Il y a vingt ans, la reconnaissance internationale de la nécessité de prévenir les déplacements internes, et de fournir assistance et protection aux personnes déplacées a l’intérieur de leur propre pays (PDI) a atteint un point culminant avec le lancement des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays. Ces Principes ont établi un cadre normatif qui a éclairé l’élaboration ultérieure de politiques nationales et régionales relatives au déplacement interne et, de ce point de vue, ils représentent une importante réussite.
Cependant, sous l’effet de l’instabilité politique, des conflits, de la violence, des événements climatiques extrêmes et des catastrophes, le déplacement interne atteint actuellement des proportions encore rarement vues à l’échelle mondiale. En effet, 30,6 millions de nouveaux déplacements provoqués par les conflits et les catastrophes ont été enregistrés en 2017 ; à la fin de cette même année, on estimait que 40 millions de personnes vivaient en situation de déplacement interne en conséquence d’un conflit (auxquelles il faut ajouter un nombre inconnu de personnes toujours déplacées en conséquence de catastrophes)[1].
Ces chiffres sont tout aussi choquants que décourageants. Et au vu des difficultés liées à la collecte de données, malheureusement, ils représentent probablement aussi une sous-estimation. Qui plus est, parmi les PDI signalées comme ayant été rapatriées, réinstallées dans leur pays ou réinstallées dans 23 pays différents en 2017, on estime qu’environ 8,5 millions pourraient ne pas avoir trouvé de solution véritablement durable, si bien que l’on peut considérer qu’elles continuent de vivre en situation de déplacement. Si on les inclut donc dans nos statistiques, le nombre total de personnes vivant actuellement en situation de déplacement interne s’élèverait à 48,5 millions.
Que pouvons-nous faire ?
Alors que les conflits s’éternisent, que le changement climatique accentue l’intensité des catastrophes à déclenchement rapide ou lent, et que le taux mondial d’urbanisation continue de croître, il n’y a aucune raison d’envisager une inversion de la tendance toujours à la hausse du déplacement interne. Cependant, il est possible de prendre un certain nombre de mesures afin d’orienter les politiques et les actions en faveur du déplacement interne, en s’appuyant sur les approches actuelles.
En premier lieu, nous devons reconnaître qu’en dépit de l’ampleur croissante de ce phénomène et de la contribution apportée par les Principes directeurs ces vingt dernières années, la question du déplacement interne est négligée depuis quelques années. Il faut donc qu’elle devienne une plus grande priorité de l’agenda politique international. Les appels à « ne laisser personne sur le bord du chemin » et à trouver des solutions au déplacement interne, y compris ceux qui ont été lancés à l’occasion du Sommet humanitaire mondial de 2016, semblaient porter la promesse d’un regain d’engagement et reconnaître le besoin d’actions concertées. Mais, alors que certains acteurs dévoués poursuivent sans relâche leurs efforts pour trouver des solutions durables au niveau national et régional, la volonté collective internationale nécessaire pour répondre aux déplacements internes est demeurée largement absente. Depuis la fin 2016, l’attention internationale s’est reportée sur les deux pactes mondiaux relatifs aux réfugiés et à la migration, dont aucun ne s’attaque en substance à la question du déplacement au sein des frontières nationales.[2]
Indubitablement, en 2018, le 20e anniversaire des Principes directeurs a généré une nouvelle dynamique sur la question mais, pour éviter qu’elle ne s’essouffle, il faudra que l’engagement de haut niveau soit maintenu. Surtout, les processus et les négociations de haut niveau devront tous garantir l’engagement continu et concret des États les plus touchés par le déplacement interne et qui ont l’expérience d’affronter cette réalité sur le terrain. Sans leur engagement, il n’y aura tout simplement pas d’adoption politique, ni de mise en œuvre concrète, deux choses pourtant indispensables. En outre, pour garantir une véritable inclusivité, il faudra solliciter, comprendre et prendre en compte les perspectives des personnes déplacées de l’intérieur, et non pas y penser a posteriori.
Nous devons également mieux faire passer le message selon lequel les crises de déplacement interne sont souvent le résultat de trajectoires de développement problématiques et qu’elles ont d’autres conséquences au-delà des conséquences humanitaires immédiates. Pour nous attaquer à l’ensemble des facteurs et des impacts du déplacement, mais aussi d’élaborer les politiques et de déployer les actions requises pour empêcher et réduire le déplacement, nous devons mieux comprendre les éléments suivants et améliorer les réponses que nous y apportons : les impacts économiques et développementaux à long terme du déplacement sur les PDI et les communautés d’accueil, de même que sur les États ; les liens entre le déplacement interne et la fuite à l’étranger ; les caractéristiques spécifiques du déplacement urbain ; les effets du changement climatique ; les interactions entre catastrophes à déclenchement lent et conflit ; et le rôle des projets de développement et de la violence criminelle en tant que moteurs du déplacement.
Pour cela, les États, les organisations humanitaires, les organes de consolidation de la paix et les acteurs du développement devront réfléchir aux meilleurs moyens de collecter et d’analyser les données afin de suivre et d’évaluer la manière dont les besoins et les vulnérabilités des PDI évoluent au fil du temps, mais aussi d’identifier les approches efficaces et celles qui ne le sont pas pour répondre au déplacement interne dans des contextes différents. Il n’existe pas de solution universelle aux crises de déplacement, mais il existe des hypothèses communes pouvant servir de base à l’élaboration de politiques et aux actions.
Lorsque les gouvernements sont eux-mêmes la cause du déplacement, la communauté internationale doit mieux coordonner ses réponses opérationnelles, tout en travaillant sur le plan politique en parallèle afin de soutenir des initiatives telles que la consolidation de la paix, la résolution des conflits, l’accès à la justice et la responsabilité en cas de violation des droits humains. Toutefois, les gouvernements doivent prendre les commandes partout où cela est possible, avec l’appui de la communauté internationale et des organes régionaux, et en collaboration étroite avec les autorités locales. Ce faisant, ils devront intégrer le déplacement interne à leur planification à long terme du développement et de l’adaptation au changement climatique, et investir dans la réduction des risques de catastrophe. Les interventions humanitaires devraient tenir compte des besoins des PDI sans négliger pour autant les communautés parmi lesquelles elles vivent. Quant aux réfugiés de retour, ils devraient bénéficier d’un soutien pour éviter qu’ils ne se retrouvent déplacés de l’intérieur en l’absence de solutions durables, en particulier dans les contextes encore dangereux.
Les obstacles à surmonter sont immenses. Ils incluent les préoccupations liées à la souveraineté, l’inertie institutionnelle et l’attrait des approches habituelles et familières, l’insuffisance des capacités et le manque de ressources dont souffrent les pays touchés par de grandes crises prolongées, ainsi que la difficulté à mesurer et comprendre pleinement le phénomène. Mais ce défi n’est pas impossible à relever, et nous avons le devoir d’essayer de le surmonter.
Alexandra Bilak alexandra.bilak@idmc.ch Directrice
Avigail Shai avigail.shai@idmc.ch Conseillère politique
Observatoire des situations de déplacement interne www.internal-displacement.org
Cycles de déplacement Une recherche récemment conduite par l’Observatoire des situations de déplacement interne (Internal Displacement Monitoring Centre, IDMC) parmi les réfugiés établis en Jordanie et en Suède (qui sera prochainement complétée par une autre recherche auprès des réfugiés de retour et des PDI en Irak) révèle la relation entre le déplacement interne et les mouvements transfrontaliers. L’une des principales conclusions préliminaires met en lumière le nombre élevé de réfugiés ayant précédemment fait l’expérience du déplacement interne, les déplacements multiples exacerbant les vulnérabilités et épuisant les stratégies de survie déjà limitées. Par exemple, Sara[3] et sa famille ont fui leur domicile à Bagdad alors qu’une milice locale tentait d’enrôler par la force son fils adolescent. Ils se sont réfugiés à Babylone, où ils se sont cachés quelques mois avant que la milice ne les repère de nouveau. Craignant pour son fils, Sara a alors fui à Erbil avec sa famille ; n’étant pas en mesure de répondre aux exigences de parrainage pour rester au Kurdistan, ils ont franchi la frontière jusqu’à la Turquie voisine, avant de prendre le chemin de la Suède. Également originaire de Bagdad, Akram a fui de chez lui après qu’un groupe armé l’ait menacé de le tuer s’il refusait de lui vendre sa maison. Il a d’abord trouvé refuge chez sa sœur, à Qaraqosh. Puis, quand la ville de Qaraqosh a été prise par Daesh, Akram est retourné à Bagdad pour chercher refuge sur son ancien lieu de travail. Peu après son retour, il a reçu des menaces au téléphone proférées par le même groupe et a fui en Jordanie, en quête de sécurité. Toutefois, la sécurité n’est pas toujours suffisante. Si les réfugiés ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins dans leur pays d’accueil, un grand nombre d’entre eux retourneront prématurément dans leur pays d’origine, où ils risqueront de finir en situation de déplacement interne. Ce risque est particulièrement élevé dans les cas de retour involontaire ou prématuré. Alors que plus de 560 000 réfugiés et migrants sans papiers ont quitté le Pakistan et l’Iran pour retourner en Afghanistan en 2017, un grand nombre d’entre eux ne sont pas en mesure de se réinstaller là où ils vivaient auparavant, et font face aux difficultés de se réinstaller ailleurs, pour cause d’insécurité ou de manque de services, ou encore de moyens de subsistance[4]. De la même manière que les PDI risquent de devenir des réfugiés en l’absence de progrès vers des solutions durables, les réfugiés de retour aujourd’hui courent le risque de devenir les PDI de demain. Chloe Sydney chloe.sydney@idmc.ch Assistante de recherche, IDMC |
[1] Observatoire des situations de déplacement interne (Internal Displacement Monitoring Centre) (2018) Global Report on Internal Displacement www.internal-displacement.org/global-report/grid2018
[2] Cela n’est peut-être pas surprenant, étant donné que le déplacement interne est directement lié aux questions de souveraineté. Dans une certaine mesure, cela reflète également l’absence d’institution désignée responsable et chargée d’un mandat clairement défini au sein du systèmes des Nations Unies.
[3] Les noms ont été modifiés.
[4] Voir note en fin de texte no1 dans l’article par Sonmez, Murray and Clutterbuck dans ce numéro ; voir également l’article par Majidi et Tyler dans ce numéro.