Au bord de la crise

Alors que le phénomène des « flux migratoires mixtes » est reconnu depuis longtemps, c’est maintenant la première fois qu’il s’applique à des déplacements à grande échelle. Il a nécessité une intervention humanitaire coordonnée à destination d’un groupe important et diversifié de personnes déplacées.

La crise libyenne a généré un afflux massif de migrants et de réfugiés en Tunisie et en Égypte, qui peut être qualifié de « crises de migration mixte », et qui a présenté plusieurs défis nouveaux à la communauté humanitaire. Alors que l’amplitude énorme des flux n’était certes pas sans précédent, rien d’approchant cette échelle n’avait jamais eu lieu en Méditerranée. La communauté internationale dans son ensemble a été prise par surprise, particulièrement en Tunisie, un pays qui n’avait jamais été touché par un afflux conséquent de réfugiés ou de personnes déplacées. C’est pour cette raison qu’ il n’y avait eu au préalable que peu de préparation à l’urgence.

En outre, la composition de cet afflux était plutôt nouvelle. Particulièrement au cours des premières semaines, la majorité des nouveaux arrivants étaient des migrants économiques et des ressortissants de pays tiers, c’est-à-dire des personnes qui n’étaient ni originaires de Libye, ni des pays dans lesquels elles arrivaient (notamment des Égyptiens en Tunisie). Et même s’il était évident que ces personnes avaient des besoins humanitaires et de protection, l’énorme majorité des premières vagues de personnes déplacées qui sont arrivées aux frontières n’étaient techniquement pas des réfugiés aux yeux  de la Convention de 1951. La plupart avaient été des travailleurs migrants en Libye, un pays qui selon les estimations avait accueilli jusqu’à 2 millions de migrants, dont 600 000 s’y trouvaient de manière illégale. 

Le nombre de nationalités était également stupéfiant, des douzaines à la fois, et jusqu’à 120 au total, alors que traditionnellement l’UNHCR est habitué à ne s’occuper que d’une à deux nationalités par afflux. Finalement, cet afflux avait lieu dans deux pays, la Tunisie et l’Égypte, qui étaient en train de vivre leur propre  transition.

En Tunisie il n’y avait aucun système préexistant d’asile, et celui en place en Égypte était faible, et de fait, n’avait pour objet que d’éviter l’intégration locale des réfugiés (particulièrement en termes d’accès à l’emploi et aux services) tout en limitant leurs chances de réinstallation.  

La réponse humanitaire

Une décision stratégique a rapidement été prise aux plus hauts niveaux des directions de l’UNHCR et de l’OIM de coopérer étroitement dans le cadre d’une interprétation flexible des mandats respectifs (en faveur plus généralement des réfugiés dans le cas de l’UNHCR et des migrants dans le cas de l’OIM). Cette coopération stratégique a été la clé du succès de cette opération. L’UNHCR et l’OIM ont réagi très promptement et, dès la fin du mois de février, des camps de tentes ont été dressés dans les zones frontières en Tunisie et en Égypte, les nouveaux arrivés ont été filtrés, et les évacuations vers les pays d’origine ont pu débuter. 

L’emplacement des camps a été choisi par les deux gouvernements respectifs. Alors que Shousha en Tunisie, n’était pas un emplacement idéal – parce que se trouvant dans une zone plutôt turbulente à seulement 7km de la frontière – mais acceptable, les nouveaux arrivés en Égypte n’étaient autorisés à rester que dans les limites du périmètre clos de la zone frontière de Salloum, un endroit légalement en Égypte, mais dans la pratique un no-man’s land. La zone d’accès restreint de la frontière de Salloum n’était pas adaptée pour y implanter un camp répondant à des normes acceptées, et jusqu’à la permission d’ériger quelques grandes tentes communautaires a nécessité de longues négociations avec les autorités égyptiennes à différents niveaux. Début 2012, les autorités égyptiennes ont indiqué qu’elles allaient mettre à disposition des réfugiés davantage de terrains, mais toujours à l’intérieur du périmètre clos de la zone frontière de Salloum.       

Le Programme d’évacuation humanitaire (PEH), entrepris conjointement par l’OIM et l’UNHCR, était une composante déterminante de cette opération. Le PEH, annoncé le 1er mars 2011, a permis le rapatriement de 218 000 migrants, principalement par avion depuis la Tunisie et l’Égypte, ce qui en a fait sans doute, l’évacuation la plus nombreuse qu’ait connue l’histoire. Dès le 2 avril, le rôle de l’UNHCR était arrivé à son terme, et bien que limité dans le temps, il n’en a pas moins été crucial en termes de soutien à l’OIM au cours de cette première phase avant que les activités ne soit entièrement remises entre les mains de l’OIM. 

La  préoccupation initiale primordiale était de décongestionner les zones frontières de la Tunisie et de l’Égypte, et d’apporter des solutions à la situation de ces migrants déplacés, victimes de guerre, qui se trouvaient dans ce qui a été appelé une « faille de protection », dans la mesure où leurs cas  n’étaient pas couverts par les instruments juridiques internationaux. Du point de vue de l’UNHCR, l’objectif du PEH était de maintenir ouvert un espace de protection en Tunisie et en Égypte pour les demandeurs d’asile et les réfugiés qui n’étaient en mesure de retourner ni en Libye, ni dans leur pays d’origine. En fonction de la définition que l’on donne à cet « espace de protection », on peut affirmer qu’un tel impact a été partiellement réalisé.

Après les premières vagues, les profils des nouveaux arrivants à la frontière tunisienne et égyptienne ont commencé à changer. Même si les migrants économiques étaient encore nombreux, il y avait maintenant principalement deux catégories de réfugiés (qui, au contraire des migrants, n’étaient pas rapatriables du fait de préoccupations en matière de protection) : des Libyens et des Africains subsahariens, principalement des Érythréens, des Somaliens et des Soudanais.

Sur approximativement 150 000 Libyens qui ont traversé la frontière, principalement vers la Tunisie, les premiers arrivants cherchaient un refuge temporaire à l’abri du conflit, et ils ont ensuite été suivis par ceux qui craignaient la transition politique. Cependant, les réfugiés libyens n’avaient guère besoin d’assistance ou de protection internationale car en vertu des accords bilatéraux existants, ils avaient accès sans restriction aux territoires tunisiens et égyptiens ainsi qu’un accès libre à la plupart des services dont bénéficient les populations locales. De plus, ceux d’entre eux qui avaient des besoins matériels étaient accueillis par des familles locales qui ont fait preuve d’une grande hospitalité et de beaucoup de générosité. C’est ainsi que le rôle de l’UNHCR en termes d’assistance s’est principalement limité à couvrir les services publics et les frais médicaux (en Tunisie, un nombre limité de Libyens sans ressources ont également été nourris et hébergés temporairement dans un camp).

Les Africains subsahariens ne bénéficiaient pas des mêmes conditions, ils avaient l’ordre de rester dans les camps de Shousha et de Salloum et il leur était interdit d’aller plus loin, dans la mesure où, ni la Tunisie, ni l’Égypte, n’étaient disposées à leur accorder pleinement le droit d’asile sur leur territoire, et se bornaient uniquement à une protection temporaire à l’intérieur des deux camps. L’entrée sur le territoire avait été accordée à la condition, non seulement que tous les travailleurs migrants, mais aussi tous les réfugiés et demandeurs d’asile fuyant la Libye (à l’exception des Libyens) repartent – et ce, le plus rapidement possible. Ces réfugiés étaient non seulement des déplacés de guerre, mais ils étaient également traumatisés par la perception qu’avaient d’eux les forces anti-Kadhafi pour lesquelles tous les « Africains noirs » avaient été recrutés pour combattre et soutenir le régime de Kadhafi, et de fait, ils craignaient aussi de retourner dans la nouvelle Libye.  

Dans la mesure où le rapatriement n’était pas une possibilité pour des raisons de protection, la seule solution pour eux restait la réinstallation dans un pays tiers. Mais avant de pouvoir soumettre des cas aux pays de réinstallation, un processus complet de détermination du statut de réfugié devait être mené. Quelques réfugiés avaient déjà été reconnus comme tels par l’UNHCR dans le cadre de son mandat en Libye, mais de nombreux autres n’avaient jamais approché le bureau. Même si ces chiffres n’étaient pas énormes en soi (4 276 à Shousha et 1 442 à Salloum à mi-août), la variété des nationalités a rendu ce processus de détermination du statut particulièrement compliqué. S’y est ajoutée la nécessité de recruter des interprètes dans de nombreuses langues et de trouver des employés de protection supplémentaires prêts à être déployés à un moment où il y avait d’autres situations d’urgence concurrentes en Afrique de l’Ouest et dans la Corne de l’Afrique. Du fait de ces difficultés, le processus de détermination du statut de réfugié a pris en moyenne plus de six mois et a créé beaucoup de frustration parmi les demandeurs d’asile ; le recours à des procédures accélérées étant impossible parce que les pays de réinstallation ne les auraient pas acceptées. 

Il est possible de caractériser l’afflux en Tunisie et en Égypte de mixte, non seulement parce des migrants ont fui côte à côte avec des demandeurs d’asile et des réfugiés, mais aussi parce que pour un grand nombre des personnes qui réclament maintenant le statut de réfugié les motivations qu’elles avaient en premier lieu pour quitter leur pays d’origine étaient mixtes elles aussi, en partie économiques et en partie « politiques ». Par exemple, des Somaliens et des Erythréens qui  s’étaient rendus en Libye à la recherche de travail n’en avaient pas moins des préoccupations tout à fait légitimes concernant un retour dans leurs pays d’origine.  

Le mélange des nationalités créait également des tensions au sein de la population des camps, particulièrement à Shousha, et dès mi-mai, l’UNHCR et ses partenaires ont dû diviser le camp en différentes sections en fonction des différentes nationalités, une décision qui a été appréciée par la vaste majorité des bénéficiaires qui se sont sentis beaucoup plus en sécurité, au moins d’un point de vue psychologique.

Réinstallation et situations d’urgence

La réinstallation dans un pays tiers dépend des engagements pris par les pays de réinstallation d’offrir ce type de solution aux réfugiés. Malheureusement, la plupart des pays européens qui ont des procédures relativement rapides de réinstallation, n’ont pas augmenté significativement leurs quotas de réinstallation de manière à couvrir cette urgence au-delà de ce qui avait été prévu antérieurement, et ce, en dépit du lancement par l’UNHCR d’une Initiative de solidarité mondiale en matière de réinstallation, et de l’émergence d’une crise sur les rives de la Méditerranée.

Les Etats Unis au contraire, du fait de leur important quota de réinstallation étaient potentiellement en mesure d’absorber la majorité des réfugiés transmis dans un but de réinstallation malgré des procédures plus lentes dues à des contrôles de sécurité.  En conséquence, à fin 2011, 66% des cas de réinstallation avaient été soumis aux Etats Unis, même si seulement 17% des réfugiés, et seulement 13% du nombre total de personnes relevant de la compétence de l’UNHCR, avaient effectivement quitté les camps.

En Égypte, l’accent mis sur la réinstallation des nouveaux arrivants de Libye a provoqué le ressentiment des réfugiés qui se trouvaient déjà au Caire ; en effet, ceux-ci du fait de leurs très faibles perspectives de réinstallation locale souhaitaient également être réinstallés ailleurs mais avec considérablement moins de chance d’y parvenir, et donc des périodes d’attente beaucoup plus longues. 

Toutes les soumissions de réinstallation devraient être finalisées d’ici à mi-2012, grâce à la mobilisation en urgence d’un nombre considérable de spécialistes de la réinstallation - une approche nouvelle pour l’UNHCR, même si les processus d’acceptation et les départs effectifs risquent de se poursuivre jusqu’à 2013. La leçon à en tirer, est que l’UNHCR même en se donnant les moyens d’entreprendre des réinstallations en situation d’urgence, n’a pas la possibilité de procéder à des réinstallations urgentes, la réinstallation étant inévitablement un processus de longue haleine. 

Conclusion

L’opération d’évacuation humanitaire (PEH) entreprise conjointement par l’OIM et l’UNHCR s’est avérée cruciale pour apporter une protection et une assistance humanitaires à plus de 200 000 migrants fuyant la guerre, et pour trouver des solutions (par le biais du rapatriement) à leur situation. Les activités de protection (en particulier la réinstallation) associées à l’assistance humanitaire fournie aux réfugiés dans les camps, ont démontré la solidarité tangible de la communauté internationale envers la Tunisie et l’Égypte, et l’impact positif de cette solidarité s’est traduit par le maintien ouvert des frontières.   

C’est dans ce sens que le PEH et l’opération de réinstallation ont eu un impact positif sur l’espace de protection en Tunisie et en Égypte. Cependant, si l’on considère par espace de protection l’existence de systèmes d’asile conformes aux normes internationales, alors cet impact s’est avéré plus mitigé. Depuis début 2012, des signes positifs ont été enregistrés, selon lesquels la Tunisie pourrait finalement adopter une loi en matière d’asile et mettre en place un système pour les demandeurs d’asile et les réfugiés conformes aux normes internationales en vigueur. En Égypte, par contre, il semble improbable que la situation ne change dans un futur prévisible. 

La question des flux migratoires mixtes est une question qui risque de se reproduire et il parait probable qu’il soit nécessaire de réactiver à nouveau dans un proche avenir la coopération stratégique entre l’UNHCR, l’OIM et d’autres partenaires. C’est une question qui nécessitera également la coopération et le partage des charges par tous les États concernés, pas uniquement ceux directement touchés par ces mouvements.  

 

Guido Ambroso ambroso@unhcr.org est Chargé du développement stratégique et de l’évaluation à l’UNHCR www.unhcr.org, mais il écrit ici à titre personnel.

 

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