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Les agences des Nations Unies pour les réfugiés : des structures de financement vulnérables et une crise de légitimité imminente
  • Frowin Rausis, Maud Bachelet et Philipp Lutz
  • November 2024
Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les refugiés Filippo Grandi, clôt une réunion de direction du HCR. Crédits : HCR/Mark Henley

Le financement des agences des Nations Unies pour les réfugiés dépend fortement de quelques États occidentaux. Une réforme du système de financement pourrait renforcer la capacité des agences à remplir leur mandat tout en préservant leur autonomie, mais il est indispensable de protéger leur légitimité.

En janvier 2024, les États-Unis, ainsi que d’autres grands États donateurs, ont provisoirement interrompu leur financement de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine) après que des médias aient évoqué la possible implication de certains employés dans l’attaque terroriste du Hamas contre Israël. Confrontée à la perte potentielle de financement de 440 millions de dollars, représentant environ un tiers de son budget annuel, l’UNRWA a vu sa base économique déjà précaire et sa capacité à offrir des services vitaux aux personnes déplacées de force à Gaza menacées.

Alors que la plupart des États donateurs de l’UNRWA sont, depuis, revenus sur leur décision, le principal donateur, les États-Unis, a choisi de suspendre son financement au moins jusqu’en mars 2025. Ces événements ont rappelé avec force la dépendance financière de nombreuses organisations internationales envers un petit groupe d’États donateurs influents. Ils ont également mis en lumière les défis structurels liés au financement des agences onusiennes pour les réfugiés, ainsi que les risques croissants que des changements politiques plus larges pourraient faire peser sur le multilatéralisme et la stabilité financière du HCR et de l’UNRWA.

En protégeant les droits des réfugiés et en partageant la responsabilité de cette protection entre leurs États membres, les agences onusiennes pour les réfugiés déploient une action de bien public international. Le HCR et l’UNRWA incarnent la montée en puissance du régime international de protection des réfugiés ainsi que l’apogée de l’ordre international libéral et du partage des responsabilités au niveau international. Pourtant, l’un et l’autre rencontrent des difficultés persistantes concernant leurs sources et leur structure de financement.[1]

Nature du financement des agences onusiennes pour les réfugiés

Le financement actuel des agences onusiennes pour les réfugiés comprend trois volets principaux. Premièrement, presque toutes les contributions au HCR et à l’UNRWA sont volontaires. En 2022, la contribution du budget général de l’ONU représentait moins de 4 % du budget total de l’UNRWA et seulement 1 % de celui du HCR, tandis que les acteurs non étatiques et les donateurs privés constituaient 21 % du budget du HCR et seulement 1,3 % de celui de l’UNRWA. Le reste provient de contributions volontaires des États.

Deuxièmement, ces contributions sont souvent affectées ou restreintes à des régions et des missions spécifiques. L’affectation désigne des contributions qui ne peuvent être destinées qu’à un seul pays, projet ou secteur précis. Cette restriction permet aux États donateurs de flécher leurs dons humanitaires vers des objectifs stratégiques, mais elle offre moins de flexibilité aux organisations internationales et augmente leurs coûts administratifs. L’absence de financement flexible empêche le HCR de réagir efficacement aux situations d’urgence. En 2022, seulement 9 % des contributions gouvernementales au HCR étaient non affectées, contre 41 % pour les contributions des donateurs privés. Pour l’UNRWA, peut-être en raison de son orientation régionale spécifique, plus de 60 % de ses contributions gouvernementales étaient non affectées la même année.

Troisièmement, la majorité des contributions sont accordées sur une base annuelle. Les agences doivent les mobiliser chaque année par le biais de campagnes et d’appels, ce qui augmente les coûts administratifs et organisationnels. En 2022, seulement 10 % des contributions volontaires du HCR provenaient d’engagements pluriannuels. L’UNRWA s’en sort mieux à cet égard, rapportant en 2022 que 40 % de ses dons gouvernementaux provenaient d’accords pluriannuels. Les délais budgétaires à court terme maximisent l’influence des donateurs, mais augmentent la vulnérabilité des agences onusiennes pour les réfugiés face à des changements politiques soudains ou à l’évolution de l’opinion publique.

Des budgets en augmentation mais une dépendance continue

Au cours des trois dernières décennies, les dons des États aux deux agences onusiennes pour les réfugiés ont connu une augmentation remarquable. Les montants de ces dons ont augmenté de 737 % pour le HCR et de 429 % pour l’UNRWA entre 1990 et 2022. Contrairement à la base de donateurs du HCR, qui a connu une croissance régulière, celle de l’UNRWA est beaucoup plus instable.

Le budget des agences onusiennes pour les réfugiés a considérablement augmenté au cours des trois dernières décennies, tandis que le nombre d’États donateurs n’a que légèrement progressé. Au cours de la dernière décennie, le HCR a reçu des financements de plus de 70 États. L’UNRWA, de son côté, a reçu des financements d’environ 60 États. Cependant, les deux agences dépendent fortement des contributions d’un petit nombre de donateurs.

Les trois principaux donateurs du HCR et de l’UNRWA sont les États-Unis, l’UE et l’Allemagne. Depuis plusieurs années, l’Arabie Saoudite est également un donateur important de l’UNRWA. La part des contributions des trois principaux donateurs par rapport au reste des dons est en moyenne de 60 % pour le HCR et de 55 % pour l’UNRWA. Pour les dix principaux États donateurs, ce chiffre dépasse 85 % pour les deux agences. Cela montre à quel point cette base de donateurs est restreinte, et la dépendance de ces agences vis-à-vis des décisions de financement de quelques États, qui doivent être renouvelées chaque année.

Cette structure de financement asymétrique n’a pas évolué au fil du temps. Notons au passage que l’on a affaire ici à des comportements compensatoires par lesquels certains États augmentent leurs dons en réponse au désengagement d’autres donateurs. Par exemple, suite à la décision de l’administration Trump de suspendre le financement de l’UNRWA entre 2018 et 2020, on a pu observer une nette augmentation des contributions d’autres donateurs tels que la Chine, les États du Golfe et les pays européens. Les contributions de ces États ne représentaient néanmoins qu’une fraction des contributions financières habituelles des États-Unis, et le budget de l’UNRWA a été réduit de plus d’un tiers jusqu’en 2020.

Risques d’instrumentalisation et de désengagement

Quel est l’impact de la gouvernance et de la structure du financement des agences onusiennes pour les réfugiés sur l’accomplissement de leur mandat et leurs perspectives d’avenir ?

La prévalence des contributions volontaires, en grande partie affectées et renouvelées d’année en année, provenant d’un nombre restreint d’États occidentaux riches, crée une dépendance asymétrique des agences onusiennes pour les réfugiés vis-à-vis de ces États. Des études indiquent cependant que le HCR a préservé une autonomie significative, mais les données révèlent l’importance de l’influence que ces États donateurs principaux peuvent exercer sur l’agence. Les changements politiques qu’ont connu les principaux États donateurs – politisation des politiques d’asile au niveau national, succès électoraux des partis d’extrême droite et stratégie d’adaptation des partis traditionnels – ont encore renforcé cette problématique, entraînant un retour de bâton contre l’ordre libéral international et le multilatéralisme.

L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016 est sans doute l’exemple le plus frappant et le plus impactant du désengagement vis-à-vis des organisations et des initiatives multilatérales : la contribution des États-Unis à l’UNRWA a été concrètement suspendue, le nombre de réfugiés réinstallés a été considérablement réduit, et les États-Unis ont conclu des accords avec des pays d’Amérique centrale pour externaliser les responsabilités de protection. En Europe, les États libéraux ont progressivement adopté des politiques illibérales et cherché à minimiser leur responsabilité en matière de protection des réfugiés. Or, ces dispositions mettent en péril le fondement normatif des agences onusiennes pour les réfugiés et leur mandat. Cette situation présente deux risques : l’instrumentalisation des agences onusiennes pour les réfugiés et le désengagement des principaux États donateurs.

Les changements politiques survenus dans les principaux États donateurs pourraient renforcer les tentatives d’instrumentalisation des agences onusiennes dans le but de promouvoir une stratégie d’externalisation illibérale. En 2018, l’Autriche et le Danemark ont ainsi suggéré un dispositif d’externalisation au niveau de l’Union européenne, dans lequel il était envisagé que le HCR assume la responsabilité du traitement extraterritorial.[2] Traditionnellement prudente dans ses critiques à l’égard des États donateurs, l’agence s’est déclarée clairement opposée à la tentative ultérieure du Danemark d’externaliser son système d’asile en 2021.[3] Cependant, cette opposition aux projets d’externalisation s’est récemment affaiblie à mesure qu’ils gagnaient en popularité dans plusieurs États européens.

En outre, bien que le nouveau pacte sur la migration et l’asile de l’UE ait été fortement critiqué par les ONG œuvrant pour l’asile et les droits humains, le HCR l’a considéré comme un progrès.[4] Le rejet du multilatéralisme et l’hostilité croissante envers les réfugiés dans certaines démocraties à revenus élevés pourraient pousser à un désengagement vis-à-vis des agences des Nations Unies. Le retrait des États-Unis pendant la présidence Trump et la réduction des programmes de réinstallation des réfugiés dans divers pays attestent de cette tendance.

Comment faire face à une crise de légitimité imminente ?

La dépendance des agences des Nations Unies pour les réfugiés vis-à-vis des principaux États donateurs place celles-ci dans une position délicate, devant concilier leur mandat de protection des réfugiés avec les intérêts des États. Face au risque de désengagement des principaux donateurs, on peut se demander si les agences pourraient faire face à une baisse de financement, et par quels moyens. Les États donateurs les plus influents ont progressivement dévoyé l’esprit de la Convention de Genève de 1951 et ouvert la voie à l’externalisation et à la dissuasion. Cette attitude sape les principes libéraux sur lesquels reposent des agences des Nations Unies pour les réfugiés et pourrait bien les proscrire, entraînant une restructuration illibérale de ces agences et leur marginalisation, ainsi qu’un déclin de leur efficacité.

Quelles dispositions adopter pour atténuer ces risques ? Jusqu’à présent, le HCR et l’UNRWA se sont efforcés d’augmenter leur budget en diversifiant leur portefeuille de donateurs pour inclure des pays et organisations qui n’avaient pas encore apporté de soutien financier et davantage d’acteurs non étatiques, tout en renforçant les contributions des donateurs actuels. Cependant, notre analyse longitudinale montre que ces stratégies ont eu un effet limité. En outre, le fait de diversifier le portefeuille de donateurs et de viser les États non signataires de la Convention de Genève de 1951 présente également le risque de faire pencher la base de donateurs vers des États illibéraux.[5] Par ailleurs, compte tenu de l’essor du nationalisme dans certains grands États donateurs, le HCR et l’UNRWA ne peuvent pas considérer une croissance continue de la contribution de ces États comme un fait acquis. Et si cette croissance se maintenait, ces états pourraient même y trouver un moyen de réduire leur responsabilité en matière de protection des réfugiés sur leur propre sol.

Établir un réseau plus dense de partenaires nationaux, comme España con ACNUR ou Japan for UNHCR, qui sont des ONG mobilisant des fonds et sensibilisant aux besoins des personnes déplacées, pourrait contribuer à réduire la dépendance aux dons des États. À ce jour, dix partenaires nationaux reconnus du HCR génèrent plus de la moitié des revenus annuels de l’agence provenant du secteur privé.[6] Les bénéfices de ces partenariats résident dans la diversification des flux de revenus, l’absence de tendances à l’affectation des fonds, et la capacité de contrer les influences illibérales des partenaires gouvernementaux.

Plus fondamentalement, cependant, les agences de l’ONU pour les réfugiés devraient réfléchir à des moyens de réformer le système de financement. Elles pourraient plaider en faveur de contributions plus contraignantes et pluriannuelles. Souhaitant inverser l’augmentation tendancielle de l’affectation des financements étatiques, le HCR met déjà en avant des États comme la Norvège et la Suède qui augmentent la part de leurs contributions non affectées[7] Il est dans l’intérêt de la communauté internationale de renforcer la stabilité et la prévisibilité de l’agence tout en améliorant ses performances et en réduisant les risques de politisation au niveau national. Si ces idées ne sont pas nouvelles, les preuves de leur efficacité sont rares, notamment en des temps où les États cherchent à renforcer leur contrôle sur l’aide. En outre, le fait que l’UNRWA dispose de davantage de contributions pluriannuelles que le HCR tout en affichant une moindre stabilité financière démontre que la modification du système de financement ne suffira pas à résoudre le problème.

Les agences des Nations Unies pour les réfugiés doivent non seulement trouver un moyen de s’adapter à une structure de financement vulnérable, mais aussi à une crise de légitimité imminente. En d’autres termes, elles sont déchirées entre la préservation des financements et la protection de leurs valeurs libérales. Pérenniser le soutien financier d’États donateurs puissants pourrait amener les agences à accepter une restructuration illibérale de l’organisation et augmenterait le risque d’instrumentalisation, favorisant des politiques de dissuasion vis-à-vis des réfugiés de la part de ces donateurs. A contrario, utiliser leur autonomie pour renforcer les normes libérales sur lesquelles repose le régime international des réfugiés exposerait les agences à un risque de diminution des financements voire de marginalisation. Si elles souhaitent demeurer des acteurs pertinents et légitimes, elles ne peuvent ni ignorer leurs besoins de financement ni négliger l’importance de leur mandat de protection des réfugiés. Le scénario le plus probable dans un tel contexte devrait donc être un compromis permanent entre ces impératifs. Mais face aux mutations géopolitiques et à une remise en cause croissante des politiques d’asile libérales, ce travail d’équilibriste sera sans doute de plus en plus difficile.

 

Frowin Rausis
Chercheur postdoctoral, Université de Genève, Suisse.
frowin.rausis@unige.ch
X : @FrowinRausis

Maud Bachelet
Doctorante, Université de Genève, Suisse.
maud.bachelet@unige.ch
linkedin.com/in/maud-bachelet-3532411b9/

Philipp Lutz
Chercheur principal à l’Université de Genève, Suisse, et maître de conférences à la Vrije Universiteit Amsterdam, Pays-Bas.
p.lutz@vu.nl
X : @LutzPhilipp

Maud Bachelet et Philipp Lutz remercient le Fonds national suisse (projet 208858) pour son soutien financier, et Frowin Rausis remercie le Secrétariat d’État suisse à la formation, à la recherche et à l’innovation (contrat 22.00569).

 

[1]L’analyse du financement des agences onusiennes pour les réfugiés dans cet article s’appuie sur les statistiques de financement de ces agences entre 1990 et 2022. Pour le HCR, nous avons utilisé les états financiers audités (1990-2001) et le rapport mondial du HCR (2002-2022). Pour l’UNRWA, nous avons tiré nos informations du rapport du Commissaire général à l’UNRWA (1990-2004) et des données officielles sur les contributions des États présentées sur la page d’accueil de l’UNRWA (2006-2022).

[2] Ministère de l’Immigration et de l’Intégration, République d’Autriche (2018) Vision for a Better Protection System in a Globalized World (2018) bit.ly/vision-for-better-protection-system

[3] HCR (2021) ‘UNHCR Observations on the Proposal for amendments to the Danish Alien Act’ bit.ly/unhcr-amendments-danish-alien-act

[4] HCR (2024) « Le HCR appelle l’UE à veiller à ce que la protection soit au cœur de la mise en œuvre du pacte sur l’asile et la migration. » https://www.unhcr.org/be/100637-le-hcr-appelle-a-des-reformes-axees-sur-la-protection-dans-le-cadre-de-la-mise-en-oeuvre-du-pacte-sur-lasile-et-la-migration.html

[5] Voir Cole Georgia (2021) ‘Non-signatory donor States and UNHCR: questions of funding and influence’ FMR 67: fmreview.org/issue67/cole-3/

[6] Voir la liste des partenaires nationaux du HCR https://www.unhcr.org/fr/en-bref/nos-partenaires/autres-partenaires/partenaires-nationaux-pour-la-collecte-de-fonds

[7] UNHCR (2024) ‘Unearmarked funding makes a difference in the lives of people living amidst neglected humanitarian crises.’ bit.ly/unhcr-unearmarked-funding

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