Alors que la crise en Syrie se poursuit, les besoins humanitaires connaissent un essor rapide à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. Depuis le début de la crise en mars 2011, les organisations internationales ont vu leurs capacités à fournir de l’aide en Syrie fortement réduites. La plupart d’entre elles ont donc reporté leur attention sur la situation des réfugiés qui ont traversé la frontière pour rejoindre la Turquie, le Liban, la Jordanie ou l’Irak. Fin août 2013, l’UNHCR estimait le nombre de réfugiés à deux millions de personnes, en tenant compte de ceux qui ont fui en Égypte ou plus loin.[1]
La communauté internationale n’a pas encore trouvé une réponse appropriée à l’impact considérable que ces deux années d’influx massifs ont eu sur les pays voisins. Hélas, la plupart des priorités et des pratiques actuelles concernant la prestation de soins de santé en situation de conflit continuent de prendre pour référence les décennies passées, lorsque les conflits étaient généralement synonymes de camps de réfugiés surpeuplés abritant des populations jeunes issues de pays en développement. Cependant, la plupart des guerres contemporaines se déroulent dans des régions à revenu plus élevé, où les indicateurs de santé sont meilleurs, et se transforment en conflit prolongé. Ces facteurs modifient profondément le profil démographique et médical des populations touchées par les conflits.
Nord de l’Irak
Au cours de l’année 2012, de nombreux Kurdes de Syrie se sont réfugiés dans le nord de l’Irak voisin, gouverné par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Le camp de Doomiz, prés de la ville irakienne de Dohuk, a été ouvert en 2012 tandis que les autorités irakiennes ouvraient deux autres camps dans le sud-ouest du pays. Dix-huit mois après son ouverture, l’assistance fournie dans le camp de Doomiz est loin d’être acceptable. Les investissements destinés à l’eau et à l’assainissement n’ont jamais été suffisants, les différentes phases du camp n’ont jamais été correctement planifiées, peu d’acteurs internationaux sont présents et l’on note une absence profonde de vision à moyen et long terme pour anticiper les nouvelles arrivées dans le camp. Alors que les autorités kurdes avaient initialement adopté une politique accueillante pour les réfugiés, l’absence de soutien de la part de la communauté internationale les a finalement incitées à restreindre leur assistance de diverses manières, y compris par la fermeture de la frontière en mai 2013. Le KRG a permis aux réfugiés d’accéder gratuitement aux services publics mais ceux-ci commence à être surchargés.
Des affrontements plus récents dans l’Est de la Syrie ont poussé le KRG à rouvrir la frontière le 15 août 2013. Plus de 30.000 personnes ont afflué dans le Kurdistan irakien en quelques jours seulement, remplissant le camp de Kawargost, à Erbil, au maximum de sa capacité. Deux autres camps devraient ouvrir dans la région mais leur capacité leur permettra uniquement d’absorber les nouveaux influx, si bien qu’ils ne seront d’aucune utilité pour l’écrasante majorité de réfugiés éparpillés en milieu urbain.
Liban
Au Liban, les réfugiés sont arrivés en plusieurs phases. On comptait 20.000 réfugiés syriens en mais 2012, principalement dans la partie Nord du pays, alors qu’ils étaient 570.000 début août 2013 selon les informations de l’UNHCR – mais près de 1,3 million selon les autorités. En plus des 425.000 réfugiés palestiniens enregistrés au Liban avant la guerre, l’UNRWA estime que 50.000 personnes supplémentaires sont arrivées après avoir fui les camps pour réfugiés palestiniens de Syrie en raison des combats. Les réfugiés représentent dorénavant près de 25 % de la population totale du Liban, estimée à 4,2 millions d’habitants. Les autorités libanaises, ayant décidé de suivre une politique de «dissociation» par rapport au conflit syrien, ont laissé leurs frontières ouvertes et refusé d’ouvrir des camps de réfugiés. Par conséquent, ces derniers sont dispersés à travers tout le pays, et principalement dans des zones pauvres où les services sont déjà sous immense pression. La réponse à leurs besoins a souffert d’un sous-financement considérable.
Systèmes de santé
Bien que ses hôpitaux aient été détruits et son industrie pharmaceutique endommagée, la Syrie disposait de l’un des meilleurs systèmes de santé de la région avant la crise. Le profil épidémiologique et les besoins de la population diffèrent donc sensiblement des autres populations de réfugiés que les acteurs de l’humanitaire connaissent probablement mieux.
Le système de santé irakien a été considérablement affaibli par des années d’embargo suivies par l’invasion dirigée par les États-Unis et la guerre civile. Le système de santé libanais se base sur des prestataires privés, si bien que les personnes les plus vulnérables ont du mal à y accéder. Par exemple, une enquête menée par MSF a révélé que près de 15% des réfugiés interrogés ne pouvaient pas accéder aux soins hospitaliers car les frais afférents étaient hors de leur portée (jusqu’à 25% des coûts, le reste étant couvert par l’UNHCR). Neuf personnes interrogées sur dix ont confié que le prix des médicaments sous ordonnance constituait le principal obstacle à l’accès aux soins médicaux.[2] L’influx continu de réfugiés a accentué les pressions exercées sur ces deux systèmes de santé. Les structures de santé sont surchargées et ne sont plus en mesure de prendre en charge de nouveaux patients. Ces difficultés accroissent également les tensions entre les communautés d’accueil et les populations de réfugiés et doivent donc être surmontées le plus vite et le plus efficacement possible.
La «charge de morbidité» des pays à revenu intermédiaire
Les réfugiés des pays à revenu intermédiaire présentent un profil démographique et une charge de morbidité qui diffèrent du profile classique des réfugiés auprès desquels les acteurs humanitaires du monde entier ont l’habitude de travailler. Par le passé, les situations d’influx de réfugiés se caractérisaient par un taux de mortalité élevé lors de la phase d’urgence la plus aiguë, principalement dû aux épidémies, à l’exacerbation de maladies infectieuses endémiques et à la malnutrition. En revanche, aujourd’hui, la plupart de l’excès de mortalité et de morbidité dans ce type de situation provient de l’exacerbation de maladies chroniques existantes (tells que les maladies cardiovasculaires, l’hypertension, le diabète, la tuberculose et le VIH). Dans ce genre de situation, la continuité du traitement est essentielle. La complexité et la durée des maladies chroniques demandent une nouvelle manière de penser et de nouvelles stratégies.
La plupart des consultations de soins de santé primaire organisées au Liban et en Irak par MSF depuis début 2012 concernaient des maladies chroniques. La continuité du traitement, et non plus seulement l’accès au traitement, devient essentielle. Cependant, au cours d’entretiens avec des Syriens réfugiés aux Liban dans la vallée de la Bekaa et à Saida, plus de la moitié des personnes interrogées (52%) ont confié ne pas avoir les moyens de traiter une maladie chronique et près d’un tiers (30%) ont confié avoir dû suspendre leur traitement car il était devenu trop coûteux. En Irak, l’accès à un traitement est censé être gratuit mais en fait, en raison des ruptures de stock fréquentes, les réfugiés doivent acheter leurs médicaments dans des pharmacies privées.
Les maladies à propension épidémique représentent également toujours une menace pour les populations des pays à revenu intermédiaire touchées par les conflits. L’Irak a par exemple dû contenir une épidémie de rougeole en organisant une campagne de vaccination générale dans un camp de réfugiés. Le Liban connaît lui aussi des épidémies qui, malgré leur moindre ampleur, sont plus difficiles à contenir en raison de l’éparpillement de la population de réfugiés. L’incidence des maladies infectieuses demeure considérable, même si elle est plus faible que dans d’autres contextes. Face à ces réalités, il est crucial que les interventions préventives et curatives évoluent substantiellement pour inclure non seulement des soins primaires mais aussi des soins de santé de niveau secondaire et tertiaire, dont la prestation serait assurée gratuitement.
Les défis sanitaires dans les contextes ouverts et les camps
L’un des principaux problèmes concerne le lien entre l’enregistrement des personnes et l’accès aux services, dont les services de santé.[3] 41% des personnes interrogées ont confié ne pas être enregistrées, principalement par manque d’information sur la procédure d’enregistrement, ou parce que les centres d’enregistrement étaient trop éloignés, ou en raison des retards de traitement dans ces centres ou encore parce qu’elles craignaient de ne pas être en possession des documents officiels nécessaires et, donc, d’être renvoyées en Syrie.
Au Liban, et plus particulièrement dans la vallée de la Bekaa, les réfugiés sont tellement dispersés qu’il leur est extrêmement difficile d’accéder aux hôpitaux. De plus, même si l’UNHCR prend en charge certains frais d’hospitalisation des réfugiés, il ne les couvre pas tous. Au bout du compte, la plupart des réfugiés doivent payer pour accéder aux soins de santé secondaires ou tertiaires.
Le fait que la majeure partie des réfugiés syriens réside actuellement en milieu urbain plutôt que dans des camps pose de nombreux défis aux interventions médicales. Selon l’UNHCR, 65% des réfugiés de la région vivent en dehors des camps. Alors qu’au Liban, les réfugiés syriens sont éparpillés sur plus de 1000 municipalités, principalement dans des zones pauvres, en Irak ils vivent dans des camps et des villes. La diversité des environnements est un véritable défi pour les interventions médicales et sanitaires.
Dans un camp, il est possible de concevoir un système exhaustif et centralisé pour garantir l’accès à la santé, tandis qu’un simple système de surveillance des maladies à propension épidémique peut se révéler suffisant. Malheureusement, des épidémies se propagent parmi les réfugiés dispersés au Liban, que le système de surveillance en place n’est pas en mesure de détecter suffisamment tôt. Quoi qu’il en soit, les réfugiés en milieu urbain ont généralement un accès irrégulier aux services de santé car les systèmes publics des pays d’accueil, surchargés, ne parviennent déjà pas à répondre aux seuls besoins de la population locale. Les réfugiés urbains vivent souvent de manière informelle aux côtés des résidents. Comme ils présentent les mêmes besoins et les mêmes vulnérabilités et qu’ils partagent le même système de santé sous-financé, il est inévitable que cette situation influence l’attitude des résidents locaux envers les étrangers, une attitude qui finira par se transformer en exclusion et aboutir à une prestation de services inéquitable.
En Irak, la majorité des réfugiés réside en milieu urbain. L’accès aux soins de santé primaire et secondaire semble gratuit mais le système paraît débordé sous l’effet de la multiplication des consultations. Au Liban, comme en Irak, la répartition imprévisible de l’aide aux réfugiés syriens se traduit par une concurrence accrue pour de trop rares ressources. Les disparités économiques engendrées par cette répartition inégale nourrissent le ressentiment et une attitude ambivalente envers les réfugiés syriens. Les conditions de vie des réfugiés dans des contextes ouverts demeurent inadaptées; le paiement d’un loyer constitue un fardeau supplémentaire pour leur budget, si bien que la plupart vivent dans des abris inadaptés tels que des écoles, des mosquées et des bâtiments délabrés. Dans l’ensemble, l’assistance aux réfugiés syriens est toujours loin de répondre à leurs besoins.
Conclusions
Les politiques de santé et les interventions sanitaires n’ont pas suivi le rythme de l’évolution radicale des situations de conflits à travers le monde. Le conflit syrien ne fait pas exception. Les acteurs humanitaires doivent adapter leurs stratégies à la réalité vécue aujourd’hui par les réfugiés et à leur charge de morbidité particulière. Comme cette charge se caractérise dorénavant par des maladies chroniques, il semble également indispensable d’élaborer des interventions complexes qui tiennent compte de la continuité des soins. Néanmoins, les maladies à propension épidémique n’ont pas disparu, si bien qu’il est toujours nécessaire de mettre en place des systèmes de surveillance qui nous permettent d’anticiper et de prendre les mesures qui s’imposent.
Concernant l’assistance aux réfugiés syriens, il nous faut tenir compte des obstacles entravant l’accès aux soins de santé secondaires et tertiaires, tels que le coût des services, les horaires d’ouverture restreints et les longues distances. En outre, il est nécessaire d’intégrer systématiquement les traitements peu coûteux des maladies non infectieuses dans le système de santé. Enfin, tous les réfugiés vulnérables souffrant de troubles médicaux aigus devraient bénéficier d’un accès rapide à un éventail complet de soins hospitaliers.
Les réfugiés urbains éparpillés à travers le Kurdistan irakien et le Liban se heurtent à d’immenses obstacles pour accéder à l’aide. Ici encore, cette situation soulève la question du meilleur moyen de répondre aux besoins des personnes déplacées dans des contextes ouverts.
En août 2013, António Guterres, le Haut-commissaire de l’ONU pour les réfugiés, a expliqué à quel point il était urgent d’adopter une approche plus généreuse et cohérente face aux Syriens cherchant refuge et sollicitant l’asile en Europe. L’Allemagne et la Suède ont accepté près des deux tiers des Syriens recherchant une protection en UE; d’autres pays doivent aider les voisins de la Syrie à soulager leur fardeau en proposant l’asile ou la réinstallation. La crise syrienne a mis en lumière l’immense fossé qui sépare le besoin d’assistance et la réponse donnée. Face à ce type de crise, la planification et l’engagement à long terme des bailleurs, des États et des organisations est indispensable. Les voisins de la Syrie ont, la plupart du temps, accueilli, hébergé et aidé les réfugiés; mais si les autorités et les structures locales ne bénéficient pas d’un soutien adapté, les influx massifs finiront par provoquer le rejet, une fois que les capacités locales auront été affaiblies au point d’être épuisées.
Caroline Abu Sa’Da caroline.abu-sada@geneva.msf.org est directrice de l’unité de recherche de la branche suisse de Médecins Sans Frontières. Micaela Serafini micaela.serafini@geneva.msf.org est responsable de santé opérationnelle pour la branche suisse de Médecins Sans Frontières www.msf.ch
[2] Enquête menée au Liban par MSF en décembre 2012 www.doctorswithoutborders.org/publications/article.cfm?id=6627
[3] Enquêtes randomisées auprès de ménages à Saida, dans le camp Ein Al Helweh, dans la vallée de la Bekaa et à Tripoli, menées par MSF en mai 2012, décembre 2012 et juin 2013