Le prix de la libération: migration et VIH/sida en Chine

La vente de sang s’est imposée comme une alternative attrayante à la migration rurale-urbaine entraînée par les difficultés économiques et sociales. Toutefois, elle a provoqué une épidémie de VIH/sida en Chine.

Au début des années 1990, un grand nombre de donneurs de sang rémunérés du centre rural de la Chine, en particulier de la province duHenan, ont été infectés par le VIH. Selon des estimations prudentes publiées par le gouvernement de cette province, plus de 30 000 personnes y auraient été infectées. Cette « épidémie séparée », comme elle est souvent qualifiée dans les rapports épidémiologiques sur le VIH en Chine, s’est propagée d’une manière qui ne correspondait en rien aux schémas de progression connus, en particulier vis-à-vis de la proportion de femmes touchées; dès le début, les femmes en ont été victimes tout autant que les hommes mais par une voie de transmission bien plus efficace que les relations sexuelles. L’infection s’est produite lorsque des cellules de sang contaminé étaient rendues au donneur après que le plasma en avait été recueilli, permettant ainsi à l’épidémie de se propager rapidement dans plusieurs provinces centrales du pays.

Travail, sang et VIH/sida

Le terme de « résident rural » est une catégorie bureaucratique qui permet de garantir que les migrants ruraux, qui constituent une vaste source de main-d’œuvre à faible coût, soient exclus des services sociaux essentiels en milieu urbain. Dans le contexte de la libéralisation économique, les progrès technologiques ont facilité la transformation des systèmes agricoles traditionnels, qui avaient besoin d’une main-d’œuvre nombreuse, en entreprises, qui ont besoin de nombreux capitaux. La valeur du travail agricole est ainsi devenue de moins en moins importante, un simple excédent de main-d’œuvre qui n’apporte aucun profit. Dans ces conditions, les « résidents ruraux » du cœur agricole de la Chine ont dû fuir cet excédent de main-d’œuvre pour se rendre dans les centres industriels urbains et côtiers et y chercher du travail.

Lorsque la collecte de plasma sanguin a commencé, elle était considérée comme une nouvelle possibilité attrayante de gagner un salaire sans recourir à la migration, puisque le processus semblait ne recueillir que la partie non importante du sang, la partie non essentielle à la vitalité, la résistance physique et la force.

De nombreuses femmes infectées par le VIH étaient rentrées chez elles après avoir travaillé dans l’industrie manufacturière en milieu urbain pendant plusieurs années, pour se constituer une dot. Elles sont donc rentrées, se sont mariées et ont élevé leurs enfants dans leur village d’origine. La vente de plasma leur a donné le moyen de continuer à subvenir aux besoins de leur famille en gagnant de l’argent qui ne pouvait plus être obtenu par la migration de sortie. Dans une économie agricole privée de liquidités, le plasma se transforme en argent grâce à l’albumine qu’il contient et que l’industrie de la santé peut utiliser pour se développer.

Le marché des produits sanguins, et principalement de l’albumine, a été créé par les réformes économiques du secteur de la santé chinois. Les hôpitaux publics et autres établissements de santé, qui bénéficiaient auparavant de subventions publiques, devaient dorénavant participer à la concurrence sur le marché et générer leurs revenus au moyen des services fournis et des médicaments vendus. Ces nouvelles modalités ont provoqué de graves conflits d’intérêts dans le domaine de la santé. Des traitements plus onéreux ont alors été proposés aux patients et le prix des médicaments est devenu, trompeusement, synonyme de leur efficacité. C’est dans ce contexte que l’albumine est rapidement devenu l’un des traitements préférés des hôpitaux, prescrit souvent en l’absence de toute indication spécifique aux patients, qui avaient été convaincus de son efficacité à stimuler le rétablissement et qui avaient les moyens de se payer ce luxe.

L’industrie florissante du fractionnement de plasma en Chine a ensuite été encouragée par l’interdiction, en 1985, d’importer tout type de produit sanguin, interdiction dont le but était d’empêcher que le VIH et le sida ne pénètrent à l’intérieur des frontières chinoises. L’industrie s’est ensuite vite développée au cours de la décennie suivante, tout comme la demande en plasma destiné au fractionnement (c.-à-d. le plasma destiné à être transformé ultérieurement). Au lieu d’exporter de la main-d’œuvre vers les centres industriels urbains et côtiers, les provinces centrales pouvaient tirer plus directement profit de les approvisionner en plasma destiné au fractionnement.

Évolution d’une pathologie

Aucun de ces processus historiques – réforme économique du secteur agricole, réforme économique du secteur de la santé, émergence de l’industrie de fractionnement du plasma – n’ont créé les conditions nécessaires à l’apparition de l’épidémie de VIH. Mais la confluence pathologique de ces processus a mis en lumière les caractéristiques géographiques et démographiques de l’épidémie de VIH parmi les donneurs de plasma dans le centre rural de la Chine.

Alors qu’une attention particulière est actuellement portée à la lutte contre la propagation du VIH parmi la population générale, il est facile d’oublier que les mêmes conditions économiques et sociales et la même logique culturelle qui ont provoqué l’épidémie dans le centre de la Chine continuent de façonner l’expérience de la maladie chez les personnes déjà infectées. Parmi les premiers symptômes de la progression de l’infection du VIH se trouve la fatigue, que les villageois ressentent également de manière très aiguë. La perte irréversible de leur force de travail, en conséquence du VIH, est un prix lourd à payer pour l’argent qu’ils ont gagné en vendant leur plasma plusieurs années auparavant.

Alors que les médias commençaient à porter une attention croissante aux décès causés par le sida dans quelques villages du Henan, le gouvernement a rapidement pris la décision, début 2003, de distribuer gratuitement un traitement antirétroviral (ARV). Ce programme limité de distribution de traitement ne s’accompagnait pas de services médicaux adaptés pour traiter les effets secondaires et s’assurer de l’adhérence au traitement. Les nausées et les vomissements comptaient parmi les effets secondaires les plus fréquents du traitement ARV offert gratuitement par le programme gouvernemental, provoquant la perte d’appétit ou l’impossibilité de digérer les aliments, de même que des étourdissements et des douleurs musculaires, qui affaiblissaient encore plus les patients. Pour ces producteurs agricoles, ces effets secondaires étaient perçus comme un danger de mort, précisément parce qu’ils semblaient prendre d’assaut les dimensions les plus essentielles de leur vie: la nourriture et le travail.

Toutefois, l’absence de traitement exhaustif n’est qu’une des raisons de l’échec du programme. Les villages qui ont connu le plus grand déclin en matière de participation et d’adhérence au traitement étaient connus sous le nom de « villages sida », et sont devenus les favoris des compagnies pharmaceutiques et des médecins traditionnels poursuivant le rêve de trouver une cure lucrative à « la peste du millénaire ». Les grands centres hospitaliers de recherche ont recruté, parmi les habitants des villages, des sujets pour des essais cliniques effectués par des développeurs de produits pharmaceutiques. Dans ces villages, les traitements ARV fournis par le gouvernement, qui promettaient uniquement la suppression de la maladie et non son éradication, avaient bien du mal à faire concurrence à la multitude d’espoirs gratuits engendrés par des remèdes à l’efficacité incertaine mais dénués de la douleur des effets secondaires redoutés. Ce schéma épidémiologique tourne en ridicule la compassion et l’espoir que le traitement antirétroviral hautement actif (TAHA) est censé représenter.

Des parallèles surprenants peuvent être tracés entre la migration de main-d’œuvre rurale, la collecte de plasma et les essais cliniques. Les sociétés de construction comptaient sur les « fournisseurs de main-d’œuvre » des villages pour leur fournir des travailleurs; les centres de collecte de plasma utilisaient des « éclaireurs » pour recruter et transporter les donneurs; et les hôpitaux qui traitaient les maladies infectieuses fournissaient des données cliniques sur les médicaments en cours de développement, avec l’assistance des mêmes intermédiaires vivant parmi les habitants séropositifs du village.

Cette épidémie de VIH et ses conséquences mettent en lumière le prix que les « résidents ruraux » de Chine ont dû payer pour leurs multiples expériences de « libération ». Un lourd tribut a également été payé par les femmes, particulièrement dans les communautés rurales, pour une « libération » encore plus douteuse. La majorité de la sous-population épidémiologique catégorisée comme « travailleuses de l’industrie du sexe » est aussi constituée de « migrantes rurales-urbaines ». Leur entrée dans l’industrie du sexe, en plein essor en Chine, est facilitée par l’ubiquité de cette industrie et ses nombreuses apparences trompeuses. La courte carrière des travailleuses du sexe et leur extrême mobilité sont deux facteurs d’importance. Libres de vendre du sexe, pour un temps limité, sous anonymat et peut-être également dans l’impunité, loin du monde social vers lequel elles espèrent retourner comme elles le voudraient après avoir travaillé en usine, la population des « travailleuses de l’industrie du sexe » est difficile à identifier et à suivre. La prise de risque, souvent en dépit de connaissances, de motivation et de compétences, ne constitue alors pas seulement un type de comportement mais elle fait partie intégrante de la nature temporaire du travail-même.
Comment pouvons-nous, alors, bloquer l’évolution de la pathologie? La réponse peut venir de sources inattendues. En 2006, le gouvernement chinois a aboli toutes les taxes agricoles, qui avaient constitué une source indispensable de revenus pendant plusieurs décennies. Un peu plus d’un an après, de nombreux hôpitaux connaissaient des pénuries d’albumine. Cette fois, cette pénurie était la conséquence directe de la modeste somme d’argent que le gouvernement donne aujourd’hui aux résidents ruraux, et qui rend la vente de plasma moins attrayante. Une conséquence non prévue mais heureuse de ce changement de politique économique est la réduction du risque d’infection par le VIH parmi les donneurs de plasma et les utilisateurs de produits sanguins.

 

Shao Jing (shao_jing@hotmail.com) est professeur d’anthropologie à l’Université de Sun Yat-sen de Guangzhou en Chine.

 

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