Prendre en considération les politiques du nexus climat - migration - conflit

Il est essentiel de comprendre le rôle que jouent les gouvernements nationaux pour concevoir des interventions politiques et programmatiques plus efficaces visant à remédier aux causes du déplacement et de la pénurie de ressources.

Les chercheurs et les décideurs affirment depuis longtemps qu'il existe un lien direct entre les changements climatiques, les migrations et les conflits. Cependant, les stratégies politiques et programmatiques fondées sur ce lien ont omis de prendre en compte le rôle fondamental des gouvernements nationaux dans la création des conditions qui aboutissent à une pénurie de ressources naturelles, laquelle est exacerbée par les changements climatiques[1]. Dans les cas du Yémen et du Darfour, où les changements environnementaux ont été cités comme des facteurs clés de la migration et du conflit, les changements climatiques se sont avérés une condition nécessaire mais non suffisante pour expliquer le déplacement forcé et le conflit. Dans les deux cas ce sont plutôt les politiques et l’action – ou l’inaction – des gouvernements yéménite et soudanais qui ont été des facteurs déterminants à l’origine des conditions de pénurie qui ont conduit à des déplacements prolongés.

Les changements climatiques sont souvent présentés comme un facteur ou un multiplicateur de menace qui exacerbe le risque d’augmentation des migrations et des conflits. L'une des principales théories liant les changements environnementaux aux migrations et aux conflits postule que les ressources naturelles disponibles pour une population croissante sont en constante diminution et que les chocs environnementaux causés par les changements climatiques pourraient mener à une instabilité et déclencher des migrations, ou une concurrence pour les ressources au niveau local. Cela crée des vulnérabilités particulières pour des segments de la population qui dépendent directement de ces ressources pour subsister, mais aussi pour ceux qui utilisent indirectement ces ressources pour générer des moyens d’existence. Dans le même ordre d'idées, outre cette perception de concurrence pour les ressources, certains chercheurs et décideurs affirment que les flux migratoires provoqués par les changements environnementaux risquaient également d’exacerber les tensions et de déclencher des conflits entre les « migrants climatiques » et les populations d'accueil sur des questions politiques, sociales ou idéologiques.

Cependant, ces théories sont souvent simplifiées à l'extrême, au point de gommer la dimension politique de l'impact des changements climatiques sur les migrations et les conflits. Les récentes publications ont montré que pour comprendre les déplacements et les conflits liés aux ressources, le type et la solidité des institutions gouvernementales sont souvent des facteurs plus importants que le niveau de ressources naturelles d'un pays ou sa vulnérabilité aux chocs climatiques[2]. Cet article s’appuie sur les exemples du Yémen et du Darfour pour illustrer en quoi le rôle du gouvernement national est déterminant et montrer comment il peut tout aussi bien avoir pour effet d’atténuer – ou d’exacerber – les migrations et les conflits liés au climat.

Yémen

Plus de la moitié de la population yéménite n'avait pas accès à l'eau potable, même avant le conflit actuel, et les ressources en eau souterraines, essentielles au maintien des moyens de subsistance agricoles, s'épuisent plus vite qu'elles ne se renouvellent. La désertification prolongée a conduit de larges segments de la population rurale à migrer vers les zones urbaines, ce qui a fait doubler la population des villes au cours des 15 dernières années. Aujourd'hui, entre 70 et 80 % de l’ensemble des conflits ruraux au Yémen ont la terre ou l'eau pour enjeu. Dans les zones urbaines, la concurrence pour les terres entre personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays (PDI) et communautés d'accueil a aggravé les divisions politiques dues à la guerre civile actuelle, car de nombreuses personnes déplacées migrent du nord vers le sud, ce qui a amplifié le sentiment selon lequel les habitants du nord prennent les ressources du sud. Cependant, bien que le changement climatique soit une condition première du déclenchement de la migration et des conflits, la faiblesse de la gouvernance centrale associée à l'accaparement des ressources par les élites est bien ce qui a exacerbé la pénurie de ressources et laissé la population à la merci d'un conflit climatique.

Dans les années 1990, le gouvernement national yéménite – avec l'aide du PNUD – a créé le Haut Conseil de l'eau pour lutter contre la pénurie d'eau, mais celui-ci s'est avéré inefficace en raison de rivalités avec d'autres ministères et de l'incapacité du gouvernement central à faire appliquer les réglementations au-delà des centres urbains[3]. Les tentatives ultérieures de gestion des ressources, telles que l'Autorité nationale des ressources en eau et le Programme d'investissement dans la stratégie nationale du secteur de l'eau (tous deux soutenus et financés par la Banque mondiale et d'autres donateurs internationaux), ont également concentré leurs efforts sur des solutions technocratiques mais sans toutefois aborder les aspects politiques de la gestion des ressources. Le gouvernement national a également été en proie à des luttes d’intérêts contradictoires qui ont empêché la bonne mise en œuvre des politiques d'atténuation des changements climatiques. Par exemple, de 1990 jusqu’au déclenchement de la guerre civile, le gouvernement yéménite a continué de favoriser sa base de soutien politique dont une partie était composée de grands propriétaires fonciers opposés à la plupart des politiques de conservation des ressources et d'utilisation des terres, entraînant ainsi une surexploitation agricole en favorisant des cultures gourmandes en eau.

La faiblesse dont le gouvernement central a fait preuve dans la mise en place de ses propres politiques associée aux intérêts concurrents des élites a garanti l’inefficacité des programmes qui visaient à atténuer les effets du changement climatique par le biais de la gestion des ressources. Cela a conduit à une situation de pénurie pour une grande partie de la population et a créé les conditions de vulnérabilité face aux nombreux chocs climatiques que l’on observe aujourd’hui.

Darfour

Des arguments antérieurs qui défendaient l’existence d’un nexus direct entre climat, migration et conflit au Darfour mettaient en exergue la diminution des précipitations et la désertification qui, avant 2003, avaient entraîné une augmentation de la migration et déclenché des conflits pour la possession des terres et des ressources[4]. Si l’on en croit cette explication, la sécheresse aurait provoqué une migration massive de certains segments de population dépendants de l'agriculture ou de secteurs proches pour leur survie vers le sud du Darfour. Dans cette zone [sud] où la sécheresse n’avait pas sévi avec autant d’intensité, l’afflux de migrants aurait alors accru les tensions sociales entre les différents groupes, avec pour résultat une augmentation des conflits localisés de faible intensité entre les communautés pour le contrôle des ressources qui auraient fini par dégénérer en guerre civile.

Depuis lors, des études ont mis en évidence le rôle de la gouvernance et des politiques sur les ressources pour remettre en question ce nexus direct entre climat, migration et conflit. Du fait essentiellement de son passé colonial, l’État soudanais maintenait de profondes divisions sociales qui déterminaient en grande partie l'allocation des ressources et avait créé des tensions de longue date entre Khartoum (le « cœur » du Soudan) et le Darfour (sa « périphérie »). Le gouvernement central soudanais s'était depuis lors assuré de soutiens politiques par le biais de distributions de terres et de ressources qui n’ont pratiquement jamais favorisé le Darfour. Le gouvernement central et ses élites politiques et économiques ont également cherché à contrôler les ressources agricoles et minérales afin de maintenir des habitudes dispendieuses, entrainant ainsi une dépendance excessive vis-à-vis de pratiques non durables d'utilisation des terres et l’instauration – avec le soutien du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale – de grandes exploitations agricoles dont la taille a directement accru la vulnérabilité face aux changements environnementaux[5]. Cette situation a exacerbé les flux migratoires hors des zones agricoles devenues inutilisables et a attisé les tensions ethniques, notamment entre groupes arabes et non arabes. De plus, lorsque la sécheresse et la famine ont provoqué des conflits localisés à propos des ressources,  il n’a plus été possible de recourir aux mécanismes traditionnels de règlement des litiges au Darfour car une restructuration délibérée de l'administration locale par l'État central avait conduit à l’élimination de ces institutions traditionnelles de gouvernance. Des conflits dont la résolution aurait dû être aisée, continuent donc de s'envenimer.

Mise à profit des enseignements

Quelle signification peuvent avoir ces conclusions pour les décideurs et les praticiens qui cherchent à répondre aux flux migratoires et aux conflits liés au climat ? Si l’on considère les migrations et les conflits liés au climat comme résultants de l’action – ou de l’inaction  – des gouvernements, et des politiques qu’ils poursuivent, plutôt que comme le résultat des seuls changements climatiques, il apparait comme crucial de se concentrer sur l'économie politique de l'atténuation et de l'adaptation aux changements climatiques.Toutefois, des initiatives telles que le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe et la Plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes continuent de concentrer leurs efforts sur les coalitions internationales d'États et les États eux-mêmes en tant que principaux acteurs de la lutte contre les effets des changements climatiques, en soulignant la nécessité de « renforcer les capacités nationales » d'atténuation et d'adaptation au climat. Toutefois, comme l'ont démontré les exemples du Darfour et du Yémen, une telle approche est souvent inefficace lorsque ce sont les États eux-mêmes qui créent les conditions de vulnérabilité du pays face aux chocs climatiques. La Banque mondiale, le FMI et de nombreux États donateurs internationaux ont déjà mis en œuvre des programmes de renforcement des capacités pour soutenir l'adaptation au climat au Soudan et au Yémen, et tous ont échoué parce qu'ils ne tenaient pas compte de la structure et des intérêts politiques des pays.

Il serait plus judicieux pour les donateurs d’orienter leurs programmes sur des stratégies de résilience climatique de second ordre, telles que le renforcement des mécanismes de résolution des conflits et l'élaboration de politiques locales d'utilisation des terres. Une restauration des mécanismes locaux de résolution des conflits qui ont été érodés par le gouvernement central est essentielle pour désamorcer les tensions qui résultent de migrations accrues, ainsi que les conflits dont les ressources et/ou l’exacerbation des rivalités identitaires sont les enjeux. Une telle approche peut également être soutenue par un travail avec les dirigeants des communautés locales afin de développer des stratégies d'utilisation des terres adaptées au contexte local. En Tanzanie, par exemple, où les changements environnementaux et une gestion insuffisante des terres ont entraîné des migrations et des conflits, un projet sur la gestion durable des pâturages s’est efforcé, en coopération avec les villages, de développer des droits fonciers concernant les terres de pâturage commun, ce qui a contribué à réduire les conflits[6].

Pour ce qui est des cadres internationaux qui se concentrent sur l'État et le considèrent comme l'acteur principal de l'atténuation et de l'adaptation aux changements climatiques, il est essentiel de mener une analyse de chaque pays pour déterminer l’influence des intérêts politiques sur les ministères, le fondement du soutien politique du gouvernement, et le niveau d'influence du gouvernement national sur les autorités locales. En outre, les donateurs doivent être disposés à faire preuve de créativité au moment de déterminer les agences gouvernementales qui dirigeront la mise en œuvre de la réponse liée aux changements climatiques. Même si les ministères de l'Environnement ou des Ressources peuvent, à première vue, paraitre les plus compétents, il arrive fréquemment qu’ils soient fortement influencés par des acteurs économiques ou politiques spécifiques, comme cela a été constaté au Yémen.

Ces recommandations donnent des pistes sur la manière d’aborder l'atténuation et l'adaptation au climat dans des contextes où le gouvernement national crée activement les conditions propices à la vulnérabilité climatique. La réponse en fin de compte exige non seulement d’accorder de l’importance aux stratégies traditionnelles de développement et de consolidation de la paix pour faire face aux conséquences, mais exige également la mise en place d’une coordination étroite avec les décideurs et les organisations internationales afin de démontrer aux gouvernements nationaux que toute efficacité en matière d’atténuation climatique, sert également leur intérêt politique.

 

Rachel Furlow rachel.furlow@gmail.com @RachelFurlow

Étudiante en master, Edmund A. Walsh School of Foreign Service, Université de Georgetown.

 

[1] Pour des recherches sur ce sujet, voir, par exemple : Daoudy M (2020) The Origins of the Syrian Conflict : Climate Change and Human Security

[2] Voir, par exemple : Fearon J (2005) 'Primary Commodities and Civil War', Journal of Conflict Resolution issue 49 ; Mehlum H, Moene K et Torvik R (2006) 'Institutions and the Resource Curse', Economic Journal issue 116 (1).

[3] Pour de plus amples recherches sur ce sujet, voir : Helen Lackner (Ed) Why Yemen Matters : A Society in Transition

[4] Voir, par exemple : Ki-moon B (2007) «What I Saw in Darfur», UNSG www.un.org/sg/en/content/sg/articles/2007-09-14/what-i-saw-darfur ; Popovski V (2017) ‘Foresight African viewpoint: Does climate change cause conflict?’ Brookings Institution www.brookings.edu/blog/africa-in-focus/2017/01/20/does-climate-change-cause-conflict/ https://brook.gs/3sKZhWT

[5] Oxfam (2014) We No Longer Share the Land: Agricultural Change, Land, and Violence in Darfur https://s3.amazonaws.com/oxfam-us/www/static/media/files/we-no-longer-share-land-darfur-Oxfam-210414.pdf

[6] Blocher J et Kileli E O (2020) « In Relatively Peaceful Tanzania, Climate Change and Migration Can Spur Conflict », Migration Policy Institute www.migrationpolicy.org/article/tanzania-climate-change-migration-conflict (en anglais).

 

Avis de non responsabilité
Les avis contenus dans RMF ne reflètent pas forcément les vues de la rédaction ou du Centre d’Études sur les Réfugiés.
Droits d’auteur
RMF est une publication en libre accès (« Open Access »). Vous êtes libres de lire, télécharger, copier, distribuer et imprimer le texte complet des articles de RMF, de même que publier les liens vers ces articles, à condition que l’utilisation de ces articles ne serve aucune fin commerciale et que l’auteur ainsi que la revue RMF soient mentionnés. Tous les articles publiés dans les versions en ligne et imprimée de RMF, ainsi que la revue RMF en elle-même, font l’objet d’une licence Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification (CC BY-NC-ND) de Creative Commons. Voir www.fmreview.org/fr/droits-dauteurs pour plus de détails.