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Obligations axées sur les réfugiés : les investissements à impact social et leurs implications en matière de protection internationale
  • Daria Davitti, Sara Arapiles et Pablo Pastor Vidal
  • November 2024
Billets de 200 euros. Crédits : Stock Birken sur Unsplash

Des obligations axées sur les réfugiés pourraient compléter les fonds du secteur public et contribuer au développement économique des pays qui les accueillent, mais l’accent mis sur la participation des réfugiés au marché du travail risquerait de compromettre la protection dont ils bénéficient.

Dans un contexte de réduction générale de l’aide des donateurs traditionnels, la communauté internationale a radicalement changé la façon dont elle finance les réponses humanitaires aux déplacements de réfugiés au cours des dix dernières années. Aujourd’hui, le « financement des réfugiés » suscite un intérêt croissant. Cette expression fait référence à de nouveaux instruments financiers présentés sous la forme de « solutions axées sur le marché » qui visent à attirer des capitaux privés afin de répondre aux défis sociétaux que pose l’arrivée d’un grand nombre de réfugiés.

Ce changement de paradigme, qui transforme le financement classique en investissement, repose sur l’hypothèse que les capitaux privés peuvent compléter les fonds du secteur public pour financer les réponses apportées aux réfugiés et soutenir les pays d’accueil qui font face à des difficultés budgétaires liées à l’accueil des réfugiés. Le financement des réfugiés promet de combler le fossé qui existe entre les réponses humanitaires et les interventions de développement, tout en soutenant le développement économique des pays d’accueil. Or, on ne dispose à l’heure actuelle que de très peu d’informations sur les implications socio-économiques, juridiques et financières de cette transition vers le financement des réfugiés. On sait en revanche que les précédentes tentatives d’attirer des capitaux privés dans des contextes de développement et de changement climatique se sont soldées par des échecs.

L’obligation à impact social KOTO lancée en Finlande (2017-2023),[i] pour intégrer les réfugiés dans le marché du travail finlandais, est l’occasion d’examiner certains défis de taille qu’a soulevés ce tournant financier. Plus précisément, on peut craindre que ces instruments n’aggravent la précarité des réfugiés et le caractère temporaire de la protection qui leur est accordée, et qu’ils ne suscitent des politiques qui externalisent le contrôle des migrations et confinent les réfugiés dans la zone d’où ils proviennent.

Comprendre les instruments financiers axés sur les réfugiés

Il existe quatre grandes catégories d’instruments financiers axés sur les réfugiés :

  1. Les prêts concessionnels : il s’agit de prêts accordés par un gouvernement ou par un investisseur philanthropique à des taux inférieurs à ceux du marché.
  2. Les fonds d’assistance technique : ces fonds visent à soutenir la création d’entreprises. Leur mission essentielle est d’être des « bâtisseurs d’écosystèmes » qui ils facilitent l’entrepreneuriat des réfugiés et attirent des investisseurs privés.
  3. Les garanties et assurance contre les risques : généralement proposées à des taux inférieurs à ceux du marché, les assurances paramétriques contre les catastrophes naturelles et les pandémies sont de bons exemples de ce type d’instruments.
  4. Les subventions de projets en phase de conception : ces instruments sont généralement liés à des réformes du cadre juridique ou politique du pays d’accueil. Dans le contexte des réfugiés, comme dans le cas du Pacte jordanien par exemple, ces instruments permettent d’adopter des lois favorisant l’accès au marché du travail par les réfugiés dans un nombre limité de cas de figure.

Obligations à impact social axées sur les réfugiés

S’appuyant sur certaines caractéristiques des fonds d’assistance technique (création de nouveaux écosystèmes) et des garanties (réduction des risques), les obligations à impact social (OIS) sont une forme de financement novateur qui répond à des problèmes sociaux en se concentrant sur les résultats obtenus. Concrètement, les OIS sont des contrats multipartites qui permettent aux gouvernements et à des investisseurs externes – fondations ou agences de développement – de mutualiser le risque qui accompagne tout investissement dans une politique sociale. Contrairement aux instruments de dette traditionnels émis par le gouvernement, la rémunération de l’investisseur dépend ici de l’atteinte des objectifs stipulés dans le contrat dans un délai spécifié. Un retour sur investissement n’est versé à l’investisseur que si le résultat recherché est atteint. Les OIS axées sur les réfugiés sont a priori des solutions intéressantes pour toutes les parties concernées.

Avec une OIS, le gouvernement ne débloque les fonds nécessaires à la rémunération des investisseurs que lorsque les résultats convenus ont été obtenus. Lorsqu’un gouvernement hésite (pour des raisons budgétaires ou politiques) à mobiliser des capitaux à l’avance pour financer des politiques liées aux réfugiés, les OIS permettent de financer les programmes de réfugiés sans attribuer de fonds à l’avance. Les contrats d’OIS sont mis en place par des banques ou d’autres institutions financières chargées de superviser la mise en œuvre du projet. Agissant en qualité d’intermédiaire, celles-ci reçoivent les fonds des investisseurs privés et les transfèrent aux prestataires de services. Dès que les objectifs stipulés dans le contrat ont été atteints, elles reçoivent un paiement de la part du bailleur de fonds qui a financé les résultats (en l’occurrence, le gouvernement) et rémunèrent les investisseurs en conséquence. L’institution financière bénéficie de ce système en prélevant des frais sur ces transactions, et les OIS lui permettent aussi d’élargir le portefeuille de placements qu’elle propose à ses clients.

Les prestataires de services sont généralement des organisations non gouvernementales ou à but non lucratif chargées de travailler avec les bénéficiaires du projet en lien avec les OIS (en l’occurrence, des réfugiés) afin d’obtenir les résultats sociaux convenus dans le contrat. Ces prestataires reçoivent des fonds de la part de l’intermédiaire pour mettre en œuvre les projets convenus. Ce système leur offre une plus grande souplesse pour exécuter et ajuster leurs activités car les paiements sont conditionnés aux résultats obtenus plutôt qu’à la façon dont ceux-ci doivent être atteints. À la fin du cycle de l’OIS, le gouvernement peut choisir de poursuivre l’OIS ou de revenir à une forme de financement classique.

L’expérience finlandaise

Comme indiqué plus haut, le gouvernement finlandais a lancé une OIS axée sur les réfugiés pour répondre aux arrivées de réfugiés en 2015, suite de l’escalade du conflit armé en Syrie. Après un projet pilote lancé en 2016, le ministère finlandais de l’Économie et de l’Emploi a émis l’Obligation à impact social KOTO dans l’ensemble du pays en 2017. L’objectif de cet instrument d’une durée de trois ans était de proposer aux réfugiés une formation professionnelle et linguistique pour accéder au marché du travail. Cette toute première initiative européenne d’OIS axée sur les réfugiés était co-financée par le Fonds européen d’investissement, le Fonds européen pour les investissements stratégiques et la Commission européenne, en collaboration avec des investisseurs privés et institutionnels.

Près de 14,2 millions d’euros ont été levés auprès d’investisseurs. Le Fonds européen d’investissement a fourni 71 % de l’investissement total ainsi que des connaissances et une expertise significatives en matière de structuration et de gouvernance de fonds. Les bénéficiaires de cette OIS étaient des immigrés de 17 à 63 ans ayant obtenu un permis de séjour au titre de la protection internationale et inscrits comme demandeurs d’emploi auprès de l’Office finlandais pour l’emploi et le développement économique. La formation professionnelle proposée aux bénéficiaires de ce programme répondait directement aux principales lacunes du marché du travail finlandais. Les résultats obtenus par l’OIS KOTO ont, eux, été évalués à l’aide des numéros d’identification des bénéficiaires. L’Institut d’assurances sociales (Kela) de la Finlande était chargé de surveiller les données concernant les allocations chômage, tandis que l’administration fiscale finlandaise surveillait les données relatives à l’impôt sur le revenu.

Le ministère finlandais des Affaires étrangères et de l’Emploi a d’abord chargé Equipus Ltd, et plus tard FIM Impact Investing Ltd, de mettre en place et de superviser cette OIS. Le résultat convenu était l’inclusion de 2 500 participants sur le marché du travail sur une période de trois ans. Selon les données disponibles, 2 217 personnes ont participé à ce programme, 1 692 ont reçu une formation d’au moins 70 jours, et à la fin de l’année 2020, 1 062 participants avaient décroché un emploi. Le gouvernement finlandais a annoncé que le taux de réussite de 50 % de l’OIS KOTO représentait une solution « triplement gagnante » qui profitait à la fois à l’État hôte, aux réfugiés et aux investisseurs. En dépit de cette réussite, l’initiative n’a pas été reconduite et l’OIS KOTO a été remplacée par un programme d’emploi plus étendu, basé sur la performance, et qui ciblait les personnes en chômage de longue durée.

Implications possibles en matière de protection internationale

L’exemple ci-dessus montre qu’il est encore tôt pour évaluer de manière concluante les avantages et les inconvénients des obligations axées sur les réfugiés. S’il ne fait aucun doute que ces instruments peuvent financer des projets sociaux que les gouvernements hésitent à mettre en œuvre, et qu’ils permettent aux réfugiés de suivre des formations pour accéder au marché du travail, certains craignent que ces obligations ne créent une dépendance à l’égard des marchés financiers, tout en augmentant la précarité et le caractère temporaire de la protection accordée aux réfugiés. La Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants de 2016, le Cadre d’action global pour les réfugiés, et le Pacte mondial sur les réfugiés de 2018 encouragent tous les trois l’utilisation d’obligations axées sur les réfugiés et d’autres instruments financiers novateurs.[ii] L’un des objectifs du Cadre d’action global pour les réfugiés consiste à élargir l’accès aux solutions des pays tiers tout en renforçant l’autonomie des réfugiés. Les tendances politiques actuelles révèlent toutefois, parallèlement à ces objectifs, une multiplication des solutions temporaires, ainsi que des tentatives visant à stopper les arrivées spontanées et à limiter l’accès à l’asile territorial.

Comme le montre l’OIS KOTO, les gouvernements préfèrent prioriser les projets qui comblent les lacunes du marché du travail plutôt qu’investir à plus long terme pour répondre aux besoins des réfugiés. Si ces deux objectifs ne s’excluent pas nécessairement, cette approche peut néanmoins prioriser un certain type de réfugié idéal, capable de travailler, de produire et, au final, de gagner son indépendance. Le risque de cette approche est qu’elle pourrait créer un nouvel https://press.anu.edu.au/publications/series/perspectives-europe/borders-pathwayséventail de statuts de réfugié, allant du « réfugié entrepreneur » à une extrémité jusqu’au « réfugié hyper-vulnérable » à l’autre. Cette vision prioriserait les compétences existantes des réfugiés (le fait de savoir lire et écrire en alphabet latin, par exemple, comme dans le cas de l’OIS KOTO) ainsi que la probabilité de leur accès rapide au marché du travail pour devenir autonomes, plutôt que leurs besoins et leurs droits en matière de protection. Dans une telle approche, les projets visant à fournir un abri, une éducation de base et des soins de santé ne seraient pas forcément prioritaires. Dans un contexte où les récentes politiques européennes mettent en avant la protection temporaire, le retour au pays, et une évaluation proactive du besoin continu de protection de chaque réfugié (au Danemark et en Suède, par exemple), les objectifs des obligations axées sur les réfugiés pourraient compromettre la protection de ces personnes.

En outre, lorsque la réponse apportée aux réfugiés se focalise essentiellement sur l’obtention de leur autonomie et la création d’un environnement favorable pour les investisseurs, qu’advient-il alors des principes de « solutions durables » et de « protection internationale » ? Dans le cas des OIS KOTO, les bénéficiaires ciblés par ce programme et les objectifs convenus reposaient sur un concept de réfugié idéalisé, capable d’accéder rapidement au marché du travail. Les interventions de protection financées par les obligations axées sur les réfugiés se concentrent quant à elle sur des activités qui visent à renforcer les compétences, à obtenir des qualifications professionnelles, à créer des entreprises, à faciliter l’entrée sur le marché, et elles prévoient des subventions pour lancer des start-ups. Lorsque les mesures de protection cherchent à générer un retour sur investissement, les investisseurs privés deviennent des partenaires clés pour assurer la mise en œuvre du projet et la protection des individus concernés. Ainsi, les intérêts de ces investisseurs et les objectifs convenus dans les contrats des obligations axées sur les réfugiés jouent un rôle prépondérant dans le choix des réfugiés que les politiques nationales et internationales doivent « protéger ». Malgré des appels répétés pour l’élargissement et le renforcement de financements novateurs axés sur les réfugiés, les défis présentés dans cet article ont jusqu’à présent été largement négligés. Seul le temps nous dira dans quelle mesure le financement axé sur les réfugiés parviendra à infléchir les mesures de protection internationale actuellement déployées au sein de l’UE et au-delà.[iii]

 

Daria Davitti
Maître de conférences, université de Lund, Suède
daria.davitti@jur.lu.se
X : @DariaDavitti

Sara Arapiles
Stagiaire postdoctorale, université de Lund, Suède
sara.arapiles@jur.lu.se
X : @Arapiles_Sara

Pablo Pastor Vidal
Chercheur doctorant, université de Lund, Suède
pablo.pastor_vidal@jur.lu.se
X : @past_pablo

Avis de non-responsabilité : cette recherche a été financée par l’Union européenne (ERC, REF-FIN, projet n° 101117081_REF-FIN). Les points de vue et les opinions exprimés dans ce document appartiennent toutefois à ou aux auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou du Conseil européen de la recherche. Ni l’Union européenne ni l’autorité chargée de l’octroi de la subvention ne peuvent être tenues responsables de ces points de vue ou de ces opinions.

 

[i] KOTO est l’abréviation du mot « kotouttamisen » qui signifie « intégration ». Plus d’informations sont disponibles sur https://kotoutuminen.fi/en/integration-sib-project

[ii] Zagor M (2024) From Borders to Pathways: Innovations and Regressions in the Movement of People into Europe ANU Press

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