Questions de gouvernance pour la communauté internationale

L’initiative Nansen a mis en lumière d’importantes problématiques concernant la manière dont la communauté internationale devrait appréhender collectivement les questions de déplacement et de mobilité dans le cadre de désastres naturels et du changement climatique, et comment elle pourrait améliorer la gouvernance de ces déplacements.

Au départ, l’initiative Nansen s’intéressait aux déplacements transfrontaliers dans le contexte des désastres naturels et du changement climatique. Toutefois, en pratique, cette initiative a élargi sa portée au fil de son évolution, reconnaissant qu’il n’était pas possible de s’intéresser aux déplacements transfrontaliers sans étudier également le déplacement interne ainsi que les facteurs sous-jacents de la mobilité, de la prévention, de la résilience et de la réduction des risques de catastrophes. En outre, elle a dû aussi progressivement reconnaître que l’établissement d’une distinction claire entre le déplacement et la migration s’accompagnait de défis analytiques complexes.

Cette initiative nous a permis de mieux comprendre les dynamiques régionales du déplacement environnemental, en révélant des exemples de déplacement transfrontalier à déclenchement rapide (elle a mis au jour, par exemple, le déplacement transfrontalier suite au séisme en Haïti) mais aussi en approfondissant notre connaissance de la causalité complexe des mouvements à déclenchement lent. Enfin, elle a eu un impact direct et mesurable sur les processus politiques. Par exemple, la reconnaissance de l’impact du changement climatique sur les déplacements transfrontaliers par la déclaration de Carthagène +30 était un résultat direct des contributions du secrétariat de l’initiative Nansen.[1]

L’élargissement de cette perspective se traduit par des possibilités beaucoup plus nombreuses de cadrer la question après la fin de l’initiative Nansen. Une perspective plus étroite sur le déplacement transfrontalier a pour avantage de spécifier clairement le problème. De nombreux acteurs ont affirmé que, du point de vue de la protection, nous avons avant tout besoin d’une discussion franche et ouverte au sujet du droit au non-refoulement dans le contexte de l’évolution des moteurs du déplacement. En effet, au vu des causes multiples et complexes associées au déplacement environnemental à déclenchement lent, un grand nombre d’entre eux suggèrent que la véritable carence institutionnelle concerne la création de nouveaux outils relatifs, par exemple, à la protection temporaire et aux visas humanitaires.

Toutefois, un cadrage étroit des déplacements transfrontaliers a pour inconvénient de ne tenir compte que d’un nombre relativement bas de personnes traversant des frontières. De plus, dans la pratique, les consultations régionales révèlent que de nombreux États récepteurs de migrants ont montré un bien plus grand intérêt à aborder les questions de prévention, de réduction des risques de catastrophes et de résilience que la question de la protection relative aux déplacements transfrontaliers.

Alors qu’au début de l’initiative, ce cadrage initial étroit servait les besoins politiques et analytiques, il semble qu’un nombre croissant de personnes soient convaincues du besoin de situer le déplacement transfrontalier dans le cadre d’un contexte institutionnel plus global. L’initiative est parvenue à mettre en lumière le problème en relation à un grand nombre de domaines de stratégie politique et de contextes institutionnels, dont le développement, le changement climatique, l’humanitaire, la migration et les droits humains, aux échelles locale, nationale, régionale et mondiale. Alors que l’initiative met en lumière des carences normatives et institutionnelles particulières, il serait probablement préférable que les prochaines étapes s’inscrivent dans le cadre plus large de la mobilité humaine dans le contexte des désastres naturels et du changement climatique.

Les organisations existantes peuvent-elles résoudre le problème ?

Alors, comment la communauté internationale peut-elle ou doit-elle s’appuyer sur les travaux de terrain de l’initiative ? Au fur et à mesure de l’évolution de ses travaux, l’initiative a mis en lumière trois grande difficultés en matière de cadrage : 1) la distinction interne/externe, 2) la distinction déclenchement rapide/déclenchement lent et 3) la distinction déplacement/migration. Dans chacun de ces domaines, les consultations de l’initiative, de même que sa perspective générale, se sont progressivement élargies. Il reste donc à répondre à la question suivante : que faire ensuite ?

Une approche évidente consiste à se demander quels mandats existent déjà et auquel d’entre eux pourrait-on raccrocher un problème émergent. Étant donné la nature de la question, les deux candidats qui semblent les plus à-même de se porter responsables de certains aspects du programme de protection de l’initiative Nansen (qui sera dévoilé au cours de la conférence finale fin 2015[2]) sont le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

L’UNHCR est bien placé pour se porter responsable de la protection des personnes déplacées dans le contexte de désastres naturels et du changement climatique. Il est le dirigeant du cluster mondial de la protection et garantit souvent la protection des réfugiés de facto (au sujet desquels il a publié des directives de protection temporaire[3]). Sous l’égide du haut-commissaire Antonio Guterres, l’UNHCR à chercher à jouer un plus grand rôle dans les catastrophes naturelles mais l’extension formelle de son mandat s’est heurtée à une forte résistance de la part des pays donateurs et des pays d’accueil. Toutefois, il subit chaque année son rapport annuel à l’Assemblée générale de l’ONU et considère dorénavant la ratification par cette dernière comme l’approbation de son mandat de facto.

Certaines personnes voient toutefois des risques à simplement transférer la question à l’UNHCR. La première préoccupation est de savoir si cette organisation aurait la capacité d’exercer une telle responsabilité et d’en faire une priorité en son sein. Une autre préoccupation porte sur le fait que les personnes déplacées dans d’autres pays par des facteurs environnementaux constitueront un type de population très différent des réfugiés ; la plupart de ces déplacements seront entraînés par la sécheresse, engendrée par des facteurs à déclenchement lent, qu’il sera très difficile de faire entrer en jeu au moment de la détermination du statut individuel de ces personnes. Pour jouer un rôle véritable dans ce domaine, l’UNHCR devra donc aller au-delà de ses méthodes de travail habituelles.

Bien qu’elle n’appartienne pas au système de l’ONU, l’OIM est l’organisation internationale la plus importante qui se consacre à la migration. Elle dispose d’importants avantages comparatifs pour travailler sur la mobilité en dépassant la distinction courante migration/déplacement, et elle a publié de nombreuses recherches sur cette question. L’OIM participe activement à la protection des populations déplacées en tant que codirigeante, avec l’UNHCR, du cluster mondial de coordination des camps et de gestion des camps. Elle a également développé un Cadre opérationnel en cas de crise migratoire, visant à construire des partenariats pour protéger les migrants vulnérables coincés dans des crises humanitaires. De plus, elle a récemment mis au point une Matrice de suivi des déplacements et s’est dotée d’un Cadre de gouvernance de la migration, qui offre aux pays les ensembles d’outils normatifs et pratiques dont ils ont besoin pour répondre avec efficacité aux défis contemporains de la mobilité humaine.[4]

Les travaux de l’OIM couvrent quasiment tous les aspects de la mobilité humaine dans le contexte des désastres naturels et du changement climatique, et, en tant qu’organisation, elle est capable d’un important degré de flexibilité. La seule réserve exprimée par certains commentateurs porte sur le fait que le mandat de protection de l’OIM est moins clairement défini que celui de l’UNHCR, par exemple, même si elle s’engage de plus en plus souvent dans des activités de protection.

Alors que l’UNHCR et l’OIM ont toutes les deux le rôle international le plus important à jouer pour répondre aux déplacements internes et transfrontaliers dans le contexte des désastres naturels, d’autres organisations ont également de grandes contributions à apporter. Un certain nombre de leurs mandats et de leurs travaux s’inscrivent eux aussi parfaitement dans la suite de l’initiative Nansen. Les acteurs du développement, dont le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), sont importants, notamment en relation à la prévention et à la résilience. D’ailleurs, le PNUD a récemment défini le déplacement comme l’une des composantes clés de sa nouvelle stratégie. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (BCAH) des Nations unies, de même que son dirigeant, le Coordinateur des secours d’urgence (CSU), ont pour responsabilité de coordonner les interventions dans le cadre de conflits et de désastres naturels. Le CSU peut faire appel aux représentants des pays de l’ONU et a accès à une série de mécanismes souples, tels que le Plan-cadre des Nations unies pour l'aide au développement.

Le Bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophe (UNISDR) joue un rôle essentiel pour faciliter l’élaboration d’un cadre de réduction des risques de catastrophe pour l’après-2015. L’ébauche du texte du Cadre de Sendai pour la réduction des risques de catastrophes 2015-2030[5] fait de nombreuses références aux déplacements et pourrait constituer un point focal pour les efforts futurs visant à répondre au déplacement environnemental dans le cadre de stratégies internationales de réduction des risques de catastrophe et d’adaptation au changement climatique. Les travaux de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) constituaient et constituent encore aujourd’hui une plateforme importante sur laquelle l’initiative Nansen peut soulever la question du déplacement environnemental dans le contexte du changement climatique. Le plan de travail 2015-16 du Mécanisme international de Varsovie relatif aux pertes et préjudices[6] fait explicitement référence au déplacement environnemental et au besoin d’approfondir les recherches dans ce domaine.

Il reste donc toujours à savoir si cette question n’est pas encore prête à être pleinement absorbée par le système de l’ONU. Malgré les capacités de ces acteurs, l’une des contributions de l’initiative Nansen a été de reconnaître l’importance des initiatives dirigées par les pays et centrées sur les organisations régionales, dotées d’une structure de plaidoyer extérieure au système de l’ONU.

Un modèle de coordination ?

En dehors de l’option de confier la responsabilité principale à une organisation, il existe un certain nombre d’options de mécanismes de coordination dans ce domaine. L’option 1 consisterait à améliorer la collaboration entre l’UNHCR et l’OIM. Cette dernière dispose d’un avantage comparatif dans le domaine de la migration et sur le plan opérationnel, tandis que la première dispose d’un avantage comparatif dans le domaine du déplacement et sur le plan de la protection. Les relations entre les deux organisations se sont considérablement améliorées ces dernières années, et elles ont travaillé ensemble avec efficacité dans des contextes tels que le Programme d’évacuation humanitaire en Libye en 2011. L’option 2 consisterait à instaurer un mécanisme inter-organisations plus vaste relativement à la mobilité humaine et aux désastres naturels, avec une présidence tournante et probablement un petit secrétariat. Ce type de mécanisme aurait pour avantage de garantir la visibilité continue de cette question et de garantir qu’un éventail d’organisations, dont par exemple le PNUD, l’UNISDR, l’CCNUCC, le Programme des Nations unies pour l’environnement et le BCAH, continuent de s’engager sur cette question. L’option 3 pourrait revêtir la forme d’une Unité d’appui conjointe, dotée d’un secrétariat inter-organisations, qui serait directement responsable devant les dirigeants d’État. Ce type de modèle a déjà été utilisé dans d’autres processus, tels que la Conférence internationale sur les réfugiés d’Amérique centrale, pour laquelle un secrétariat conjoint UNHCR-PNUD travaillait à l’échelle régionale depuis San José afin de coordonner la recherche de solutions durables pour les réfugiés d’Amérique centrale à la suite de la guerre froide.

Il semble généralement accepté que cette question a toujours besoin d’un « champion » pour défendre sa cause et sensibiliser les organisations et les autorités internationales et régionales. Cet élément devrait s’avérer important en raison du nombre si élevé d’acteurs, de forums et de domaines au sein desquels il conviendrait d’aborder la question de la mobilité dans le contexte du changement climatique.

L’un des enseignements tirés du succès relatif du processus de construction d’un régime en appui aux droits humains des personnes déplacées de l’intérieur (PDI), par exemple, c’est que les individus comptent. Avec le soutien de l’Institut Brookings et d’un petit groupe d’États sympathisants, Roberta Cohen et Francis Deng ont joué un rôle important dans la mobilisation des connaissances et des plaidoyers autour de cette question. Leur engagement a fortement contribué à la création du rôle de Représentant spécial du Secrétaire général (aujourd’hui Rapporteur spécial) sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays, ainsi qu’à la création d’un cadre institutionnel pour la protection des PDI. Un rôle du même type pourrait être tenu au sein d’une organisation en y créant un nouveau rôle ou en l’intégrant à un rôle existant.

Une possibilité serait de créer une Procédure spéciale du Conseil des droits de l’homme[7] relative aux droits humains des personnes déplacées dans le contexte de désastres naturels et du changement climatique (peut-être un rôle de Rapporteur spécial sur les droits humains des personnes déplacées dans le contexte de désastres naturels et du changement climatique). Toutefois, les procédures spéciales ont généralement une capacité limitée, à moins qu’elles soient solidement appuyées par une institution ou qu’elles aient accès à un secrétariat. Cette question se situe également à la jonction des mandats de plusieurs procédures spéciales existantes : le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des PDI (actuellement Chaloka Beyani), le Rapporteur spécial sur les droits de l'homme des migrants (François Crépeau) et l’Expert indépendant sur les droits de l'homme et l'environnement (John Knox). Une autre solution serait d’élargir un mandat existant. Par exemple, le mandat du Rapporteur spécial sur les droits humains des PDI doit être renouvelé en 2016. Cependant, l’intégration des mouvements transfrontaliers à ce mandat se heurterait sans doute à un mouvement d’opposition, d’autant plus qu’elle risquerait de surcharger ce rôle.

Une seconde possibilité consisterait à créer un rôle de Représentant spécial (ou Conseiller spécial) du Secrétaire général. Le fait de sortir du cadre des procédures spéciales a pour avantage de permettre la promotion de cette question de manière plus large que sous le seul angle des droits humains. Les autres avantages d’un rôle de Représentant spécial concernent sa légitimité à mener des travaux couvrant plusieurs champs et institutions politiques, ainsi que le statut élevé du rôle à l’échelle politique mondiale. Toutefois, la création d’un tel rôle aurait deux désavantages principaux : elle implique de compter sur l’appui de haut niveau du Secrétaire général et, par extension, des principaux gouvernements du système de l’ONU ; de plus, il existe déjà un Représentant spécial pour la migration (actuellement Peter Sunderland), dont le mandat est défini en termes larges, et qui travaille actuellement sur des domaines connexes tels que les migrants en situation de crise et étudie la question de la gouvernance future de la migration mondiale dans son ensemble.

Réflexions finales

L’initiative Nansen a permis d’inscrire la question du déplacement environnemental au programme de la communauté internationale et de mieux comprendre cette question grâce aux consultations régionales et aux études qu’elle a commanditées. Elle produira également un « Programme de protection » qui donnera des directives sur la manière dont les États en particulier peuvent répondre plus efficacement aux défis émergents. Toutefois, d’importantes questions restent en suspens. Il s’agit d’un domaine complexe, non seulement en raison des lacunes informationnelles mais aussi parce qu’il se trouve à la croisée des chemins de nombreux champs politiques et niveaux de gouvernance. À cette étape, le principal défi ne consiste pas à trouver des réponses définitives : il convient plutôt de construire des structures flexibles pour continuer de mieux comprendre et de mieux cadrer cette question et, parallèlement, garantir que les personnes ayant besoin d’une protection internationale (quelle qu’en soit la cause) ne passent pas à travers les mailles du filet des mandats institutionnels existants.

 

Alexander Betts alexander.betts@qeh.ox.ac.uk est le directeur du Centre d’études sur les réfugiés à l’Université d’Oxford. www.rsc.ox.ac.uk

Cet article se base en partie sur une étude commanditée par les gouvernements de Norvège et de Suisse, que l’auteur souhaite remercier. Toutefois, l’auteur seul est responsable du contenu de cet article et des opinions qui y sont exprimées.



[1] Reportez-vous à l’article de Maldonado Castillo, pages89-90

[3] Reportez-vous à l’article de Volker Türk, pages 40-1

[4] Reportez-vous à l’article de Willam Lacy Swing, pages 15-17

 

 

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