Le traitement extraterritorial des demandes d’asile

Des appels se font à nouveau entendre pour que des centres de traitement des demandes d’asile soient créés en dehors de l’UE. Mais il subsiste cependant des objections et des obstacles notables.

En novembre 2014, Thomas de Maizière, le ministre de l’Intérieur allemand, a émis l’idée d’établir des « centres d’accueil et de départ » où seraient traitées les demandes d’asile dans les principaux pays de transit d’Afrique du Nord. En éliminant l’obligation de se trouver sur le sol européen pour pouvoir déposer une demande d’asile, ce traitement extraterritorial des demandes d’asile éviterait aux requérants de s’embarquer dans une traversée périlleuse et coûteuse de la Méditerranée pour arriver en Europe.  

Le traitement extraterritorial des demandes d’asile n’est pas une idée nouvelle. En 1986 déjà, le Danemark avait présenté un projet de résolution devant l’Assemblée générale des Nations Unies visant à créer des centres des Nations Unies chargés de traiter les demandes d’asile et de coordonner la réinstallation des réfugiés à travers l’ensemble des États. Quelques années plus tard sur une initiative des Pays-Bas, l’idée d’établir des centres de traitement à l’échelon européen a été envisagée au cours de la Consultation intergouvernementale sur la migration, l’asile et les réfugiés. Le gouvernement danois avait lui aussi défendu l’idée d’une « réception dans la région d’origine » pendant la présidence danoise du Conseil de l’Union européenne (UE) en 2001.  

En 2003, le gouvernement britannique avait présenté la proposition la plus élaborée en date en matière d’extraterritorialité du traitement des demandes d’asile dans le cadre d’une « nouvelle vision à l’intention des réfugiés ». Entre autres mesures destinées à optimiser la gestion de l’asile au plan mondial, cette proposition suggérait l’établissement de « centres de traitement et de transit », particulièrement sur les axes de transit en direction de l’UE. Il y était suggéré que les États participants financent ces centres avec un soutien éventuel provenant du budget de l’UE. Les personnes auxquelles le statut de réfugié serait accordé seraient réinstallées dans l’EU en vertu de quotas, alors que ceux dont la demande serait rejetée seraient en principe renvoyés vers leurs pays d’origine. Plusieurs pays ont été cités dans les médias comme hôtes potentiels pour ces centres de traitement et de transit, notamment l’Albanie, la Roumanie, la Croatie, la Russie, la Turquie, l’Ukraine, l’Iran, la Somalie et le Maroc.  

Cette proposition a été discutée lors de plusieurs réunions de l’UE début 2003, et les gouvernements de certains États membres ont exprimé un intérêt en sa faveur alors que d’autres étaient plus sceptiques ou même critiques, en particulier les gouvernements allemand et suédois. Plusieurs rapports émanant de journalistes et d’organisations non gouvernementales mettaient également en lumière des problèmes d’ordre juridique, éthique et financier. Face à de telles critiques, en juin 2003 le gouvernement britannique a fini par abandonner son projet d’extraterritorialité du traitement des demandes d’asile.

Il n’a cependant pas fallu longtemps pour que cette idée d’extraterritorialité du traitement des demandes d’asile refasse surface. Au milieu de l’année 2004,[1] suite à un incident fortement controversé, le ministre allemand de l’Intérieur du moment, Otto Schily, qui avait critiqué la proposition britannique un an auparavant, proposa de créer des « zones sécurisées » financées par l’Union européenne en Afrique du Nord. Ses idées ont été exposées plus en détail dans un document intitulé « Protection effective des réfugiés: comment combattre efficacement la migration clandestine ». Ce document suggérait que les demandeurs d’asile et les migrants soient interceptés en Méditerranée et renvoyés vers des centres extraterritoriaux de traitement dans lesquels un tri préalable serait organisé en vue de déterminer ceux d’entre eux qui devraient être transférés soit vers l’UE, soit vers « des pays sûrs dans leur région d’origine », en attendant la détermination définitive de leur statut de réfugié.   

Une idée pilotée en dehors de l’Europe

Les différents types de « centres de transit » ou « centres de traitement » qui ont fait l’objet de nombreuses discussions au cours des années différaient selon les propositions par leur situation géographique et les fonctions qui leur étaient confiées. Dans la pratique toutefois, ni l’EU ni aucun des États membres n’a encore mis en place de processus de traitement extraterritorial des demandes d’asile. Par contre, certains pays extérieurs à l’Europe ont fait l’expérience de l’extraterritorialité des processus de demandes d’asile, en particulier les États-Unis et l’Australie.  

Les États-Unis ont mis en place un système de traitement extraterritorial des demandes d’asile pour faire face à l’afflux des demandeurs d’asile haïtiens dans les année 1980 et 1990. À partir de 1981, les gardes côtes américains ont intercepté les bateaux qui transportaient des demandeurs d’asile provenant d’Haïti et ont mené des entretiens à bord des navires garde-côtes en vue d’évaluer la validité de leur demande. À partir de 1994, les demandeurs d’asile haïtiens interceptés étaient transportés vers un centre de rétention temporaire situé sur la base navale américaine de Guantanamo pour y procéder à une instruction préliminaire de leur demande d’asile. Au cours de la même année, l’administration américaine a conclu des accords avec la Jamaïque et les îles Turques-et-Caïques afin de pouvoir mener un processus complet de détermination du statut de réfugié des demandeurs fuyant Haïti sur leurs territoires respectifs. L’instruction des cas avait lieu sous le contrôle de l’UNHCR. Cette pratique a été suspendue lorsque la situation politique a changé en Haïti au milieu des années 1990.

L’Australie a lancé en 2001 ce qui a été appelé la « solution du Pacifique » (connue également plus tard sous le nom de la « stratégie du Pacifique ») en vertu de laquelle les demandeurs d’asile interceptés en mer sur des embarcations clandestines étaient transférés vers des centres de traitement extraterritoriaux sur les îles de Nauru et Manus en Papouasie Nouvelle Guinée. Ces centres extraterritoriaux étaient gérés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) avec le concours d’une compagnie privée de sécurité. Bien que le gouvernement australien ait mis un terme à la solution du Pacifique en 2008, un retour au traitement extraterritorial des demandes d’asiles a de nouveau été annoncé en 2012. Cette proposition est très controversée et a été contestée devant les tribunaux.[2]

Avantages, problèmes et difficultés

Ceux qui défendent le bien-fondé de l’extraterritorialité du traitement des demandes d’asile soutiennent que c’est une solution qui comporte de nombreux avantages par rapport au traitement spontané des demandes d’asile en Europe. Avant tout, elle permettrait d’éviter aux demandeurs d’asile de s’embarquer dans un voyage long et périlleux pour atteindre l’Europe. Elle contribuerait à sauver des vies tout en réduisant les profits réalisés par le crime organisé qui fait entrer clandestinement les demandeurs d’asile et les migrants dans les différents pays d’Europe. En outre, une telle mesure permettrait aux demandeurs d’asile d’être protégés plus près de leur région ou de leur pays d’origine, ce qui serait particulièrement avantageux pour ceux qui ont pour but ultime de pouvoir rentrer chez eux. L’établissement d’un système conjoint à l’échelle de l’UE pour faciliter le traitement extraterritorial des demandes d’asile est considéré comme une solution comportant encore d’autres avantages, notamment une utilisation plus efficace des ressources comme l’expertise, le personnel et les infrastructures et une meilleure harmonisation des systèmes de détermination du statut de réfugié à travers l’ensemble de l’UE.   

Néanmoins, l’extraterritorialité du traitement – en fonction de la forme qu’elle adoptera – soulève également toute une série de difficultés et de problèmes dont certains sont particulièrement significatifs. Tout d’abord elle soulève de nombreux problèmes juridiques, dont le premier concerne la violation potentielle du droit contenu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de « chercher et de bénéficier de l’asile contre la persécution dans d’autres pays ». La violation potentielle du principe de non-refoulement, c’est-à-dire du « droit de tout individu de ne pas être expulsé ou refoulé vers un pays où sa vie ou sa liberté serait menacée » constitue un autre problème majeur. Au vu des antécédents en matière de droits de l’homme de nombreux pays dans lesquels il est probable que des centres de traitement et de transit soient établis, la mise en place de moyens visant à garantir qu’il n’y aura pas de refoulement ne semble pas évidente, d’autant plus que ce n’est pas uniquement le refoulement direct qui est interdit par la Convention sur les réfugiés mais aussi le refoulement indirect ou « en chaîne ». Finalement, d’importantes questions de procédure se posent pour déterminer quelles règles devraient être appliquées dans la mesure où des différences entre les États membres subsistent encore en ce qui concerne les procédures d’asile.

Deuxièmement, l’extraterritorialité du traitement des demandes d’asile soulève une question éthique cruciale. Il est indéniable que ce sont généralement et plus particulièrement les gouvernements qui cherchent à limiter le nombre de migrants et de demandeurs d’asile qui arrivent sur leur territoire qui ont démontré le plus d’intérêt pour ces propositions de traitement extraterritorial. De plus, des mesures qui auraient pour objectif de maintenir les demandeurs d’asile dans des pays extérieurs à l’UE ou de les y renvoyer en attendant le traitement de leurs demandes d’asile peuvent également être perçues comme une tentative pour déplacer la responsabilité sur d’autres États, particulièrement dans le cas des personnes dont la demande sera rejetée. C’est un aspect problématique notamment si l’on tient compte des conditions socioéconomiques moins favorables, de l’absence relative d’expertise en matière d’asile et du manque de capacités de réception des pays dans lesquels ces centres de traitement ont le plus de chance d’être implantés.

Finalement, l’extraterritorialité du traitement des demandes d’asile comporte également de nombreuses difficultés pratiques qui lui sont inhérentes. C’est en effet une solution qui risque d’être très onéreuse et de nécessiter une mobilisation intensive de ressources afin, par exemple, de garantir que les installations de réception remplissent des normes minimales en matière sanitaire, d’eau, d’électricité, etc.

Étant donné les nombreux problèmes inhérents à ce concept il est difficile d’imaginer que des centres de traitement extraterritoriaux des demandes d’asile de l’UE deviennent une réalité dans un proche avenir, même si une interprétation plus flexible de ce type de mécanismes associant l’implantation en Turquie de camps de réfugiés sponsorisés par l’UE et une réinstallation à grande échelle a également été proposée.

 

Sarah Léonard s.l.leonard@dundee.ac.uk

Maître de conférences en sciences politiques, Université de Dundee

 

Christian Kaunert c.kaunert@dundee.ac.uk

Professeur en sciences politiques internationales, Université de Dundee

 

www.dundee.ac.uk/



[1] L’incident du navire « Cap Anamur » au cours duquel un groupe de demandeurs d’asile a été sauvé en Méditerranée pour être, par la suite, expulsé d’Italie www.unhcr.org/4101252e4.html

[2] Voir: McKay F « Retour à la solution du Pacifique » RMF 44 www.fmreview.org/fr/detention/mckay

 

 

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