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Enseignants en situation de déplacement : leçons tirées de Dadaab

Les camps de réfugiés de Dadaab dans le nord-est du Kenya, ouverts en 1991 pour les réfugiés fuyant la guerre civile en Somalie, accueillent actuellement autour de 225 000 personnes. Parmi elles, 58 % ont moins de 18 ans et sont desservies par 35 centres préscolaires, 35 écoles primaires et 6 écoles secondaires dans les camps, qui sont dirigés par des organisations non-gouvernementales (ONG) ou des entités privées, en plus des écoles coraniques gérées par la communauté[1]. Comme les écoles dirigées par les ONG fournissent un enseignement de faible qualité, le nombre d’écoles privées a augmenté ces dernières années ; celles-ci facturent l’équivalent de 15 $ US par mois pour un élève d’école primaire est de 30 $ pour un élève du secondaire. Des prix prohibitifs pour la plupart des familles de réfugiés des camps de Dadaab, qui dépendent de l’assistance humanitaire.

Formation des enseignants et ressources

L’un des facteurs qui limite particulièrement la qualité des écoles dirigées par les ONG est le manque de développement professionnel proposé aux enseignants réfugiés (c’est-à-dire, les enseignants qui sont eux-mêmes réfugiés), qui représentent la majorité des enseignants d’école primaire et secondaire des camps de Dadaab. Ces enseignants, dont 72 % sont uniquement diplômés du secondaire, doivent souvent s’en remettre à leur propre expérience de l’instruction scolaire pour étoffer leur pédagogie et gérer leurs classes. Peu de possibilités de formation s’offrent à eux, en dehors des séances d’information sur les politiques opérationnelles de l’ONG qui dirige l’école. Quant aux ONG, elles expliquent que c’est par manque de financements qu’elles n’organisent pas de formation officielle et n’emploient pas suffisamment d’enseignants réfugiés.

Conséquence la plus évidente de leur manque de formation, ces enseignants s’en remettent dans une large mesure à la mémorisation et aux tests plutôt qu’à l’apprentissage basé sur la curiosité, ce qui limite la créativité et la pensée critique. Les apprenants qui souffrent d’un manque de connaissances, de difficultés d’apprentissage ou de troubles du comportement (parfois provoqués par des traumatismes sous-jacents) ne bénéficient pas du soutien dont ils ont besoin, ce qui encourage l’absentéisme et le décrochage scolaire. En outre, le programme d’enseignement suivi par les enseignants n’est pas adapté sur le plan culturel et ils manquent également de formation pour savoir comment appliquer et modifier les ressources et les méthodes pédagogiques. Quant aux ressources disponibles, elles ne sont souvent pas en nombre suffisant pour que l’ensemble des enseignants et des élèves puissent les utiliser, ce qui limite à la fois la qualité de l’enseignement et la réussite scolaire.

Classes surpeuplées

Les salles de classe des camps de Dadaab sont toutes particulièrement surpeuplées et accueillent entre 80 et 100 élèves. Ces classes à gros effectifs influencent l’enseignement fourni quotidiennement par les enseignants à l’aide de moyens de communication verbale et non verbale, et réduisent également leurs possibilités de fournir un enseignement différencié et de répondre aux besoins des élèves dont les capacités sont différentes. Notre expérience de l’enseignement dans les camps de Dadaab nous a appris que les classes surpeuplées, dans lesquelles les élèves sont en compétition pour un nombre limité de places assises, contribue à multiplier les conflits et les problèmes de comportement. À Dadaab, les enseignants consacrent souvent une partie disproportionnée de leur temps à résoudre les différends entre les élèves, ce qui réduit le temps d’enseignement. Par conséquent, les enseignants non formés finissent parfois par considérer les châtiments corporels comme un moyen de maintenir l’ordre. Comme nous l’a expliqué un ancien enseignant réfugié préoccupé par cette situation : « Ici à Dadaab, la canne utilisée pour punir est souvent appelée l’assistant d’enseignement ». 

Le recours aux châtiments corporels peut avoir des conséquences psychosociales négatives pour les élèves, reproduire des structures et des inégalités de pouvoir existantes et transmettre comme message qu’il est possible de résoudre les problèmes par la force et la soumission à l’autorité. Partout dans le monde, des études ont lié les punitions corporelles à l’absentéisme et au décrochage des élèves, ces derniers finissant par voir l’école comme un environnement hostile, et ces pratiques peuvent s’avérer particulièrement néfaste pour les réfugiés qui auront déjà vécu des traumatismes ou vu leur famille ou leurs amis souffrir de traumatismes.

Conditions de travail précaires

Les enseignants réfugiés sont souvent des personnes qui étaient parmi les plus brillantes de leur promotion à l’école secondaire, qui parlent plusieurs langues et qui font le lien entre les ONG et les communautés de réfugiés. Toutefois, ils se heurtent à de nombreuses difficultés, dont le manque de coordination entre les autorités éducatives et les autorités d’enregistrement des réfugiés, les difficultés pour obtenir leur accréditation et un emploi en tant qu’enseignant, ou encore l’hostilité et l’exclusion de la part des syndicats d’enseignants[2]. Sur le plan pratique, leurs conditions sont également très difficiles et ils doivent parfois voyager de longues distances à l’intérieur ou à l’extérieur de leur camp pour aller travailler dans des classes à gros effectifs, sans ressources suffisantes.

Au Kenya, la plupart des enseignants réfugiés ne sont pas formés et n’ont pas de certificat d’enseignement. Comme les réfugiés n’ont pas le droit de travailler au Kenya, les enseignants réfugiés sont employés en tant que soi-disant « travailleurs incitatifs » et reçoivent un salaire fixe et peu élevé, qui représente généralement une fraction du salaire qui serait versé à un Kényan pour le même poste[3]. De plus, cette rémunération demeure identique même s’ils obtiennent des qualifications postsecondaires. Les enseignants réfugiés n’ont pas le droit de gagner plus que ce salaire incitatif et sont sanctionnées s’ils exercent une activité rémunérée supplémentaire. En raison des disparités entre enseignants réfugiés et non réfugiés, cette vocation paraît moins attrayante aux réfugiés professionnels instruits, en particulier les femmes, qui recherchent un travail moins stressant en plus des responsabilités qu’elles doivent déjà assumer chez elles. L’HCR, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, négocie le salaire des enseignants réfugiés avec les autorités kényanes et il est attendu que les enseignants se satisfassent de ce salaire incitatif puisque leur statut de réfugié leur donne droit à un logement gratuit et à une assistance alimentaire. Par conséquent, les enseignants réfugiés sont beaucoup plus vulnérables que les enseignants de nationalité kényane face au risque d’être limogés en cas de déficit de financement, d’être rétrogradés, d’être ignorés dans les processus de recrutement ou d’être victimes de discrimination au motif de leur statut juridique ou de leur origine ethnique. Par exemple, les enseignants et les directeurs d’école réfugiés du camp de Kakuma, dans une autre région du Kenya, ont été récemment remplacés sans préavis par des enseignants autochtones, sur demande des autorités kényanes[4].

En règle générale, les enseignants réfugiés ne sont pas consultés sur les questions relatives à l’enseignement et à l’apprentissage à l’école, leur contrat de travail ou l’application du programme scolaire. De telles pratiques nuisent au professionnalisme des ces enseignants en général et à l’autorité des directeurs d’école réfugiés en particulier. Qui plus est, les enseignants réfugiés se heurtent toujours aux difficultés sociales, économiques et politiques liées à leur statut de réfugié. Ils sont exposées au risque de violence et d’extorsion de la part des forces de police et des autres agents armés. Ils ont parfois besoin de prendre un congé parce qu’un membre de leur famille est malade ou décédé, une réalité fréquente dans les camps de réfugiés où les départs d’incendie, la violence et les maladies transmissibles sont monnaie courante. Quelle que soit la situation, il leur paraît souvent difficile d’accéder au type d’assistance plus généralement mis à disposition du personnel national et international.

Vers une réforme

Il existe une profonde contradiction à organiser l’éducation, qui implique une planification importante et prolongée, autour d’une approche qui découle de la pensée d’urgence, basée sur l’hypothèse que le déplacement sera temporaire et de courte durée. Pour améliorer la qualité et l’inclusivité de l’éducation des réfugiés, les bailleurs et les acteurs humanitaires devraient investir dans la formation des enseignants réfugiés, réduire la taille des classes et favoriser un meilleur accès aux ressources pédagogiques. Les ONG devraient garantir un salaire égal aux autochtones et aux enseignants réfugiés hautement qualifiés, ce qui contribuerait à la fois à retenir les personnes qualifiées et à soutenir le développement professionnel général des enseignants dans les camps, notamment en instituant un système de mentorat pour les enseignants novices et non formés.

Cela fait longtemps que les enseignants réfugiés souhaitent que les choses changent[5]. Les acteurs humanitaires reconnaissent eux aussi la nécessité de réformer l’éducation des réfugiés[6] et notre proposition de réforme s’aligne sur ces perspectives. Il conviendrait de conduire des examens régionaux systémiques sous forme de consultations avec les principales parties prenantes (en particulier les enseignants réfugiés, les élèves, les parents, les chefs communautaires, les ONG, les bailleurs, les autorités éducatives nationales et les universitaires) pour envisager une réforme fondamentale et à long terme de l’éducation des réfugiés. Les réfugiés, et plus particulièrement les éducateurs réfugiés, doivent pouvoir participer pleinement à la planification et à la fourniture de l’enseignement aux réfugiés puisque ce sont eux-mêmes, plus que tout autre personne, qui ont le plus à gagner de cette réforme. En l’absence de réforme, les efforts visant à améliorer l’éducation des réfugiés finiront par être entravés par un manque de participation, ce qui renforcera l’idée que les réfugiés sont des acteurs passifs qui sont gouvernés par la communauté humanitaire, plutôt que des personnes pouvant envisager elles-mêmes comment leur vie devrait être organisée.  

 

Mohamed Duale Mohamed_Duale@edu.yorku.ca 
Étudiant de doctorat

Ochan Leomoi anepo@my.yorku.ca

Abdullahi Aden capture@my.yorku.ca

Okello Oyat omo01@my.yorku.ca

Arte Dagane arte2007@my.yorku.ca

Abdikadir Abikar abikar14@my.yorku.ca

Étudiants en Master d’éducation dans le cadre du projet Borderless Higher Education for Refugees (BHER), et enseignants réfugiés travaillant actuellement dans les camps de Dadaab.

Faculté d’éducation, Université de York, Canada https://edu.yorku.ca/

 

[1] HCR (2017) Mise à jour opérationnelle : Dadaab, Kenya www.unhcr.org/ke/wp-content/uploads/sites/2/2017/10/15-October-Dadaab-Bi-weekly-Operational-Update.pdf

[2] Sesnan B, Allemano E, Ndugga H et Said, S (2013) Educators in Exile: The Role and Status of Refugee Teachers Londres : Commonwealth Secretariat, p. 3.

[3] Kamau C et Fox J (2013) The Dadaab Dilemma: A Study on Livelihood Activities and Opportunities for Dadaab RefugeesDanish Refugee Council, p. 18 www.alnap.org/help-library/the-dadaab-dilemma-a-study-on-livelihood-activities-and-opportunities-for-dadaab

[4] Ebru TV Kenya (17 janvier 2018) « Refugee Teachers Ask President Uhuru For Help » https://www.youtube.com/watch?v=R55NzyiaZsw

[5] IRIN (2013) « Education disrupted by teachers’ strike in Kenya’s Dadaab refugee camp » www.irinnews.org/report/97333/education-disrupted-teachers%E2%80%99-strike-kenya%E2%80%99s-dadaab-refugee-camp

[6] HCR (2016) Missing Out: Refugee Education in Crisis http://uis.unesco.org/sites/default/files/documents/missing-out-refugee-education-in-crisis_unhcr_2016-en.pdf

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