Mise à disposition d’abris et souveraineté nationale à Calais

Au cours des vingt dernières années, la mise à disposition d’abris pour la population migrante par le gouvernement à Calais a été caractérisée par la volonté d’affirmer l’autorité de l’État plutôt que celle d’atténuer la souffrance humaine. Les politiques en 2015 et 2016 qui ont entrainé la destruction des abris informels et la mise à disposition d’hébergements alternatifs provisoires n’ont fait que poursuivre cette tendance.

Différents gouvernements français successifs ont fait face à la présence de cette importante population migrante sans papiers dans le port de Calais, au nord du pays, en renforçant la sécurité autour de la frontière et en contrôlant l’accès des migrants aux abris se trouvant dans les environs immédiats de Calais. Pendant plus de vingt ans, on a vu se dessiner un schéma qui alterne la mise à disposition d’hébergements avec des expulsions ou des réinstallations forcées. Des centres d’accueil ont été ouverts pour être ensuite fermés, et on a laissé des camps se développer pour ensuite les démolir. 

En janvier 2016, lorsque le ministre français de l’Intérieur a ordonné la démolition du camp informel connu sous le nom de « la Jungle » et la réinstallation de ses résidents, la population migrante du camp était estimée à 6 000 personnes. La Jungle a été démolie en deux phases au cours d’une période de huit mois. Pendant la première phase, une partie des personnes expulsées ont été réinstallées dans des installations temporaires construites près du camp à l’aide de conteneurs réadaptés à cet effet. De nombreux migrants ont choisi au contraire de se déplacer vers l’autre moitié du camp, qui était encore sur pied. Lors de la deuxième phase de la démolition, la police antiémeute a utilisé des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des balles en caoutchouc afin d’expulser tout le monde, y compris les résidents des conteneurs.

Les autorités ont constamment justifié la mise à disposition et la destruction des abris en ayant recours à un langage humanitariste, invoquant les conditions déplorables dans lesquelles vivaient les habitants de ces camps. Toutefois, la « réponse humanitariste » de l’État face aux conditions prévalant dans la Jungle en 2016 a été d’expulser violemment des milliers de personnes (dont la moitié ont vu à deux reprises leurs habitations rasées par des bulldozers), d’en reloger temporairement une minorité dans des conteneurs non conformes aux normes internationales humanitaires, et finalement de réinstaller ces personnes dans des hébergements de secours que nombre d’entre eux ont choisi de quitter, préférant dormir dans les rues.

La Jungle menaçait la souveraineté de l’État français. Bien que la population migrante ait reçu la permission d’occuper ce site à Calais, la construction autonome d’une installation semi-permanente qui abritait plusieurs milliers de personnes en 2016 défiait l’autorité de l’État. Les résidents de cette structure vivaient dans des conditions extrêmement précaires, mais avaient la possibilité d’être eux-mêmes et d’agir comme des citoyens, d’une manière considérée comme incompatible avec leur statut de migrants sans papiers. Il était donc nécessaire pour l’État de démolir le camp et de réinsérer ses habitants dans le régime migratoire. La décision de démanteler la Jungle et de réinstaller ses habitants dans des hébergements alternatifs dans des conteneurs et des centres d’accueil disséminés à travers toute la France était principalement et premièrement un acte politique et non un acte humanitaire. 

Dans les camps officiels qui hébergent des personnes déplacées, les dispositions et les règles du site sont généralement établies par l’organisation chargée de la gestion du camp. À l’inverse, l’État français avait fixé les limites extérieures de la Jungle – la police antiémeute en surveillait le périmètre et en contrôlait l’entrée – mais sans en faire plus. À l’intérieur, les résidents déterminaient la structure du camp, construisaient leurs propres habitations, initialement à l’aide de bâches en plastique, et par la suite, avec des matériaux plus durables comme du bois et des tôles ondulées. Des rues avaient été délimitées et nommées, et des quartiers avaient été établis, généralement en suivant les démarcations nationales. En travaillant avec des groupes bénévoles, les résidents construisaient des structures plus importantes qui abritaient des services publics comme des mosquées, des églises, des centres pour les enfants ou pour les jeunes. En l’absence de toute implication du gouvernement, les agences humanitaires et les groupes bénévoles assuraient toute une série de fonctions incombant habituellement à l’État, notamment les traitements médicaux, les soins aux enfants, l’éducation, l’aide juridique et les recensements de population. La Jungle était bien le produit de la politique anglo-française relative à la frontière, mais à l’intérieur de ses limites, les résidents établissaient leur propre ordre social en dehors du cadre étatique français.

La Jungle offrait un espace dans lequel les résidents adoptaient de multiples identités potentielles, indépendamment de leur statut migratoire. Il existait des possibilités de promotion sociale dans le cadre de la structure du camp, qui n’auraient pu avoir lieu à l’extérieur. L’organisation « l’Auberge des migrants » choisissait des chefs de communautés afin d’aider à une distribution plus équitable des vêtements et de la nourriture. Des entrepreneurs sans papiers démarraient de petites entreprises – des épiciers vendaient de la nourriture achetée dans les supermarchés de Calais, des colporteurs faisaient le commerce ou l’échange de vêtements donnés au camp par le public français ou anglais, et il y avait un certain nombre de restaurants et même une boîte de nuit. Les résidents avaient la possibilité de faire de l’art avec des groupes de théâtre et des artistes de la scène venus du Royaume-Uni. Des bénévoles et des employés d’organisations vivaient et travaillaient auprès des migrants sans papiers pour les aider à construire des abris et mettre des services à leur disposition. Les gens ont affirmé leurs revendications politiques en organisant des marches, des blocages d’autoroute, des occupations de lieux publics, des grèves de la faim et en se cousant les lèvres. Leurs actions attiraient l’attention du public sur les problèmes auxquels les migrants de Calais étaient confrontés, et ils ont réussi à retarder de six mois la démolition de la partie nord du camp.   

Réaffirmer l’autorité de l’État

Le dispositif en conteneurs qui a été aménagé à côté de la Jungle a permis de réaffirmer l’autorité de l’État, de restreindre la création de nouvelles identités et de limiter les possibilités d’action citoyenne. Alors que la Jungle s’est formée et agrandie progressivement en réponse aux besoins de ses résidents, le dispositif en conteneurs a été planifié et géré par un organisme agissant au nom de l’État français selon des principes de rentabilité et de sécurité. L’espace physique occupé par ce dispositif comprenait un quadrillage formé par d’énormes conteneurs hébergeant chacun de 12 à 14 personnes, alors que les résidents avaient choisi de vivre dans de petits abris privés destinés à des individus ou des familles. Le dispositif en conteneurs ne comprenait aucun espace communautaire réservé à la rencontre ou au spectacle, pas de services publics ou d’emplacements pour des petits commerces et des entreprises. Les résidents n’avaient aucune possibilité de reconstruire l’environnement qui leur était fourni et qui avait un caractère de permanence que la Jungle n’avait pas. Le dispositif était circonscrit par une clôture barbelée patrouillée par des policiers avec des chiens, et seuls les résidents avaient la possibilité d’y entrer et d’en sortir en franchissant des tourniquets sécurisés par des lecteurs d’empreintes digitales, contrairement à la Jungle qui était toujours restée ouverte aux visiteurs et permettait aux habitants d’établir des relations avec les bénévoles, les travailleurs d’agences et les activistes.

La réinstallation forcée a servi à imposer aux migrants de Calais des étiquettes sociales et administratives auxquelles ils avaient jusque-là échappé du fait de leur mode informel d’installation. Ceux qui sont allés vivre dans les conteneurs sont devenus des bénéficiaires passifs de l’aide, littéralement « contenus » par le dispositif. On les a empêchés de se créer eux-mêmes d’autres identités en les séparant physiquement des non-résidents et en restreignant leurs activités communautaires et d’entreprise. Cette architecture ultra sécurisée du dispositif contribuait en même temps à présenter ses habitants comme dangereux.

La mise à disposition d’abri est un acte politique autant qu’humanitaire. En 2016, le démantèlement de la Jungle et la réinstallation forcée de ses habitants ont constitué une réponse face au défi à l’autorité de l’État que représentait la croissance rapide de ce site informel. Quand Éric Besson, alors ministre français de l’Immigration, avait ordonné en 2009 la démolition d’un site d’installation de migrants à Calais, il avait déclaré : « La loi de la Jungle ne saurait perdurer sur le territoire de cette nation ». Ce que Besson appelait la « loi de la Jungle » servait à décrire le chaos et des circonstances extrêmement difficiles, mais la Jungle de Calais représentait également un certain degré d’autonomie et une multiplicité d’identités. Ce sont ces dernières caractéristiques qui étaient incompatibles avec le régime français de la migration.  

 

Michael Boyle m.boyle@sussex.ac.uk
Étudiant diplômé, Université du Sussex www.sussex.ac.uk

 

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