Comprendre les violences sexuelles, le VIH/sida et les conflits

Une approche sexospécifique globale est nécessaire si l’on veut comprendre le contexte social de la transmission du VIH dans les situations de conflit.

On suppose souvent que le taux de transmission du VIH augmente dans les situations de conflit violent, en raison du niveau élevé de violence sexuelle, de pauvreté et de déplacement qui crée un environnement risquant de favoriser fortement la propagation du VIH. Ce lien supposé entre les violences sexuelles et l’infection par le VIH est mis en lumière par les données indiquant une prévalence parmi certains groupes particuliers ayant été victimes de multiples violences en temps de guerre. Une étude menée au Rwanda a ainsi révélé que 60 à 80% des femmes qui avaient été violées pendant le génocide de 1994 étaient aujourd’hui séropositives(1), alors que ce taux n’était que de 13,5% parmi la population générale.(2) Toutefois, d’autres études ont remis en question cette affirmation, en soulignant que les conditions des conflits violents peuvent tout aussi bien accentuer que diminuer le taux de transmission et que les taux de prévalence élevés chez certains groupes spécifiques à risque ne devraient pas être extrapolés au reste de la population.

Ces points de vue divergents reflètent les diverses hypothèses concernant les types de comportement et leur impact sur la transmission. On suppose fréquemment que le viol opportuniste et non répété constitue la seule forme de violence sexuelle en contexte de conflit. Cependant, il y en a d’autres, telles que l’esclavage sexuel et d’autres attaques stratégiques et délibérées. Il existe des preuves qu’une exposition prolongée au virus, de même que les activités sexuelles violentes, sont associées à un risque plus élevé de transmission.
 
Il est donc clair qu’une analyse rigoureuse des données disponibles soit nécessaire et importante si l’on veut comprendre les violences sexuelles et la transmission du VIH en contexte de conflit. Toutefois, il nous faut également adopter une « approche sexospécifique » qui explorerait les dimensions sociales et culturelles des relations sexuelles dans les contextes de conflit afin de mettre au point des mesures de prévention plus efficaces.

Violences sexuelles dans la région des Grands Lacs

Au cours des guerres qui ont éclaté ces vingt dernières années dans la région africaine des Grands Lacs, divers schémas de violence sexuelles ont pu être observés. Au Rwanda, la plupart des violences sexuelles signalées ont été associées au génocide, bien que la violence conjugale soit plus récemment devenue une préoccupation. Au cours de la guerre avec l’Armée de résistance du Seigneur en Ouganda, les forces armées auraient commis de nombreux viols d’hommes et de femmes, alors que les milices rebelles ont été accusées d’enlever des garçons et des filles, ces dernières étant forcées à servir « d’épouses » aux commandants. Semblablement, les viols par le personnel militaire (de l’armée nationale aussi bien que des milices locales) étaient largement répandus en République démocratique du Congo (RDC) et au Burundi, et des actes de coercition y ont également été signalés : enlèvements, usage de la force et de la violence, coercition économique.

Les caractéristiques que l’on retrouve dans toute la région incluent le nombre élevé de viols, la brutalité extrême des rapports sexuels, la poursuite des violences sexuelles après la fin de la guerre, y compris le « viol civil » et le « double viol », selon lequel la victime est stigmatisée et déshonorée par sa famille et sa communauté après avoir subi des violences sexuelles. Dans cette région, ce type de violence a attiré l’attention des médias, ce qui a contribué à l’émergence d’interventions internationales bien financées. Toutefois, bien que de nombreux projets individuels se soient montrés efficaces, leur impact général est resté limité, en partie à cause des hypothèses concernant l’identité des victimes et des auteurs des violences. Peu de types de soutien ont été offerts aux victimes, tandis que les agences ont mal coordonné leurs interventions et qu’une attention trop importante a été portée à la récupération médicale et psycho-sociale aux dépens du soutien économique et juridique. Les bénéficiaires ciblés étaient principalement des femmes adultes, tandis que les autres victimes étaient fréquemment ignorées : jeunes femmes et filles, hommes et garçons.

Mais de manière plus alarmante encore, aucune progression n’a eu lieu pour contrer le phénomène qui, dans de nombreux pays de la région (notamment en RDC), se produit tout aussi fréquemment qu’auparavant. Aucune solution durable n’a été identifiée pour empêcher les violences sexuelles, puisque les interventions portent sur le soutien et non sur la prévention. Et quand de rares efforts de prévention sont effectués, ils portent avant tout sur l’endiguement (par des réformes juridiques, par exemple) plutôt que sur la compréhension des facteurs qui ont contribué à la propagation des violences sexuelles. L’une des explications possibles de cette négligence provient du fait que le discours sur les violences sexuelles dans la région des Grands Lacs assimile ces dernières à des « armes de guerre ». Tant que nous supposons que les violences sexuelles sont perpétrées par des maraudeurs armés, nous nous sentons incapable de nous y opposer ou de l’éradiquer.

Il semble toutefois de plus en plus clair que la théorie de « l’arme de guerre » est insuffisante pour expliquer aussi bien l’étendue que l’apparence du phénomène et que la plupart des violences sexuelles dans ces contextes ne sont pas perpétrées par des armées ou des milices mais par de simples civils. Cela pose la question de l’identité réelle des auteurs de ces violences, et des facteurs qui créent les conditions dans lesquelles ces crimes sont commis.

L’archétype du mâle agressif

Le modèle unidimensionnel du mâle agressif ne permet pas d’expliquer les causes profondes des violences sexuelles pendant et après les conflits. Il n’explique pas l’exclusion sociale dont souffrent les femmes victimes de viol, ni la continuation des violences une fois que les combats ont pris fin. L’on suggère parfois que les « civils » qui commettent des viols sont des soldats démobilisés éprouvant des difficultés à s’ajuster à la vie civile, mais cela n’est que spéculation. Ce modèle suppose que les violences sexuelles étaient d’une moindre intensité avant la guerre, alors qu’il n’existe virtuellement aucune preuve tangible pour corroborer cette hypothèse. Il est possible que la prédominance de ce modèle dans l’intervention internationale contribue à l’échec de parvenir à endiguer les violences sexuelles.

Les analyses sexospécifiques sont partagées quant à l’interprétation des violences sexuelles en temps de guerre. L’un des points de vue affirme que la guerre est, par définition, « guerre contre les femmes » et que le viol s’inscrit dans le cadre de la stratégie de la « terre brûlée », visant à semer la terreur et à détruire le tissu social et l’identité d’une communauté en poussant ses femmes à une vulnérabilité extrême. D’autres chercheurs décrivent une réalité plus complexe, dans laquelle les hommes et les femmes peuvent être tout aussi bien considérés comme victimes que comme auteurs de violences. Les analyses de l’évolution des relations hommes-femmes après les conflits suggèrent que lorsque le statut des femmes évolue en temps de guerre, il recule souvent après, ce qui met en lumière les racines profondes des valeurs sous-jacentes qui nient aux femmes le droit de participer aux décisions.

Les individus sont parfois façonnés par le contexte dans lequel ils évoluent et leurs expériences, et la guerre peut avoir pour effet de réduire l’éventail de possibilités grâce auxquelles les individus peuvent faire l’expérience des valeurs qui sont critiques à la construction de l’identité et de l’estime de soi. Si c’est le cas, un environnement de conflit augmente-t-il le risque de comportement sexuel violent? Il a été suggéré que, dans le nord de l’Ouganda, les restrictions provoquées par la guerre ont empêché les hommes de réaliser leur idéal de virilité, ce qui a entraîné chez eux un comportement violent de même que diverses formes d’automutilation.(3) Des entretiens avec des soldats subalternes congolais ont indiqué que, pour ces derniers, l’institution militaire crée un arrière-plan de souffrance et de frustration dans le cadre duquel la violence paraît compréhensible.(4) Ceci suggère que les auteurs des violences peuvent également être perçus, d’une certaine manière, comme des victimes de leur propre situation, et que l’élaboration de stratégies visant à modifier ces facteurs contextuels pourrait contribuer à modifier leur comportement.

Pour identifier des stratégies qui s’attaquent à la racine-même du problème plutôt qu’à ses conséquences, il faudrait comprendre le contexte dans lequel les auteurs des violences grandissent et se socialisent, les problèmes qu’ils rencontrent et comment ils les conceptualisent, les sortes de récompenses et de sanctions qu’ils reçoivent de ceux qui les entourent et comment celles-ci sont renforcées par les acteurs internationaux.

L’image de l’homme puissant et de sa victime féminine vulnérable pose la question de savoir si le viol brutal et violent constitue un phénomène à part. Devrions-nous le considérer comme l’une des extrémités d’un continuum qui le relie à d’autres formes de sexe coercitif, de même qu’à une variété d’autres relations basées sur l’oppression? Et s’agit-il vraiment d’une question de l’homme contre la femme, ou bien sont-ils tous deux victimes, à leur manière, des mêmes dynamiques patriarcales de lutte pour le pouvoir? La description unidimensionnelle de la « femme comme victime » aide-t-elle à perpétuer les déséquilibres de pouvoir qu’elle cherche en fait à supprimer?

Une « approche sexospécifique » des violences sexuelles pendant les conflits

Une approche sexospécifique peut fortement contribuer à l’élaboration de stratégies pour répondre aux problèmes du VIH/sida, des violences sexuelles et des conflits violents. Prendre en compte la question des genres dans un cadre socio-psychologique donne de bien meilleurs résultats que le modèle archétypal actuel. Nous devons nous attacher non seulement au comportement quotidien des hommes et des femmes mais aussi aux structures au sein desquelles les relations de pouvoir se manifestent et l’idéologie sur laquelle se basent ces relations. Une telle approche pourrait déboucher sur des politiques et des stratégies plus holistiques, un éventail plus large d’interventions, une meilleure coordination et synergie entre ces interventions et une attention plus prononcée aux mécanismes par lesquels les agences et les communautés locales collaborent afin de trouver des solutions.

Le VIH se transmet au cours de relations dont la nature intime met au premier plan les sentiments les plus profonds des individus vis-à-vis de leur identité et de leurs valeurs. Des programmes efficaces de prévention contre le VIH mettent en lumière l’importance de construire des relations basées sur le respect mutuel. Au cours des conflits, lorsque le code moral est compromis, ces fondations sont essentielles pour prévenir à la fois les violences sexuelles et la transmission du VIH. Comprendre le contexte social et culturel décrivant ces relations constitue un pas vers une prévention efficace, aussi bien du virus du VIH lui-même que des violences sexuelles.

  
Judy El-Bushra (jelbushra@international-alert.org) est directrice du Programme des Grands Lacs chez International Alert (http://www.international-alert.org).

Une version plus longue de cet article est disponible sur

(1) Présentant une réaction sérologique indiquant la présence de la maladie

(2) Nduwimana, F. 2004. The Right to Survive: Sexual Violence, Women and HIV/AIDS. Droits et démocratie, Montréal

(3) Dolan, C. (2002) “Collapsing masculinities and weak states – a case study of northern Uganda" in Cleaver (ed) Masculinities matter! men, gender and development Londres, Zed Press.

(4) Eriksson Baaz, M. and Stern, M. (n.d.) Why do soldiers rape? Gender, violence and sexuality in the DRC Armed Forces, recherche non publiée, Université de Göteborg.

 

 

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