Dans la plupart des cas, la meilleure façon de passer d’une phase de réponse humanitaire à une phase de développement n’est pas clairement identifiable immédiatement. Bien que le secteur de l’éducation ait publié des directives décrivant le processus de planification de la transition dans des « situations difficiles et affectées par une crise » [1], dans de nombreux contextes identifier collectivement et se mettre d’accord sur les besoins et les meilleurs moyens d’aller de l’avant reste un défi qui dépasse les capacités et la coordination des parties prenantes du secteur (notamment du gouvernement, des donateurs et des praticiens tant internationaux que locaux) ce qui a pour résultat de ne pas tenir compte de certains éléments clés de cette période de transition.
S’agissant de cette transition en Jordanie, l’approche clé du secteur de l’éducation reposait initialement sur un plan stratégique doté d’un cadre humanitaire et repose désormais sur un plan clairement axé sur le développement. Le plan initial (le chapitre sur l’éducation dans le Plan d’intervention jordanienne, PIJ[2]) a été élaboré par le ministère de l’Éducation en collaboration avec des partenaires humanitaires nationaux et internationaux. Le nouveau plan (Plan stratégique national de l’éducation du ministère de l’Education 2018–2022, PSE[3]) a été préparé par le ministère en consultations limitées avec d’autres acteurs. La transition du premier au deuxième plan a été relativement abrupte et l’attention accordée à ce qui se passe au cours de cette période entre les deux plans – celle où nous en sommes actuellement – est insuffisante. Dans la situation actuelle, les besoins mis en évidence dans le premier plan persistent, mais le nouveau plan n’indique pas comment continuer à les satisfaire.
En outre, des différences sont constatées dans la manière dont les deux documents définissent certains termes clés. Par exemple, le groupe cible du chapitre sur l’éducation du PIJ est identifié de manière générale comme comprenant « les enfants, les adolescents et les jeunes ». Au début de l’intervention humanitaire, l’idée était que tous les enfants pouvaient potentiellement intégrer le système éducatif formel, que ce soit de manière formelle à l’école ou dans le cadre d’une formation professionnelle ou supérieure, et tous les enfants relevaient du ministère de l’Éducation. Cependant, avec la prolongation de la crise et la modification des priorités et des politiques nationales en matière d’éducation, la rhétorique de l’intervention a remplacé le terme enfant par élève, de sorte que sont inclus seulement ceux déjà intégrés au système du ministère de l’Éducation, à savoir ceux qui sont inscrits dans l’éducation formelle, non formelle, supérieure ainsi qu’au sein d’une filière unique d’enseignement professionnel ; l’enseignement informel et d’autres formes d’enseignement professionnel ne relevant pas de ce système.
Les groupes vulnérables
En conséquence, ce sont les enfants extérieurs au système qui sont les plus vulnérables. Ils appartiennent à deux catégories : dans la première se trouvent des enfants exclus du système pour des raisons comme la pauvreté de leur famille (pouvant entraîner le travail des enfants ou le mariage précoce). Ce groupe comprend en grande partie des adolescents et inclut des Jordaniens vulnérables. Les besoins de ce groupe constituaient autrefois une préoccupation essentielle du secteur de l’éducation, mais ils ne reçoivent plus le même niveau d’attention ; parallèlement, la responsabilité de ce groupe n’a pas été clairement transférée au PSE (ni à aucun autre secteur ou ministère). Ces adolescents risquent de disparaitre des priorités nationales à moins qu’un autre ministère n’assume directement cette responsabilité ; ce ministère pourrait être celui du Développement social, même si sa capacité de satisfaire de tels besoins supplémentaires ne semble pas évidente. Ces enfants risquent donc de se retrouver sans aucune option en matière d’éducation et avec une protection très limitée.
La deuxième catégorie à risque est constituée par ceux qui suivent des programmes d’éducation informelle agréés. Ces enfants disposent actuellement de deux options agréées au niveau national : une pour les 9-12 ans et l’autre pour les garçons de 13 à 18 ans et les filles de 13 à 20 ans. Ces options informelles ont été inscrites dans le PIJ, mais parce que le ministère de l’Éducation ne dispose pas des capacités nécessaires pour gérer l’un ou l’autre programme, leur mise en œuvre a été sous-traitée à des partenaires du secteur. Bien que les besoins de ce groupe apparaissent dans le nouveau plan d’intervention, le manque de capacité du PSE signifie qu’ils ne constituent pas une priorité. De plus, les élèves engagés dans ce type de programmes ne sont pas autorisés à suivre les cursus des années supérieures d’études requises pour terminer des études supérieures agréées. De ce fait, l’efficacité de ces programmes et leur pertinence par rapport aux besoins des enfants dans le contexte actuel sont entièrement remises en doute, de même que leur efficacité en tant que voie menant à l’enseignement supérieur formel. De plus, en l’absence d’une volonté inscrite dans le PSE de réviser le cadre politique qui régit la formation professionnelle des réfugiés, les voies sont peu nombreuses voire inexistante pour les adolescents déscolarisés. Une période de transition désignée comme telle et mieux conçue entre les deux plans aurait pu permettre de renforcer les capacités du ministère de l’Éducation afin de répondre aux besoins de ce groupe en matière d’éducation.
En outre, alors que les enfants eux-mêmes sont les principaux bénéficiaires des services proposés par le PIJ, le bénéficiaire principal du PSE est désormais le ministère de l’Éducation lui-même – à la fois sur les plans technique et financier. Dans le cadre d’un Accord de financement conjoint (AFC), les principaux donateurs du secteur de l’éducation ont mis en commun leurs fonds afin de fournir un appui budgétaire direct au ministère de l’Éducation pour la mise en œuvre du PSE. Dans le cadre du PIJ, le ministère ne recevait qu’un pourcentage des fonds entrants dans le pays, destinés à soutenir les réfugiés ; l’AFC, en revanche, investit directement dans le gouvernement et les services. Le ministère de l’Éducation dispose ainsi d’un financement plus flexible et plus prévisible, à l’évidence nettement plus favorable au ministère mais pas nécessairement aux besoins des enfants. L’approche que constitue l’AFC – largement dictée par les objectifs d’efficacité de l’aide – est parfaitement logique pour certains aspects de l’intervention prolongée en Jordanie, comme la planification de l’éducation à l’échelle de l’ensemble du secteur, la formation des enseignants ou la gestion des données. Cependant, en adoptant cette approche, les fonds comme les priorités sont écartés des besoins qui persistent en dehors du système scolaire formel. Une approche plus structurée est nécessaire durant cette période de chevauchement du PSE et du PIJ afin de garantir le financement et le traitement de tous les besoins selon des calendriers concomitants.
Pourquoi les cadres transitionnels sont-ils importants ?
Les crises de déplacement durent plus longtemps et les réponses qu’elles engendrent – comme dans le cas de la Jordanie, pays à revenu intermédiaire inférieure doté d’un mandat et de capacités gouvernementales solides – deviennent de plus en plus complexes sur le plan politique et reçoivent un financement international plus important. Au niveau international, on reconnaît de plus en plus l’importance d’opérer une transition entre la phase de réponse humanitaire et la phase de développement, mais les directives et les cadres internationaux en la matière restent sujets à interprétation et contextualisation, et la capacité de s’y conformer dépend de la poursuite d’un financement continu à destination des acteurs les mieux placés pour répondre aux différents besoins. Dans le contexte actuel en Jordanie, les agences de première ligne ont du mal à défendre l’ensemble des besoins en matière d’éducation alors qu’une réforme systémique est en cours de mise en œuvre.
Produire un changement systémique est un processus lent et à long terme. Les enfants vulnérables ont besoin de soutien maintenant ou risquent de ne pas bénéficier du tout d’une intégration au système éducatif. Les réponses humanitaires et les actions en faveur du développement ne doivent pas nécessairement être binaires : moyennant une planification structurée, il est possible de se mettre d’accord sur des résultats escomptés et collectifs de manière à répondre aux besoins humanitaires tout en réduisant les risques et la vulnérabilité des personnes et des systèmes. Les secteurs qui poursuivent une transition de l’humanitaire vers le développement devraient prendre en compte ce qui suit :
- Des cadres transitionnels et un récit commun sont nécessaires pour fournir une structure qui fonctionne clairement dans le temps et pour aborder de manière globale les problèmes complexes en jeu dans un contexte prolongé. Un cadre transitionnel doit inclure des objectifs nationaux à moyen et à long terme pouvant être financés de la même manière.
- Les stratégies doivent être élaborées en consultation avec un large éventail de parties prenantes, pas seulement les ministères et les donateurs, mais aussi, par exemple, avec ceux qui reçoivent l’assistance et ceux qui dispensent des services éducatifs, y compris des organisations non gouvernementales nationales et internationales.
- Les accords sur les rôles et les responsabilités des différents acteurs doivent être clairs et doivent inclure des plans et des délais pour transférer les interventions qui répondent à des besoins que le plan de développement n’envisage pas vers d’autres secteurs ou ministères.
- Les plans humanitaires doivent accorder suffisamment de temps et de ressources aux ministères concernés pour renforcer leurs capacités et répondre à tous les besoins identifiés dans le plan de développement.
- Les partenaires gouvernementaux confrontés à des crises prolongées doivent bénéficier d’un développement suffisant de leurs capacités tant dans le domaine des approches de transition/ redressement que de développement.
- Toutes les réponses, qu’elles soient humanitaires, transitionnelles ou de développement, doivent avoir en commun de « ne pas nuire ».
Julie Chinnery julie.danielle.chinnery@nrc.no
Spécialiste de l’éducation, Conseil norvégien pour les réfugiés, Jordanie
Cet article est écrit à titre personnel et ne représente pas nécessairement l’opinion du Conseil norvégien pour les réfugiés.
[1] UNESCO Institut international de planification de l’éducation (2016) Guide pour la préparation d’un plan de transition de l’éducation https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000244900_fre/PDF/244900fre.pdf.multi
[2] Ministère de la Planification et de la coopération Jordan Response Plan for the Syria Crisis 2018–2020 www.jrpsc.org/
[3] Ministère de l’Éducation (2018) Education Strategic Plan 2018–2022 http://planipolis.iiep.unesco.org/sites/planipolis/files/ressources/jordan_education_strategic_plan_esp_2018-2022.pdf