L’abri en mutation

Les directives humanitaires actuelles ne couvrent pas suffisamment la question de l’abri dans les situations de conflits volatils et prolongés, en particulier en dehors des camps organisés. Nous proposons des outils améliorés qui combleront cette lacune.

Des directives et des normes humanitaires ont été formulées pour guider le travail dans le domaine de l’abri pendant le déplacement, mais, en pratique, elles sont souvent comprises en termes trop généraux et ne prennent pas toujours en compte les situations de conflit diverses et en évolution rapide. La relation entre les caractéristiques d’un conflit et l’influence exercée par le choix du type d’abris sur ce conflit font rarement l’objet de discussions, voire jamais. De plus, des directives privilégient toujours les approches plus organisées de l’abri au détriment des installations spontanées construites par leurs résidents eux-mêmes. En outre, de nombreuses initiatives mettent davantage l'accent sur la fourniture d’abris que sur son processus de construction et les activités se déroulant autour.

Certaines caractéristiques spécifiques du contexte d’un conflit et du déplacement induit par ce conflit peuvent influencer directement les projets et les initiatives dans le domaine de l’abri. Dans notre projet de recherche sur « l’abri en mutation » (Shelter in flux), nous nous attachons particulièrement aux dimensions spatiales et temporelles des conflits. Même dans les situations où les causes ou les schémas de déplacement paraissent semblables, il y aura des variations entre les types de violence, les catégories et les intérêts des parties prenantes au conflit ou impliquées dans le conflit, et les risques, les actifs ou les vulnérabilités des populations. Comme chaque cas est particulier, il est plus difficile de systématiser les expériences et les apprentissages, mais aussi de définir des directives communes ou mondiales.

Un élément crucial de la relation entre le conflit et l’abri est la contestation de l’espace liée à la propriété foncière et l’accès aux ressources (terres), qui sont souvent les causes profondes du conflit. Par conséquent, les interventions humanitaires qui impliquent d’accéder à des terres pour les utiliser finiront par être impliquées dans le conflit et politisées, au point de mettre en danger les principes humanitaires. La destruction organisée et délibérée de maisons ou la destruction de villes ou de terrains en tant qu’instrument de guerre confère à l’abri sa nature politique. On peut le constater dans l’attitude de certaines parties à des conflits à l’égard d’interventions particulières liées à l’abri, dans des contextes tels que Gaza, la Syrie ou le Soudan du Sud. Les restrictions imposées sur l’accès aux terres, le droit de s’installer, la liberté de mouvement ou l’utilisation de matériaux ou de techniques de construction peuvent également restreindre les possibilités d’abri, et parfois forcer les interventions à se limiter à la distribution d’abris temporaires et d’articles non alimentaires.

L’approche de l’abri dans les conflits

L’intensité et les flux du déplacement, la confiance établie entre les organisations humanitaires et les acteurs locaux, la densité des installations, les infrastructures restantes et les politiques des gouvernements d’accueil, au niveau local et national, sont autant d’aspects qui influencent les interventions dans le domaine de l’abri. Dans nos travaux sur « l’abri en mutation », nous insistons sur l’inclusion des dimensions de volatilité, d’espace et de temps, pour comprendre les interactions entre les parties prenantes. L’abri en mutation s’appuie sur la définition de la « mise à l’abri » telle que comprise aujourd’hui dans le secteur de l’abri, qui englobe aussi bien le processus que le produit fini. Dans cette optique, l’abri ne correspond pas seulement à une quête de sécurité, mais concerne l’atténuation des risques et l’adaptation à l’évolution du contexte sur le terrain. Afin de pouvoir intégrer la mise à l’abri aux directives actuelles, et en vue de multiplier les opportunités de modification des pratiques actuelles, nous devons rassembler les informations sur l'évolution des pratiques en matière d’abri et de la signification de l’abri dans les contextes de conflit, évolution qui s'est produite en s’adaptant aux besoins véritables dans ce domaine.

La sensibilité aux conflits et l’analyse des dimensions spatiales du conflit sont des éléments essentiels, mais qui correspondent à des tendances relativement nouvelles. Les programmes d’abri sensibles aux conflits permettront de mieux reconnaître les risques liés aux politiques d’abri en prenant en compte de manière plus systématique les relations entre les droits fonciers et les conflits, les restrictions des mouvements dans les zones de conflit ou les différends liés à des territoires. En vue de développer les pratiques existantes en matière d’abri dans les contextes de conflit, nous suggérons donc de prêter une attention particulière à trois dimensions : les réponses intégrées, la résilience et le pragmatisme.

Premièrement, en raison de la nature spatiale et temporelle des conflits, les spécialistes de l’abri et les autres acteurs humanitaires sont forcés de fusionner des approches fondées sur les droits et celles reposant sur les besoins matériels, et, dans ce processus, repenser les limites et les possibilités de coordination entre l’abri et la protection. Dans les sites de protection des civils au Soudan du Sud, la tension entre les besoins de protection et l’impératif humanitaire a précisément fait naître ce type de défi en matière de priorité et de coordination[1]. Un exemple pilote de programme d’abri intégré, développé par le Conseil norvégien pour les réfugiés en Jordanie, combine un programme d’abris urbains et un programme information, de conseils et d’assistance juridique[2]. Les programmes d’abri intégrés s’appuient sur une compréhension globale de l’abri et ont été déployés dans des contextes post-catastrophe, mais ils proposent, comme dans le cas de celui-ci, une utilisation intéressante de la notion de « mise à l’abri » dans les contextes de conflit. À l’heure actuelle, de nombreuses organisations adoptent une approche plus systématique des dynamiques entre les violences basées sur le genre et l’abri, que le Groupe mondial de la protection a institutionnalisée dans ses conseils relatifs aux violences basées sur le genre dans le domaine de l’abri, de l’hébergement et du relèvement[3].

Deuxièmement, alors que la notion de « résilience » fait débat (c’est-à-dire la capacité novatrice d’une communauté ou d’une société exposée à un conflit à résister, s’adapter, se transformer et se relever des impacts de ce conflit de manière positive et efficace), nous suggérons de pousser plus loin sa signification en tant que « résilience transformatrice » et partie intégrante de la mise à l’abri, ce qui permet de relier les interventions à court terme et à long terme, mais aussi de concilier les approches fondées sur les besoins et sur les droits. Les rôles de la protection, de la fourniture d’abris et du relèvement, de même que les interactions entre ces domaines, doivent adopter la perspective de la résilience afin de s’appuyer sur les capacités des acteurs locaux et les pratiques locales ou de donner aux personnes déplacées les moyens de le faire. La réorientation vers des transferts en espèces ou l’étude de l’autorelèvement peuvent être interprétées selon cette perspective.

Enfin, adopter une attitude pragmatique est un point de départ intéressant pour les approches de l’abri en mutation. L’humanitaire pragmatique n’est pas une nouvelle approche, et certains le considèrent même comme un éloignement des principes humanitaires, voire comme leur antithèse. Le pragmatisme est donc critiqué comme une tendance à penser à ce qui fonctionne selon une perspective à court terme plutôt qu’à long terme. Cependant, il peut aussi faciliter l’adoption d’une approche humanitaire à la fois plus souple et mieux adaptée au contexte. Le pragmatisme ouvre la possibilité d’utiliser la sensibilité aux conflits dans les programmes, afin d’identifier ce qui est possible dans un contexte donné et permettre la flexibilité requise dans les contextes volatils. De surcroît, une approche pragmatique permet d’accorder une plus grande importance aux actions des acteurs concernés, c’est-à-dire comment les civils et les acteurs de l’humanitaire définissent et approchent l’abri au quotidien dans le contexte d’un conflit.

Conclusions

Pour fournir un abri pendant un conflit, il est indispensable de comprendre les dimensions temporelles et spatiales du contexte particulier de ce conflit. Avec une approche basée sur « l’abri en mutation », il est possible de s’appuyer sur une analyse de la situation sur le terrain pour formuler des approches de l’abri mieux ancrées localement, en complément des directives mondiales générales. La fourniture d’abris a lieu pendant les conflits et revêt parfois des dimensions de réponses intégrées, des éléments de résilience et de pragmatisme. En utilisant des outils améliorés pour analyser le contexte local spécifique relativement à la fourniture d’abris, les humanitaires peuvent mieux comprendre ce qui est à la fois réaliste et possible dans une situation donnée.

 

Charles Parrack cparrack@brookes.ac.uk
Conférencier, CENDEP

Brigitte Piquard bpiquard@brookes.ac.uk
Lectrice, CENDEP

Cathrine Brun cbrun@brookes.ac.uk
Directrice, CENDEP

Coauteurs, Centre for Development and Emergency Practice (CENDEP), Oxford Brookes University http://architecture.brookes.ac.uk/research/cendep/



[1] Organisation internationale pour les migrations (2016) If we leave, we are killed. Lessons learned from South Sudan 2013 - 2016 https://publications.iom.int/system/files/pdf/if_we_leave_0.pdf

[2] Notio Partners (2015) Final Report. The Norwegian Refugee Council Jordan. Integrated Urban Shelter and Information Counselling and Legal Assistance Programme www.nrc.no/globalassets/pdf/evaluations/evaluation---shelter-icla-urban-programme-in-jordan.pdf

Voir également l’article de Neil Brighton, Kirstie Farmer et Øyvind Nordlie dans ce número.

[3] Groupe mondial de la protection (2015) Guidelines for Integrating Gender-Based Violence in Humanitarian Action: Reducing risk, promoting resilience and aiding recovery, Shelter, Settlement and Recovery Thematic Area Guide http://gbvguidelines.org/wp/wp-content/uploads/2015/09/TAG-shelter-08-26-2015.pdf

 

 

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