Les organismes humanitaires et les bailleurs ont rarement l’occasion d’étudier en profondeur le déroulement de l’apprentissage et le type d’apprentissage acquis suite à un programme d’éducation en situation d’urgence. Toutefois, en l’absence de base théorique, un programme peut se révéler moins efficace à renforcer les capacités des apprenants à impulser des changements sociaux positifs ou à poursuivre leurs aspirations professionnelles.
Nous avons appliqué rétrospectivement une théorie d’apprentissage à un projet ciblant les jeunes dans le camp de réfugiés de Dadaab au Kenya. Ce projet, intitulé Renforcer les capacités des jeunes pour favoriser le changement social (Youth Capacity Building for Social Change), a été lancé par RET en 2012 dans l’objectif d’autonomiser les jeunes réfugiés désavantagés âgés de 14 à 24 ans et de renforcer leur engagement social par une participation active à des projets et à des initiatives dirigées par la communauté, initialement ciblées sur l’exercice du droit à l’éducation des enfants[1].
Les participants au programme ont assisté à une formation de cinq jours au cours de la première année, suivie d’une formation de consolidation de trois à cinq jours au cours de la deuxième année. Ensuite, une sélection de représentants des jeunes a eu l’occasion de développer des fonctions de leadership et d’éducateurs pour leur pairs au sein de leurs associations et de leurs communautés respectives. Ce programme incluait les sujets suivants : développement de la communauté basée sur les actifs[2], compétences de résolution des conflits et partenariats jeunes–adultes. Dans le cadre du programme de développement de la communauté basée sur les actifs, les apprenants ont identifié les besoins et les problèmes touchant leur communauté ainsi que les actifs communautaires disponibles, dans l’objectif d’élaborer des projets communautaires pour résoudre les problèmes identifiés. Les jeunes ont ensuite reproduit le programme de formation auprès de leur pairs en endossant le rôle de pair éducateur, puis ils ont dirigé la conception, la planification et la mise en œuvre de projets de changement social au sein de leur communauté avec l’appui et les conseils du personnel de terrain de RET International.
Le bon apprentissage
La théorie du « bon apprentissage »[3] de Michael Newman intègre plusieurs aspects différents de l’apprentissage, qu’il appelle : instrumental, communicatif, affectif, interprétatif, essentiel, critique, politique, passionné et moral. Nous avons analysé le projet RET et ses résultats à la lumière de chacun de ces aspects, en reliant la théorie des types d’apprentissage au mode d’apprentissage réellement suivi par les jeunes apprenants tout au long du projet et aux lacunes d’apprentissage identifiées.
Apprentissage instrumental : Cet aspect concerne le contenu basé sur les compétences, illustré dans le présent cas par les jeunes réfugiés qui apprennent à rédiger de brèves propositions, à élaborer des plans d’activité, à conduire un suivi et une évaluation, et à établir des rapports sur les activités et leurs résultats, en communiquant aux autres en langue anglaise. Ainsi, la majorité de l’apprentissage instrumental s’apparente à encourager les jeunes à s’engager auprès de leur communauté pour y endosser des rôles de planification et de leadership.
Apprentissage communicatif, affectif et passionné : Ce type d’apprentissage est basé sur les relations, sur le comportement social (apprentissage communicatif) et sur l’interprétation que les apprenants donnent à leurs émotions et les actions qui en découlent (apprentissage affectif et passionné). Les jeunes de Dadaab sont souvent sous-représentés dans les positions de leadership au sein de la communauté, qui sont traditionnellement occupées par les aînés. Cet aspect de l’apprentissage impliquait de développer les compétences en leadership des apprenants et leur engagement auprès de leur communauté, pour leur permettre de savoir mieux se présenter et présenter les autres aux membres plus âgés de la communauté, en particulier aux détenteurs de pouvoir, aux autres jeunes et plus généralement aux résidents du camp. La discussion organisée dans le cadre de cette formation a permis de remettre en question les idées fausses concernant les jeunes et d’encourager les apprenants à valoriser le point de vue des autres membres de la communauté. Toutefois, il s’est avéré difficile d’identifier des preuves tangibles d’apprentissage affectif et passionné.
Apprentissage interprétatif : Ce type d’apprentissage se rapporte à la conscience de soi : se comprendre soi-même dans le monde et comprendre comment les autres nous perçoivent. Pour les jeunes de Dadaab, il s’agissait également de mieux comprendre ce qu’ils pouvaient faire, en tant que jeunes réfugiés, au sein des systèmes dans lesquels ils vivent afin de contribuer à impulser le changement social – un aspect particulièrement important au vu des schémas de dépendance reconnus entre les réfugiés et les prestataires de services. La formation au développement de la communauté basée sur les actifs commence par l’identification des actifs individuels (discussions sur les atouts et les faiblesses personnels) puis élargit sa portée pour inclure le groupe et la communauté.
Apprentissage essentiel : L’apprentissage essentiel est la compréhension de ce que Newman décrit comme la « signification, valeur et beauté (ou autre) symboliques chez les personnes, les objets et les événements » : une appréciation d’autant plus importante au vu des tensions entre les diverses communautés de Dadaab. Dans le cadre de l’apprentissage essentiel, les apprenants sont parvenus à identifier les changements au sein des camps et l’importance de leur travail au sein de leur propre communauté pour apporter ces changements, notamment par le biais du développement de la communauté basée sur les actifs. Bien que nous ayons observé quelques signes indiquant que les apprenants commençaient à apprécier les membres de leur communauté qui n’étaient pas comme eux et qu’ils agissaient comme des médiateurs, notamment en cas de désaccord entre d’autres jeunes, il s’est avéré difficile d’identifier quelques preuves tangibles d’apprentissage essentiel dans le cadre du programme.
Apprentissage critique : Cet aspect porte sur la manière dont les apprenants comprennent les relations de pouvoir. Dès le début du programme, la question des dynamiques de pouvoir dans les camps (où les jeunes sont souvent exclus des processus décisionnels) a été abordée en encourageant l’établissement de relations jeunes–adultes par le biais de formations et d’activités spécifiques (par exemple, des forums jeunes–adultes). Afin de donner plus de voix à la communauté (et d’ouvrir la voie à un éventuel rapatriement), les jeunes ont été encouragés à se considérer comme des leaders actuels mais aussi des leaders futurs. Cependant, alors que les projets d’action sociale établis par les jeunes formés étaient initialement consacrés à l’amélioration de l’accès à l’éducation, ils ne se sont pas attaqués aux causes profondes de l’abandon scolaire des enfants dans les contextes d’urgence. Ils se sont plutôt attachés à encourager les enfants à revenir à l’école lorsqu’ils n’avaient pas été en mesure de s’y rendre à un moment particulier. Les apprenants n’ont pas pris en compte, par exemple, les conditions dans lesquelles les enfants avaient initialement quitté l’école et pourquoi le système scolaire actuel était incapable de retenir les enfants vulnérables et de répondre à leurs besoins particuliers, ce qui semble indiquer qu’ils ont approché le problème avec des idées préconçues plutôt qu’avec un esprit ouvert vis-à-vis de l’expérience des autres ou en faisant preuve d’une compréhension critique des relations de pouvoir dans la vie des autres.
Apprentissage politique : L’aspect politique du « bon apprentissage » se rapporte aux éléments du processus de compréhension du pouvoir dans la communauté et à la capacité d’action des membres de la communauté. Toutefois, il est apparu que le statut de réfugié des apprenants s’est traduit par une restriction de leur apprentissage politique et critique. Par exemple, bien que les apprenants aient mobilisé la communauté autour de la question du faible niveau de rétention des enfants à l’école, cette question a été uniquement étudiée au niveau de la famille et de l’individu plutôt qu’en référence aux systèmes politiques de Dadaab ou à l’absence de continuité entre le financement humanitaire et le financement du développement dans le secteur de l’éducation[4]. Les jeunes réfugiés participant au projet ne se croyaient pas capables, en tant que réfugiés, de changer les systèmes, si bien qu’ils se sont concentrés sur des questions plus immédiates à portée de leur contrôle. Les planificateurs du programme pourraient par exemple étudier davantage les limitations préexistantes, qu’elles soient systémiques ou auto-imposées, qui restreignent la capacité des apprenants à appréhender les éléments critiques et politiques du programme.
Apprentissage moral : Cet aspect s’articule autour des questions du bien et du mal : comment les apprenants émettent des jugements et évaluent les situations ; dans ce cas, comment les apprenants tirent leurs propres conclusions à propos de la marginalisation et des différends au sein de la communauté, et à propos de la collaboration entre les associations de jeunes et au sein de celles-ci. Des acquis d’apprentissage moral ont été mis en évidence dans les projets dirigés par les jeunes, dans lesquels les participants ont souligné l’importance de l’éducation, le refus des drogues et la nécessité de résoudre les conflits entre groupes et entre personnes.
Recommandations
Le projet Renforcer les capacités des jeunes pour favoriser le changement social de RET ne s’est pas employé à appliquer les dimensions d’apprentissage de Newman, si bien que cette évaluation n’est rien d’autre qu’un exercice académique rétrospectif. Toutefois, l’application de cette théorie à l’étape de planification aurait peut-être permis aux planificateurs de réfléchir plus profondément aux différents éléments qui constituent un « bon apprentissage » et à la manière dont ces éléments pourraient permettre au programme d’atteindre un plus grand nombre de ses objectifs.
Mais que cette théorie d’apprentissage ait été appliqué ou non avant la conception du projet, il est évident que, pour les jeunes réfugiés de Dadaab, les restrictions de leurs mouvements conjuguées au manque d’éducation de qualité disponible durant l’enfance jusqu’à l’âge adulte, mais aussi au manque d’opportunités de développement, auraient de toute façon entravé leurs possibilités de développer pleinement les dimensions d’apprentissage politique et critique de Newman. Ainsi, une reproduction de ce type d’étude dans des contextes où les réfugiés ont un meilleur accès à l’éducation, à l’emploi et aux prestations de la société d’accueil pourraient permettre d’évaluer de manière plus complète dans quelle mesure les contextes structurels ont un impact sur le bon apprentissage, tel que défini dans la théorie de Newman.
La principale recommandation tirée de cet exercice est d’encourager une plus grande application des théories de l’apprentissage au cours de la formation des praticiens et durant l’élaboration des programmes éducatifs, formels ou non. Nous reconnaissons que les organisations non-gouvernementales (ONG) ne sont pas toujours en mesure de donner priorité à la forme que revêt l’apprentissage dans leurs programmes (au vu des contraintes temporelles, de l’isolement et d’autres difficultés fréquentes dans les contextes d’urgence) mais nous leur suggérons de renforcer leurs capacités internes spécialisées dans l’apprentissage ou de travailler avec des spécialistes de l’éducation au moment de l’élaboration de leurs programmes (mais aussi de la mise en œuvre puis du suivi et de l’évaluation), notamment en traduisant les principaux aspects de telles théories en indicateurs de performance mesurables, même dans les contextes d’urgence.
Nous recommandons que les bailleurs assurent une fonction de soutien pour accroître l’efficacité des programmes en investissant explicitement dans l’application de théories d’apprentissage. Cette approche pourrait se refléter dans les critères d’évaluation des bailleurs et dans l’affectation de fonds spécifiques ; les bailleurs pourraient également organiser ou parrainer des événements et des groupes de travail dans lesquels les praticiens, les bailleurs et d’autres parties prenantes clés se réunissent pour dialoguer puis pour définir des directives, des feuilles de route et des méthodologies afin d’intégrer la théorie de l’apprentissage à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation des programmes d’éducation en situation d’urgence.
D’autres études sont nécessaires pour comprendre comment permettre l’apprentissage affectif et passionné dans le cadre de l’éducation en situation d’urgence et de l’éducation des réfugiés. Bien qu’elle soit moins quantifiable que les autres aspects de la théorie de l’apprentissage de Newman, la réalisation de ces objectifs d’apprentissage pourrait renforcer l’efficacité des programmes éducatifs, en particulier de l’éducation sensible aux conflits. En outre, il est indispensable que les praticiens, les apprenants, les enseignants et les autres personnels éducatifs dans les situations d’urgence puissent éclairer la théorie qui façonne leurs programmes éducatifs et les objectifs qu’ils ambitionnent d’atteindre.
Alors que les urgences évoluent et que l’environnement d’apprentissage change, les programmes éducatifs doivent eux aussi s’adapter. Cette étude démontre que le « bon apprentissage » est possible dans les situations d’urgence, et qu’il peut être intégré à un processus visant à développer le pouvoir d’action des personnes et des communautés, à donner une voix aux jeunes marginalisés et, dans le meilleur des cas, à œuvrer pour faire évoluer les systèmes locaux, nationaux et internationaux qui engendrent la marginalisation.
Allyson Krupar akrupar@savechildren.org
Spécialiste senior de la recherche en apprentissage, Save the Children www.SavetheChildren.org
Marina L Anselme m.anselme@theret.org
Directrice technique, RET International www.theRET.org
[1] Après la première année du projet centrée sur l’éducation, les jeunes se sont attachés à d’autres questions, y compris la consolidation de la paix, l’atténuation des conflits et la prévention des violences basées sur le genre.
[2] Kretsmann J P and McKnight J L (1993) « Introduction » dans Kretsmann J P et McKnight J L (Eds) Building communities from the inside out: A path toward finding and mobilizing a community’s assets, Institute for Policy Research, Northwestern University.
[3] Newman M (2010) « Calling transformative learning into question: Some mutinous thoughts », Adult Education Quarterly, 62, 1: 36–55. Sa théorie complète les directives sur l’éducation sensible aux conflits de l’INEE en ce qui concerne l’établissement de « nouvelles identités positives au sein de la communauté » et la mobilisation des ressources. Explications et outils sur www.ineesite.org/en/conflict-sensitive-education.
[4] Le cycle de financement actuel, d’une durée d’un an, n’est pas propice à la planification et à la mise en œuvre de réponses complètes et durables aux besoins éducatifs des réfugiés. Les programmes sont principalement définis par les bailleurs au lieu d’être définis par les besoins des apprenants.