Fausses idées sur la traite des êtres humains en temps de crise

On entend souvent dire que les crises d’origine naturelle ou humaine créent un environnement propice à la traite des êtres humains. Peu d’éléments viennent toutefois corroborer cette hypothèse.

Les Protocoles relatifs au trafic des migrants et à la traite des êtres humains définissent ces deux concepts différemment[i] mais, dans la réalité, les réseaux de trafic et de traite se recoupent et de nombreuses situations de traite commencent par le trafic. Par conséquent, nous devrions appréhender la traite et le trafic comme deux phénomènes interdépendants, suivant un continuum qui s’étend des formes tolérables de migration jusqu’à la traite des personnes, et peut-être plus particulièrement dans le contexte des crises humanitaires où les personnes exposées à une situation économique difficile sont susceptibles de chercher activement à établir le contact avec des passeurs afin de faciliter leur émigration hors d’une zone en crise.

Il nous semble que les catastrophes [récentes] ont eu un impact disproportionné sur les secteurs les plus vulnérables de la société, qu’il s’agisse des migrants, des demandeurs d’emploi ou des familles pauvres, et qu’elles en ont fait des cibles de premier choix pour l’exploitation et l’asservissement.

Luis CdeBaca, ambassadeur itinérant pour les États-Unis, Bureau de surveillance et de lutte contre la traite des personnes, 24 mai 2010

Il est intéressant de remarquer que la mise en relation du trafic et des catastrophes a commencé au moment du tsunami de 2004 dans l’océan Indien. Alors que ce tsunami n’a pas créé de rumeurs sur le trafic, il a impulsé une tendance à le signaler. Des rapports semblables concernant l’augmentation du trafic de femmes et d’enfants ont continué de se répéter au cours de crises suivantes. Les médias occidentaux rapportaient par exemple «que les groupes criminels se liaient d’amitié avec des enfants rendus orphelins par le tsunami pour ensuite les vendre à des trafiquants du sexe» mais ces affirmations ont ensuite été contredites par des experts, selon lesquels il n’y a eu quasiment aucune augmentation du nombre d’incidents constatés de traite des êtres humains dans les pays touchés par le tsunami. Après que le cyclone Nargis eut touché Myanmar en 2008, un porte-parole de l’UNICEF avait déclaré: «Nous n’avons eu aucun signalement d’une hausse du nombre de personnes trafiquées. Si tels de rapports venaient à paraître, je les prendrais avec prudence puisqu’il n’existe aucune donnée exacte du nombre de personnes généralement victimes du trafic avant le passage du cyclone.»[ii]

Suite au séisme de 2010, il semblait compréhensible de redouter une accentuation de la vulnérabilité des enfants haïtiens, d’autant que le commerce d’enfants était déjà une réalité en Haïti. Malheureusement, de nombreux réseaux de trafic d’enfants sont liés au «marché» de l’adoption internationale. Certains lecteurs ne verront absolument aucune surprise dans cette association entre le trafic d’enfants et l’adoption internationale tandis que d’autres la trouveront choquante, mais quoi qu’il en soit, dans le contexte post-séisme, on a observé une résurgence excessive d’histoires d’enlèvements d’enfants pour alimenter l’adoption internationale.

Toutefois, il est intéressant de noter que d’autres catastrophes naturelles ou d’origine humaine ont soulevé peu de préoccupations concernant le trafic des êtres humains, ce qui met à jour certaines hypothèses incohérentes concernant les crises qui seraient les plus susceptibles de stimuler le trafic et les populations qui seraient les plus susceptibles d’en être victimes. Par exemple, la crise nucléaire que le Japon a connu en 2012 n’a provoqué aucune spéculation sur le trafic des personnes.

La littérature universitaire concernant le trafic des êtres humains dans le contexte des conflits armés est robuste en termes d’analyse politique et juridique mais particulièrement limitée en termes de données empiriques relatives à des situations réelles de trafic. Les rapports publiés par les groupes de défense des droits humains et les organismes d’assistance humanitaire travaillant dans des situations de conflit et post-conflit tendent à aborder le trafic sous l’angle des risques liés aux vulnérabilités perçues, notamment celles des enfants ? Toutefois, ils ne fournissent aucune donnée fiable sur la prévalence du trafic dans de telles situations, bien qu’il existe certaines preuves d’une augmentation de la demande en travailleuses du sexe de la part du personnel militaire et de maintien de la paix. Il reste toutefois à savoir si ces rapports assimilent l’augmentation de la demande en travailleuses du sexe à l’augmentation du trafic à des fins d’exploitation sexuelle.

Dans le contexte syrien actuel, le terme de trafic est souvent utilisé là où il serait plus juste de parler de manière plus nuancée des inégalités entre les sexes et de l’exploitation de femmes vulnérables.

Il semble exister une différence considérable entre ce que les médias et les militants affirment au Nord et ce que les rapports soulignent au Sud. Après le tsunami de l’océan Indien, une fois l’agitation médiatique passée, l’UNICEF a commandité des évaluations des reportages médiatiques sur la catastrophe qui indiquaient que les journaux locaux d’Indonésie et du Sri Lanka se montraient depuis le début très méfiants à l’égard des signalements de trafic d’enfants.

Les initiatives anti-trafic devraient déployer des efforts pour prévenir le trafic aboutissant à différentes formes de travail, et non pas seulement à l’exploitation sexuelle. Dans les deux cas (trafic à des fins d’exploitation sexuelle ou par le travail), nous devrions porter notre attention sur les hommes et les garçons, et pas seulement sur les femmes et les filles. Bien que les crises exacerbent les causes profondes du trafic, dont la pauvreté, le sous-développement et l’absence de moyens de subsistance durables, nous ne disposons pas de données empiriques suffisantes pour corroborer l’hypothèse selon laquelle la traite des personnes augmente considérablement pendant les crises. En l’absence d’évaluations des résultats et des impacts des stratégies anti-trafic actuelles, les acteurs internationaux et locaux continueront de concevoir des stratégies de prévention au milieu d’un vide empirique.

 

Elżbieta M Goździak emg27@georgetown.edu est directrice de recherche et Alissa Walter AJW49@georgetown.edu assistante de recherche pour l’Institut pour l’étude de la migration internationale de l’Université de Georgetown. http://isim.georgetown.edu  



[i] Le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants http://www.refworld.org/docid/4720706c0.html et le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer http://tinyurl.com/Migrant-Smuggling-Protocol

 

 

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