afin de sortir leur fils ou leur frère de cet environnement. Depuis mars 2014, l’extension de la campagne de bombardements aléatoires du régime, mais aussi les assassinats ciblés de militants non-violents dans leurs villes et villages des zones non contrôlées par le régime après que les groupes islamistes djihadistes ont pris le dessus, ont poussé un autre groupe d’hommes (en particulier ceux qui considéraient jusqu’alors ces zones comme relativement sûres) à prendre de nouveau la fuite, le plus souvent à l’étranger.

Difficultés pour quitter la Syrie

Toutefois, le droit de partir, ou le droit de trouver refuge dans un autre pays, n’est pas toujours accordé aux hommes qui tentent de fuir la Syrie. Alors que les autorités syriennes interdisaient déjà de quitter le pays aux hommes qui n’avaient pas complété leurs deux années de service militaire, ces restrictions ont été élargies en mars 2012, si bien que tous les hommes âgés entre 18 et 42 ans n’ont plus le droit de sortir du pays sans en avoir obtenu l’autorisation préalable, qu’ils aient ou non déjà réalisé leur service militaire.

Bien entendu, un grand nombre d’hommes peuvent fuir et fuient sans permission, en évitant les innombrables points de contrôle syriens sur les routes qui mènent au Liban et en Jordanie. D’autres ont quitté les zones contrôlées par le régime pour se réfugier dans les zones sous contrôle rebelle à proximité des frontières avec la Turquie et l’Irak. Même si ces hommes ne vivent plus sous la menace de l’enrôlement dans l’armée syrienne, ils restent exposés à d’autres risques liés à leur sexe. En fonction de leurs activités politiques personnelles ou celles de membres de leur famille, ils peuvent être détenus, torturés ou même menacés d’exécution par de nouveaux groupes militants. Comme ce sont des hommes, ils sont considérés comme une menace potentielle, soit en tant qu’instigateurs de violences soit pour leur résistance.

Quant aux hommes qui sont capables de traverser la frontière syrienne, des restrictions intermittentes bloquent leur arrivée par voie légale dans les pays voisins. Il existe donc deux catégories de Syriens au Liban, en Turquie, en Jordanie et en Irak : ceux qui y résident légalement et ceux qui y sont entrés clandestinement, sans être inscrits formellement au registre du système d’immigration du gouvernement d’accueil. Avant l’avancée d’ISIS en Irak, certains rapports indiquaient que le gouvernement central irakien refusait l’entrée des jeunes Syriens, bien que le gouvernement kurde régional au nord de l’Irak ait autorisé les Syriens à pénétrer sur son territoire et chercher du travail lorsque les frontières du pays étaient ouvertes. On ne sait pas encore quelles seront les conséquences de la prise de contrôle de différents postes frontières par ISIS sur le mouvement des réfugiés et sur ces politiques. Depuis 2013, la Jordanie interdit aux hommes non accompagnés de pénétrer sur son territoire. Par conséquent, certains ont dû voyager avec des femmes de leur famille ou se rattacher à d’autres familles pour traverser la frontière aux points de contrôle, tandis qu’un grand nombre d’entre eux ont choisi d’entreprendre un voyage long et dangereux par l’Est, à travers le désert, pour se rendre illégalement en Jordanie.

La discrimination contre les hommes voyageant seuls se base sur l’idée que les hommes et les garçons visiblement détachés d’une unité familiale posent une menace à la sécurité, contrairement aux hommes qui endossent un rôle de père, de fils, de frère ou de mari. Les hommes qui se trouvent dans cette situation sont donc doublement vulnérables car ils manquent non seulement de l’attention et de la protection de leur famille, mais ils sont en plus considérés comme une menace par les pays d’accueil. Il serait intéressant d’étudier si les politiques humanitaires ciblant les ménages dont le chef est une femme n’encouragent pas sans le vouloir la séparation des unités familiales, avec pour effet d’exacerber les risques aussi bien pour les hommes que pour les femmes.

Les limites de la protection hors de Syrie

Comme de nombreux jeunes hommes en âge de servir dans l’armée ont choisi volontairement de se soustraire au conflit, il est important que la communauté internationale, y compris les bailleurs, les médias, les gouvernements d’accueil et les décisionnaires les considèrent, par définition, comme des civils ayant droit à une assistance et en ayant éventuellement besoin. En général, on offre les mêmes protections aux civils de sexe masculin fuyant les conflits qu’aux autres civils. Toutefois, en période de crise humanitaire, les acteurs désignent souvent des groupes particuliers comme vulnérables, si bien que certains types d’aide sont acheminés vers les personnes considérées comme « à plus grand risque ». Dans le cas des réfugiés syriens, comme dans beaucoup d’autres, l’assistance cible plus avantageusement les femmes, les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées. Il ne s’agit pas ici de remettre en question les besoins de ces groupes ni leur degré de vulnérabilité en cas de conflit, mais plutôt de souligner que la catégorisation démographique sur laquelle se base la répartition de l’assistance humanitaire exclut tous les hommes qui ne sont ni des enfants, ni des personnes âgées ni des personnes handicapées.

Dans quelle mesure ces hommes en âge de servir dans l’armée sont-ils vulnérables ? En premier lieu, ils ne peuvent pas retourner en Syrie. Ceux qui se sont soustraits à l’armée ne peuvent actuellement pas retourner dans les zones de Syrie contrôlées par le régime car, en tant que déserteurs, ils pourraient être sanctionnés, emprisonnés et peut-être même exécutés. De nombreux déserteurs ne peuvent pas se rendre non plus dans les zones ayant échappé au contrôle du régime car leur appartenance antérieure à l’armée syrienne les rend suspects aux yeux des groupes rebelles. Et les hommes qui ont fui d’eux-mêmes, ou sous la pression de leur famille, les rangs de l’armée syrienne libre ou des groupes djihadistes ne peuvent pas rentrer en Syrie pour le même genre de raisons.

En second lieu, de nombreux jeunes réfugiés de sexe masculin en particulier rencontrent d’immenses obstacles financiers et psychologiques dans les pays d’accueil. De plus, comme les raisons de leur fuite ne sont pas reconnues, pas plus que le danger considérable qui les attendrait s’ils devaient retourner en Syrie, ces pays les considèrent parfois comme une menace à la stabilité sociale, politique et économique.

Le paradigme que nous utilisons actuellement pour analyser les vulnérabilités dans les situations de conflit place les jeunes hommes dans la catégorie des personnes dangereuses : des belligérants susceptibles d’être radicalisé enclin à la violence. En masquant les vulnérabilités, cette attitude a des répercussions néfastes sur les civils de sexe masculin, ainsi que sur leur famille, puisque les pays d’accueil craignent que les hommes seuls qui traversent leur frontière soient des combattants, qui souhaitent se rendre dans ce pays d’accueil soit pour se reposer et voir leur famille, soit pour recruter et organiser l’opposition armée, ou encore pour étendre l’ampleur géographique des combats. Des preuves indiquent d’ailleurs que cela se produit parfois. Toutefois, il y a aussi des hommes qui ont cherché refuge dans des pays voisins afin de se soustraire au combat et d’éviter de joindre les forces militaires de l’une des parties belligérantes. La communauté internationale et la communauté humanitaire en particulier devrait non seulement reconnaître, mais aussi soutenir, cette posture ; ces hommes sont le genre de personnes auxquelles nous devrions prêter attention dans le cadre de notre recherche de solutions pour mettre fin aux souffrances de millions de Syriens.

La quatrième convention de Genève (« relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre ») couvre les individus qui n’appartiennent pas aux forces armées, ne prennent pas part aux hostilités et se trouvent aux mains de l’ennemi ou des forces d’occupation. Ces dispositions prévoient, entre autres, que :

Les civils protégés DOIVENT :

- Être traités de manière humaine à tout moment et protégés contre les actes ou les menaces de violence, les insultes et la curiosité publique.

Les civils protégés NE DOIVENT PAS :

- Subir de discrimination en raison de leur race, religion ou convictions politiques.

- Être punis pour un crime qu’ils n’ont pas commis eux-mêmes.

Quatrième convention de Genève, en ligne sur www.refworld.org/docid/3ae6b36d2.html

www.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/TRA/380?OpenDocument&

 

La communauté internationale doit réexaminer les catégorisations démographiques ainsi que les concepts de vulnérabilité et de belligérance sur lesquelles elles sont basées. Au vu des risques auxquels ils sont exposés en étant forcés à combattre ou en essayant de se soustraire au combat, ces hommes devraient être une plus haute priorité, au même titre que les autres groupes « vulnérables » plus classiques. De plus, il faudrait encourager et aider les pays d’accueil à assouplir les restrictions imposées à leurs frontières, mais aussi à former le personnel de sécurité et le personnel des installations d’accueil aux postes-frontières afin que les hommes souhaitant véritablement s’échapper puissent le faire. En retour, la communauté internationale pourrait élaborer des programmes qui incluent des activités psycho-sociales, des activités de bénévolat et des formations professionnelles adaptées destinées aux hommes et répondant aux préoccupations des pays d’accueil concernant la menace que ces hommes pourraient poser. Les Syriens qui choisissent de ne pas se battre peuvent jouer un rôle clé pour mettre fin au conflit et participer à la définition de nouvelles possibilités pour l’avenir de la Syrie.

Rochelle Davis rad39@georgetown.edu est professeure adjointe au Centre d’études arabes contemporaines, Abbie Taylor act64@georgetown.edu est associée de recherche pour l’Institut d’étude de la migration internationale et Emma Murphy emm234@georgetown.edu est associée de recherche de premier cycle Mortara, travaillant toutes au sein de l’Edmund B. Walsh School of Foreign Service de l’Université de Georgetown. http://sfs.georgetown.edu

 

Cet article s’appuie sur plus de 100 entretiens réalisés auprès des réfugiés syriens établis en Jordanie, au Liban et en Turquie entre mi-2013 et début 2014.



[1] Pour en savoir plus à ce sujet, consultez Carpenter R C (2006) « Innocent Women and Children’: Gender, Norms and the Protection of Civilians ». Hampshire: Ashgate Publishing; Helton A C (1992) « Resistance to Military Conscription or Forced Recruitment by Insurgents as a Basis for Refugee Protection: A Comparative Perspective », San Diego Law Review; et Jones A, ed (2004) « Gendercide and Gender ». Nashville: Vanderbilt University Press.

 

 

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