Quantifier les déplacements dans les contextes de catastrophes urbaines

Les activités de réduction des risques de catastrophe et de programmation humanitaire visant à aider les populations déplacées sont plus efficaces lorsqu'elles s'appuient sur des données précises, obtenues à temps. On constate cependant un manque important de données dans le contexte des déplacements urbains.

Même les opérations de collecte de données les plus rigoureuses, tels que les recensements nationaux, sont sujets à erreurs. Au cours des opérations de collecte de données humanitaires, certains endroits, types de lieux ou catégories de population ont tendance à être considérés en priorité pour les évaluations. Cela reflète les besoins en données des gouvernements et des parties prenantes et leur capacité à fournir une assistance, leurs contraintes financières et logistiques, ainsi que de la manière dont les lieux et les populations sont définies en termes d’opérationnalité[1]. Ces facteurs peuvent avoir un impact sur les données collectées dans les contextes de catastrophes urbaines et des répercutions potentielles pour les populations affectées.

Les principaux aspects impliqués dans la collecte des données sur le nombre, les caractéristiques démographiques et les besoins des populations déplacées, incluent le géorepérage (décide de l’endroit où mener une évaluation) ; les définitions (des lieux et des catégories de population) ; les outils (tels que les questionnaires) ; les personnes (recenseurs, informateurs clés, partenaires opérationnels) ; et la logistique. La collecte de données est souvent effectuée en partenariat avec les gouvernements et vise à répondre aux besoins d'information des parties prenantes répondant aux crises.

Des entretiens avec des praticiens chargés de la collecte de données dans quatre contextes de catastrophe et dans trois pays distincts donnent un aperçu des différences de résultats en fonction de la manière dont les données sur les déplacements sont collectées en zones urbaines[2]. Les entretiens ont été menés avec le personnel de la matrice de suivi des déplacements (DTM) de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) qui a travaillé à la collecte de données lors des ouragans Eta et Iota de 2020 au Honduras, du tremblement de terre de 2018 dans les Petites îles de la Sonde occidentales, du tremblement de terre et tsunami de 2018 dans la province du Sulawesi Central, en Indonésie, et du tremblement de terre de 2019 sur l’île de Mindanao, aux Philippines[3].

Les entretiens avec des membres du personnel de la DTM des trois pays de l'étude de cas ont révélé que, a) les décisions opérationnelles liées au géorepérage et, b) les définitions des sites de déplacement sont les facteurs qui ont eu l'impact le plus déterminant sur les résultats de la collecte de données. Dans les contextes de catastrophes urbaines, les personnes interrogées ont mis en évidence cinq principaux types de lieux de déplacement : 1) les grands sites/centres formels d'évacuation ; 2) les grands sites informels ; 3) les petits sites informels sur des terrains publics ou sur la propriété d'une famille d'accueil ; 4) l’hébergement dans la maison d'une famille d'accueil ; et 5) le départ de la zone touchée. Des contraintes et des décisions opérationnelles ont influencé le type de lieux de déplacement les plus susceptibles d’être ciblés pour bénéficier d’une évaluation humanitaire complémentaire. Le contexte urbain lui-même influence parmi ces endroits ceux où se trouveront le plus de personnes déplacées. Les réponses aux entretiens menés en Indonésie et aux Philippines suggèrent, par exemple, que lorsqu’il y a un nombre limité d’espaces libres disponibles pour établir des sites formels et informels de grande taille pour les personnes déplacées, de nombreux sites plus petits sont créés. Dans ce contexte, une décision opérationnelle visant à donner la priorité aux sites à évaluer en fonction de leur taille ou de leur type d'emplacement peut entraîner d'importantes lacunes dans les données.

L’impact des décisions opérationnelles

Au Honduras et en Indonésie, les données de base sur les lieux de déplacement n'étaient disponibles que pour les sites les plus importants. Au Honduras, les tentatives pour surmonter la disponibilité limitée des données de base ont consisté à les combiner avec des informations sur la gravité de la destruction dans chaque municipalité et la possibilité de la visiter pour aider à déterminer où cibler les activités de collecte de données. Cela a conduit à ce que l’on se concentre uniquement sur les sites les plus importants. En Indonésie, il a été décidé qu'un balayage route par route de l'ensemble de la zone touchée serait l'option la plus efficace pour identifier les lieux de déplacement. Dans une région, Nusa Tenggara Ouest (petites îles de la Sonde occidentales), de nombreuses personnes avaient installé des tentes dans les jardins de leurs voisins, de leurs amis ou de leur famille. L'équipe de collecte des données a décidé de définir un lieu comme site lorsqu’au moins quatre familles étaient présentes, et plus de 3000 sites de ce type ont ainsi été répertoriés. Cependant, cette information était trop granulaire pour la plupart des intervenants, qui ont exclu les plus petits sites en raison des difficultés logistiques que représente l'assistance à une telle quantité de sites minuscules. Par conséquent, le type de sites qui ont reçu une assistance au Honduras et en Indonésie s’est avéré très similaire, malgré les différences au niveau des approches de collecte de données. En Indonésie, l’utilisation limitée des données granulaires dans les petites îles de la Sonde occidentales a conduit à définir un site en fixant le seuil minimum à dix familles pour toute intervention humanitaire dans la province du Sulawesi Central. La situation aux Philippines était très différente ; ici, les partenaires gouvernementaux disposaient d'informations, à la fois sur les grands sites et sur ceux se limitant à des familles d'accueil, ce qui a permis d’apporter de l’assistance à ces deux types d’endroits.

En raison de restrictions imposées par des ressources limitées et des priorités données à l'assistance aux populations des zones touchées, les données sur les populations ayant quitté la zone touchée n'ont pas été recueillies. Les populations migrantes urbaines vivent souvent dans des logements informels et ont des emplois précaires. Lorsqu'une population déjà mobile est confrontée à un événement dangereux à déclenchement lent ou rapide, le retour dans la région d'origine ou dans la maison familiale peut représenter une perspective plus attrayante que le déplacement vers un grand site de déplacement. Bien qu'il soit possible d’estimer les flux de population vers des lieux situés en dehors d'une zone touchée par une catastrophe, comme l'a fait la DTM lors de l'éruption volcanique en République démocratique du Congo en mai 2021, nombreuses sont les opérations de collecte de données qui n'incluent pas ces lieux.

Les conséquences potentielles

Même aux Philippines, où des informations étaient disponibles sur les grands sites comme sur les personnes déplacées séjournant dans des familles d'accueil, les personnes interrogées ont indiqué que l'assistance avait d'abord été apportée aux plus grands sites, puis aux autres personnes déplacées, et qu’il s’agissait d’une pratique courante dans tous les contextes. La priorité accordée aux grands sites plutôt qu'aux plus petits et aux communautés d'accueil crée des lacunes, non seulement au niveau des données, mais aussi au niveau de l’intervention, ce qui peut avoir des impacts adverses conséquents sur les populations concernées.

Même si les besoins des personnes déplacées séjournant dans des familles/communautés d'accueil sont moins bien compris que ceux des personnes séjournant dans de grands sites, les données existantes suggèrent que leur présence crée des charges financières et autres sur les familles d'accueil. Cela indique qu'une assistance ciblée est vitale, non seulement pour les personnes déplacées, mais aussi pour leurs hôtes[4]. Il est nécessaire de recueillir des données sur les besoins des familles d'accueil et des personnes déplacées qui séjournent chez elles afin de mieux comprendre ces impacts.

Les avantages d’une amélioration du recueil de données

En Indonésie, c’est au niveau de la phase de transition entre l’urgence et le rétablissement que l'avantage le plus probant de l'élargissement de la zone de couverture - grâce à la collecte de données sur des sites plus petits - a été démontré. Dans la province du Sulawesi central, les données sur les déplacements ont été utilisées pour aider les décideurs du gouvernement à déterminer le besoin en abris transitoires pendant le processus de rétablissement. Aux Philippines, l'OIM complète l'assistance fournie par le gouvernement aux sites de déplacement en soutenant des activités visant à améliorer le niveau de détail des données collectées. Cette combinaison d'une couverture plus étendue et plus détaillée a encouragé une coopération plus active entre le gouvernement et les organisations humanitaires afin de développer un cadre de rétablissement post-catastrophe qui admette la nécessité de programmer la phase de transition entre l'urgence et le rétablissement.

Au-delà de ces avantages immédiats, dans les contextes de catastrophe, une amélioration de la couverture et des données plus détaillées sur les déplacements urbains peuvent présenter plusieurs avantages à plus long terme. L'un de ces avantages est celui de l'utilité des données pour des mécanismes de réponse innovants visant à anticiper les catastrophes et leurs impacts. Le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires a facilité le pilotage de systèmes de réponse par anticipation qui mobilisent les données existantes pour des zones cibles afin de développer des modèles prédictifs qui déclenchent une action humanitaire (financement anticipé y compris) avant le début d'une catastrophe. Un élément clé de cette modélisation est la disponibilité de données historiques précises et complètes. Les lacunes et les biais dans les données affectent l'efficacité de ces modèles et systèmes, en entravant les efforts visant à développer des solutions qui pourraient réduire l'impact des catastrophes et améliorer la capacité des parties prenantes à aider les populations touchées.

Tout cela apparait également évident dans l'intérêt croissant que suscite l’application responsable d'autres méthodes avancées d'analyse des données, notamment l'apprentissage automatique et l'intelligence artificielle. Une compréhension plus fine des lacunes et des biais dans les données existantes sur les déplacements urbains est fondamentale pour l'utilisation éthique de ces techniques de manière à obtenir des résultats qui seront utiles aux personnes déplacées ou contribueront à la résilience des populations exposées aux aléas naturels. Si les données sur les déplacements dans les contextes de catastrophes urbaines continuent de se concentrer principalement sur certains sites ou groupes de personnes affectées, l'introduction de techniques avancées d'analyse des données pourrait renforcer, voire perpétuer, les limites des pratiques actuelles de collecte de données[5]. Dans les contextes humanitaires, comme toujours, ce sont les populations affectées qui subissent l’impact de ces problèmes.

Conclusion

Dans les contextes de déplacements urbains induits par des catastrophes, les décisions opérationnelles fondées sur des contraintes logistiques, financières et autres, contribuent à déterminer les populations déplacées qui sont comptabilisées et celles qui ne le sont pas. Les décisions opérationnelles tendent à se concentrer sur les populations déplacées dans de grands sites plutôt que sur celles qui se trouvent dans de petits sites, qui sont hébergées dans des familles d'accueil ou qui quittent complètement la zone touchée. Les conséquences d’une telle situation sont une sous-estimation potentiellement importante de la population déplacée, ainsi qu'un transfert de la charge de l'assistance apportée aux populations déplacées vers les communautés d'accueil, ce qui réduit ainsi la résilience de ces dernières face aux événements climatiques futurs. Les praticiens de la collecte de données, les gouvernements et les acteurs de l’aide humanitaire et du développement pourraient bénéficier de recherches plus approfondies sur la façon dont les besoins des personnes déplacées séjournant dans différents types d'endroits diffèrent, alors qu’une compréhension étayée sur des données factuelles plus solides permettrait de vérifier l’exactitude des hypothèses actuelles qui sous-tendent la hiérarchisation des évaluations et de l'assistance.

Vingt-quatre ans après l'adoption en 1998 des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l'intérieur de leur propre pays, les obstacles rencontrés dans l’application des normes qu’ils prescrivent empêchent toujours les parties prenantes d'y adhérer pleinement. Le principe 18, qui énonce le droit à un niveau de vie adéquat et à une garantie d’accès aux services essentiels pour toutes les personnes déplacées, ne peut être véritablement appliqué que si toutes les personnes déplacées et leurs besoins sont identifiés au cours d’opérations de collecte de données, et si les intervenants sont correctement équipés pour fournir une assistance quel que soit l’emplacement. Les engagements mondiaux en faveur d'une action fondée sur les données, comme la Stratégie 2020-2022 du Secrétaire général des Nations Unies en matière de données, dont la priorité 2 est l'action climatique, exigent également de l’ensemble des acteurs qu'ils surmontent les obstacles opérationnels pour que les engagements produisent tout l'impact escompté sur le terrain. Les parties prenantes qui interviennent dans des contextes urbains ont besoin de soutien institutionnel et financier afin de faire de l’identification des besoins des populations déplacées dans des lieux moins visibles et moins accessibles, et de la réponse qui s’ensuit, une priorité. Contrairement aux contextes de conflit où les relations avec les autorités et des préoccupations accrues en matière de sécurité peuvent empêcher la collecte efficace de données, ou la mise en place d’une intervention, quelles que soient les ressources disponibles, dans les contextes de catastrophe urbaine, les limites d’une intervention efficace peuvent être surmontées par les fournisseurs d'assistance eux-mêmes, à condition qu’ils reçoivent un soutien adéquat.

 

Nando Lewis nlewis@iom.int

Associé de la Matrice de suivi des déplacements, Organisation internationale pour les migrations (OIM)

 

Nikki Herwanger nherwanger@iom.int

Matrice de suivi des déplacements, Rédacteur en chef, OIM

 

[1] Dans ce contexte, « opérationnalité » signifie dans le but de mettre en œuvre des activités humanitaires.

[2] Anzellini V et Leduc C (2020) « Urban internal displacement : data and evidence », Revue des Migrations Forcées numéro 63 www.fmreview.org/cities/anzellini-leduc ; JIPS (2019) « Displacement profiling in urban areas » www.jips.org/uploads/2019/05/JIPS-IDMC-GRID2019-UrbanProfiling.pdf

[3] OIM DTM https://dtm.iom.int/

[4] Davies A (2012) IDPs in host families and host communities, HCR www.refworld.org/docid/4fe8732c2.html

[5] Humanitarian Data Science and Ethics Group www.hum-dseg.org/ai-applied-ethics-toolkit

 

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