Conflits, changements climatiques et rétrécissement de l'espace de mobilité au Sahel central

Dans le Sahel central, les aléas climatiques, les conflits ainsi que des cadres politiques de plus en plus défavorables ont perturbé les stratégies de résilience basées sur la mobilité et limité ce que les engagements régionaux et mondiaux en matière de migration, de déplacement climatique et de réduction des risques de catastrophe étaient susceptibles d’apporter comme bénéfices.

Le Sahel central est l'une des régions au monde les plus touchées par les conflits en Afrique et l'une des plus vulnérables face aux risques climatiques[1]. Elle se caractérise par des frontières poreuses, des migrations saisonnières et internationales, des communautés qui partagent des zones frontières, et de vastes zones et périphéries gouvernées par des acteurs non étatiques. La région a une longue tradition de mobilité interne et transfrontalière. Dans le Sahel central, la mobilité sous forme de migration saisonnière et de transhumance a depuis toujours constitué une stratégie essentielle pour faire face à un environnement naturel difficile, en permettant aux populations de diversifier leurs moyens de subsistance et d'être plus résilientes.

Les populations locales ont des capacités limitées pour faire face à des augmentations de température supérieures aux moyennes mondiales, à des variations extrêmes des précipitations, à des cycles catastrophiques de sécheresse et d'inondations et à une dégradation estimée affecter 65 % des terres cultivables de la région[2]. Leurs moyens de subsistance dépendent en grande partie d’un accès direct à l’eau, aux pâturages et aux autres ressources naturelles, mais aussi de l’agriculture pluviale. Les conflits et l'insécurité ont davantage encore réduit les capacités locales à recourir aux stratégies traditionnelles de résilience (y compris la mobilité) et ont déclenché des déplacements à grande échelle. Ceci est particulièrement visible au Burkina Faso, où le nombre de personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays (PDI) a été multiplié par plus de dix entre 2018 et 2021, dépassant ainsi plus d'un million de personnes, ce qui fait de cette situation l'une des crises de déplacement ayant un taux de croissance parmi les plus rapides au monde. Tous ceux qui dépendent de la mobilité, telles que les personnes déplacées, les réfugiés, migrants en transit et éleveurs transhumants, ont été directement touchés ou ciblés par des actes de violence et des attaques. Les risques d'enlèvement, d'extorsion, de pillage, et de violences physiques et sexuelles, ont bien souvent rendu les routes migratoires et les couloirs de transhumance trop dangereux.

L’adoption de stratégies de résilience basées sur la mobilité n’est peut-être plus de l’ordre du possible pour les communautés touchées par les risques climatiques et les conflits armés. Les conflits et la militarisation des frontières peuvent, par exemple, venir limiter les choix de mobilité le long des routes de transhumance ou vers les zones traditionnelles de migration saisonnière ou offrant des opportunités de travail, et la dégradation des terres, ainsi que la mauvaise gestion des ressources naturelles, peuvent entraver l'accès aux formes traditionnelles de subsistance. Dans de telles circonstances, la mobilité n'est plus la pierre angulaire de la résilience des communautés locales, mais un mécanisme réactif visant à préserver leur fonctionnement à court terme. Dans les cas les plus extrêmes, le déplacement forcé devient la principale forme de mobilité.

En outre, les stratégies de résilience basées sur la mobilité dépendent dans une large mesure de la possibilité de maintenir, renforcer ou de former des liens au sein d’un capital social dans les sites d'accueil et les zones de destination. En tant que tels, les récits politiques qui réaffirment la sécurisation, la pénurie des ressources naturelles, la stigmatisation des groupes de population mobiles et la limitation des mouvements contribuent inévitablement à affaiblir le capital social et à accroître les tensions au sein des communautés d'accueil. La cohésion sociale est un élément important de ces liens. Cela explique la raison pour laquelle les personnes déplacées et les migrants du Sahel central ont, dans la mesure du possible, tendance à se regrouper par communauté d'origine. Lorsque les relations sociales et intercommunautaires sont rompues, les déplacés et les migrants ne sont plus en mesure d’accéder aux services et aux opportunités de subsistance dans les zones de destination/d'accueil, et peuvent se trouver contraints de vivre dans des « ghettos » périurbains, alors que des tensions peuvent émerger au sujet des ressources naturelles, des terres et d'autres biens et services. Des groupes spécifiques peuvent être discriminés ou ciblés. Dans le pire des cas, les possibilités de mobilité peuvent se réduire ou disparaître, car les relations intercommunautaires peuvent se détériorer au point de rendre le déplacement trop risqué.

Un cadre politique fracturé/divisé

Le cadre politique dans le Sahel central a souvent oscillé entre la promotion des droits à la mobilité et la protection des frontières et de l'agriculture sédentaire. Au cours de la dernière décennie, la région s'est orientée vers des pratiques plus strictes de gestion des frontières afin de freiner la migration irrégulière et de sécuriser les régions en bordure de frontières. Ces tendances créent des fractures qui rendent difficile la concrétisation des engagements mondiaux en matière de déplacement climatique. L’introduction de politiques de sécurisation, par exemple, entrave l'application des cadres sur la liberté de circulation établis par la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), et notamment sa capacité à offrir des formes, même limitées, de protection dans les situations de déplacement transfrontalier en cas de catastrophes.

Dans le Sahel central, les cadres relatifs au climat et à la mobilité sont encore mal intégrés et laissent un grand nombre de populations déplacées et de migrants sans autre protection que celle offerte par le droit des droits humains. Dans le contexte de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, par exemple, seuls le Burkina Faso et le Mali ont inclus une discussion sur la mobilité dans leurs programmes d'action nationaux d'adaptation (PANA). En outre, on observe davantage de convergence entre les cadres régissant le déplacement interne et ceux régissant la réduction des risques de catastrophe, il reste encore des possibilités de consolidation. La Convention de Kampala donne mandat aux États de prendre « les mesures nécessaires pour assurer protection et assistance aux personnes victimes de déplacement interne en raison de catastrophes naturelles ou humaines, y compris du changement climatique » ; elle prévoit des dispositions spécifiques relatives aux systèmes d'alerte précoce et réparations, et couvre également les situations de déplacement préventif. Cependant, les États du Sahel central font preuve de lenteur dans la mise en œuvre de leurs obligations après ratification de la Convention, ce qui laisse apparaître des lacunes non comblées[3] en matière de protection des personnes.

De manière générale, un décalage semble apparaître entre les approches progressistes fondées sur les droits qui émergent au niveau continental et régional, notamment à la suite de la Résolution de l'Union africaine de 2009 sur le changement climatique et les droits de l'homme, et les politiques nationales adoptées par les différents États, ces derniers ayant tendance à privilégier la nécessité de réaffirmer le contrôle de l'État sur des frontières poreuses. Ces fractures rendent complexe l'opérationnalisation par les cadres politiques nationaux des objectifs et principes émergents sur la mobilité liée au climat établis par de nouveaux instruments, tels que les deux Pactes mondiaux[4].

La région frontalière Liptako-Gourma : de la transhumance au déplacement

Le triangle Liptako-Gourma s'étend sur les frontières du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Dans cette région, les effets combinés des conflits et des changements climatiques, ainsi qu’un cadre politique défavorable, ont affecté de manière visible la mobilité transhumante. Des niveaux élevés d'insécurité, des empiètements sur les couloirs de transhumance et les terres pastorales, la dégradation de l'environnement et un parti pris politique favorisant les communautés sédentaires contribuent à limiter la mobilité des éleveurs nomades.

Alors que les éleveurs se déplacent sur de plus longues distances pour accéder à l'eau et aux pâturages qui se font de plus en plus rares, ils entrent en contact avec des populations sédentaires avec lesquelles ils n'ont pas d'antécédents de médiation et d'échange, ce qui déclenche des tensions pour l'accès aux ressources naturelles. En outre, les itinéraires de transhumance deviennent également plus dangereux en raison des conflits et de la militarisation des frontières. La sécurité est devenue désormais le principal, si ce n’est le seul critère de choix des itinéraires de transhumance. En conséquence, la mobilité liée à la transhumance - la principale stratégie de résilience dans l'environnement hostile du Sahel central – pourrait ne plus être viable. Un rapport du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a montré comment l'insécurité a contraint les pasteurs maliens à se rassembler autour de quelques points d'eau, et les a forcés à entrer en concurrence avec d'autres groupes pour l'accès aux ressources, ce qui a enclenché une spirale de vulnérabilité qui les a conduits à vendre leur bétail à moindre prix pour se retrouver déplacés dans des zones urbaines[5].

La transhumance pastorale est également menacée par un environnement politique défavorable. Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, la protection juridique des pasteurs a été érodée par les processus de décentralisation et la fragilité de l'État, ce qui a déclenché des tensions intercommunautaires entre les pasteurs mobiles et les agriculteurs sédentaires. Ces tensions sont généralement résolues en faveur des communautés sédentaires, car les lois statutaires, les autorités coutumières et les structures de gouvernance locales (telles que les conseils de développement des villages) font preuve d’un parti pris qui privilégie les intérêts agricoles et ont tendance à percevoir les pasteurs comme des étrangers.

Même lorsque les cadres juridiques protègent l'accès des pasteurs aux ressources naturelles, cet accès est généralement soumis à des exigences agricoles. Au Burkina Faso, par exemple, le pastoralisme transhumant a été réglementé par la loi 2009-034 et consacré comme un droit fondamental pour la première fois dans l'histoire du pays. Cependant, les difficultés d’application, l'introduction de certificats de transhumance obligatoires et la restriction des mouvements des troupeaux à des espaces prédéterminés ont limité la mobilité des pasteurs. Au Mali, la Charte du pastoralisme (2001) a favorisé les communautés sédentaires par rapport aux pasteurs des autres régions en leur octroyant des droits prioritaires en matière d'accès aux ressources naturelles et à l'eau, ce qui a compliqué le maintien des moyens de subsistance des éleveurs transhumants. Le Niger a adopté des politiques nettement plus favorables, protégeant la mobilité pastorale comme un droit fondamental et accordant aux pasteurs un accès prioritaire aux ressources dans leurs terres d'attache (Ordonnance n° 2010-029, Code de l'eau de 2010 et Code rural de 1993). Cependant, la mise en œuvre de ces politiques a été lente et inefficace ; les autorités locales et les acteurs privés enfreignent souvent cette ordonnance et les institutions disposent de peu de moyens pour faire respecter la loi.

Protéger l'espace de mobilité

Dans le contexte actuel, il est essentiel de soutenir la capacité des personnes et des communautés à recourir à la mobilité comme moyen de faire face aux impacts conjugués des conflits et des changements climatiques. À cette fin, nous tirons les conclusions suivantes, assorties de recommandations.

Le décalage actuel du cadre politique régissant l'espace de mobilité dans le Sahel central rend difficile la tâche des États et des institutions régionales chargées d’appliquer les engagements mondiaux. L'exemple de la mobilité liée à la transhumance montre la manière dont des pratiques et des engagements incohérents peuvent accroître la vulnérabilité des populations mobiles confrontées aux conflits et aux risques climatiques. Les États doivent prendre des mesures de toute urgence pour empêcher l'obstruction permanente des stratégies existantes de résilience et d'adaptation fondées sur la mobilité.

Étant donné que la sécurisation et la militarisation des frontières dans le Sahel central réduisent de plus en plus l'espace de mobilité, les populations qui dépendent de cette mobilité transfrontalière sont de plus en plus exposées à des risques et voient leur protection et leurs droits fondamentaux menacés. Il est donc essentiel que les États et les autres acteurs impliqués dans la gestion des frontières intègrent une approche fondée sur les droits et qu’ils adoptent des dispositions concrètes qui reflètent les réalités de la mobilité transfrontalière dans la région et garantissent la protection de l'espace de mobilité.

Compte tenu de la faible présence des États, particulièrement dans les zones frontières et des difficultés actuelles à mettre en œuvre les objectifs politiques et les engagements mondiaux, il est important que les donateurs et les acteurs impliqués dans la mise en œuvre renforcent les modèles d'adaptation communautaires dans les domaines de la gestion des ressources naturelles et des mécanismes traditionnels régissant l'accès aux ressources naturelles et la résolution des différends.

 

Giulio Morello giulio.morello@samuelhall.org

Directeur de recherche, Samuel Hall

 

Joelle Rizk jrizk@icrc.org

Conseillère du CICR sur les migrations en Afrique

 

Ces deux auteurs ont écrit cet article à titre personnel.

 

[1] Dans le cadre de cet article, le « Sahel central » englobe le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Ces pays font tous partie du G5 Sahel et sont des États membres de la CEDEAO.

[2] Haut-Commissariat aux droits de l'homme (2018) The Slow onset effects of climate change and human rights protection for cross-border migrants bit.ly/OHCHR-slow-onset-2018

[3] Weerasinghe S (2021) Bridging the Divide in Approaches to Conflict and Disaster Displacement : Norms, Institutions and Coordination in Afghanistan, Colombia, the Niger, the Philippines and Somalia, IOM/UNHCR www.globalprotectioncluster.org/wp-content/uploads/Bridging-the-Divide-SYNTHESIS-REPORT-with-ANNEXES-2021.pdf

[4] Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (PMM) et le Pacte mondial pour les réfugiés (PMR).

[5] CICR (2020) Quand la pluie devient poussière : Comprendre et atténuer les effets conjugués des conflits armés et de la crise climatique et environnementale sur la vie quotidienne des personnes touchées
https://shop.icrc.org/when-rain-turns-to-dust-pdf-en.html

 

Avis de non responsabilité
Les avis contenus dans RMF ne reflètent pas forcément les vues de la rédaction ou du Centre d’Études sur les Réfugiés.
Droits d’auteur
RMF est une publication en libre accès (« Open Access »). Vous êtes libres de lire, télécharger, copier, distribuer et imprimer le texte complet des articles de RMF, de même que publier les liens vers ces articles, à condition que l’utilisation de ces articles ne serve aucune fin commerciale et que l’auteur ainsi que la revue RMF soient mentionnés. Tous les articles publiés dans les versions en ligne et imprimée de RMF, ainsi que la revue RMF en elle-même, font l’objet d’une licence Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification (CC BY-NC-ND) de Creative Commons. Voir www.fmreview.org/fr/droits-dauteurs pour plus de détails.