Argent liquide et bons : une bonne chose pour la protection des bénéficiaires ?

La communauté humanitaire internationale s’est éloignée des approches plus traditionnelles de fourniture d’assistance en nature pour utiliser de l’argent liquide et des bons. Dans les situations de déplacement il est possible que cela constitue une forme d’assistance digne, aisée et accessible.

Fin 2011 le Programme alimentaire mondial (PAM) a passé en revue l’ensemble des études antérieures relatives aux transferts monétaire et aux bons et a mené une évaluation limitée de ses propres programmes afin de déterminer si les transferts monétaires et les bons contribuaient à améliorer la protection des bénéficiaires, ou du moins ne leur nuisaient pas. Le PAM et le HCR ont alors conçu une étude de terrain couvrant toute une gamme de scénarios (milieu urbain, rural, camp, hors camp, urgence et développement) dans huit pays différents ; dans cinq de ces pays, des transferts monétaires et des bons ont été utilisés dans des situations de déplacement (Tchad, Jordanie, Équateur, Darfour du Nord et Pakistan).  

L’étude a examiné quels ont été les impacts potentiels de la distribution d’espèces et de bons sur la protection et la sécurité des bénéficiaires ainsi que leurs dimensions sexospécifiques en termes de dignité et d’autodétermination. Elle s’est aussi demandé si l’accès à l’assistance et les préférences des bénéficiaires ainsi que les relations entre les sexes et la cohésion sociale de la communauté avaient été affectés et de quelle manière. Les conclusions de l’étude ont montré que dans la plupart des cas les impacts sexospécifiques et de protection qui ont été identifiés se devaient à la conception du programme et à la manière dont celui-ci abordait (ou n’abordait pas) les considérations de protection et les dimensions sexospécifiques, plutôt qu’à un résultat direct des transferts monétaires et des bons, avec pour exception notoire que les transferts monétaires et les bons étaient ressentis comme une forme d’assistance plus digne par les destinataires.

Promouvoir la dignité : Dans des situations de déplacement, des individus habitués à subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille deviennent dépendants de l’aide et de la charité. Même s’il n’est pas facile de restaurer entièrement leur sens de la dignité, les transferts monétaires et les bons leur permettent un certain choix ainsi qu’un degré limité de contrôle dans une situation où ils sont nombreux à avoir l’impression de n’avoir ni choix ni contrôle. Comme le faisait remarquer un réfugié en Jordanie, les transferts monétaires sans condition leur restituaient « quelques miettes de dignité » dans une vie difficile, pleine d’incertitude. Les bénéficiaires consultés au Soudan et en Équateur appréciaient les bons (à échanger contre de la nourriture ou des articles non alimentaires) parce qu’ils leur permettaient de faire un choix, même s’il s’agissait d’un choix restreint. Par ailleurs, au Soudan, les bons à échanger contre de la nourriture permettaient aux bénéficiaires de choisir les produits qu’ils préféraient et qui étaient mieux appropriés à l’alimentation et aux pratiques de préparation locales.

De par leur conception toutefois, les bons limitent les achats à une série de produits ou d’articles prédéfinis se trouvant chez des commerçants présélectionnés par l’agence d’aide. Dans certains cas, les agences avaient imposé des conditions sur la manière dont les espèces pouvaient être dépensées, par crainte que les bénéficiaires fassent de ‘mauvais choix’ ou des choix ne correspondant pas au mandat des agences, ou qu’ils consacrent l’argent à des dépenses antisociales (alcool, cigarettes ou soins de beauté, par exemple). L’étude toutefois n’a mis en évidence que très peu de dépenses antisociales (même s’il faut admettre que c’est un aspect difficile à vérifier) et, dans les cas où cela s’est présenté, les communautés disposaient de mécanismes pour y remédier. Bien plus, dans certaines circonstances, des dépenses considérées comme antisociales par les agences ont eu des impacts psychosociaux positifs – notamment en renforçant le sentiment d’appartenance à une communauté et en engrangeant la bonne volonté des autres en prévision de périodes de besoin à venir.

Des conditions étaient également associées aux espèces dans l’intention de promouvoir des changements de comportement. Au Tchad, les conditions du HCR imposaient aux destinataires d’envoyer leurs enfants à l’école et de leur faire subir des contrôles de santé. Même si cela a eu certains résultats positifs, des préoccupations ont été soulevées concernant leur durabilité à plus long terme. Certains bénéficiaires ont indiqué que ces comportements cesseraient avec la fin des transferts monétaires. En outre, l’une des chefs de communauté a signalé que même si le fait d’amener les enfants aux contrôles de santé était une bonne chose, au vu des conditions de logement et d’assainissement déplorables dans le camp, elle n’avait pas remarqué d’amélioration de leur santé. Ce qui semble indiquer que les conditions liées aux transferts monétaires, en l’absence d’autres facteurs d’amélioration de la santé des enfants, n’ont pas eu l’effet souhaité ou prévu.  

L’étude a massivement indiqué que les bénéficiaires établissaient un lien positif entre une augmentation de leur dignité et le degré de choix qui leur était donné, soulevant la question déterminante de savoir si les conditions liées aux espèces et aux bons ont réellement permis d’atteindre la totalité de leur potentiel positif, y compris celui de restituer un certain degré de dignité.

Autonomisation : L’étude a montré que les programmes qui utilisent des espèces et des bons, prétendent souvent contribuer à l’autonomisation des bénéficiaires sans réellement définir ce que cela signifie. Dans les cas où la population interrogée avait été déplacée, peu ou pas de preuves ont mis en évidence un regain d’autonomie dû à l’utilisation d’espèces ou de bons. Au Tchad, les réfugiés ont reçu des quantités limitées d’espèces accompagnées de conditions alors qu’ils avaient des besoins énormes après avoir perdu leurs maisons ainsi que tous leurs biens et leurs moyens d’existence. Au Pakistan, les personnes interviewées avaient subi des inondations dévastatrices et le fait de recevoir de l’argent n’a pas vraiment servi à leur rendre leur autonome, les besoins étaient énormes et les programmes sur place n’étaient prévus qu’à court terme.

Au Soudan, l’un des objectifs affichés du programme de remise de bons était « l’autonomisation des bénéficiaires, en particuliers des femmes en leur restituant un certain contrôle sur leurs besoins en termes de sécurité alimentaire et en leur donnant l’occasion d’acheter localement leurs aliments de prédilection ». Même si le fait de pouvoir choisir entre 14 produits alimentaires différents grâce aux bons était préférable à n’avoir aucun choix, le programme n’a pas semblé apporter un degré significatif de contrôle sur la prise des décisions économiques, sociales et politiques ou sur l’utilisation des ressources qui déterminent la qualité de vie (à savoir sur le renforcement de l’autonomie). Des programmes de ce type nous rappellent que les agences ne devraient pas placer trop d’ambition sur ce qu’une intervention unique peut accomplir, dans la mesure où de nombreux autres facteurs sont nécessaires afin d’atteindre à l’autonomie et de restituer du pouvoir. Par ailleurs, les situations de déplacement ont souvent intrinsèquement pour effet de priver les personnes de leur pouvoir et de leur autonomie, et il est peu probable qu’une aide à court terme, quelle qu’en soit la forme, réussisse à résoudre une situation de vulnérabilité aussi fondamentale. De plus, même si le fait de remettre des espèces et des bons aux femmes a sans aucun doute été accompagné d’effets positifs, cela n’a pas nécessairement été suivi d’un changement dans les relations, les rôles et les perceptions entre les sexes ou d’un gain d’autonomie et/ou de pouvoir des femmes, simplement parce qu’elles étaient les destinataires de l’aide.

Les femmes n’avaient pas besoin d’être les destinataires directes des transferts monétaires pour que ceux-ci aient un effet positif sur leur existence. En Jordanie, c’est aux hommes que des espèces ont été remises parce que cela semblait plus approprié culturellement. Les personnes interrogées sur place, ont affirmé que si les espèces avaient été remises aux femmes cela aurait eu pour effet de ‘réduire les hommes à l’impuissance’, ce qui aurait pu engendrer un ressentiment à l’égard des femmes, accusées de chercher à s’attribuer le rôle traditionnel des hommes en tant que soutien de famille. Tant les femmes que les hommes ont indiqué que malgré cela les femmes étaient constamment impliquées dans les décisions concernant les dépenses au niveau du foyer. Ces constatations remettent en cause la logique conventionnelle qui voudrait que ce qui revient à la famille soit remis aux femmes en vue d’accroître leurs chances et celle de la famille toute entière d’en bénéficier, ou parce que cela les rendra plus autonomes ou encore, que cela modifiera la dynamique entre les sexes.

Sécurité et accès : Aucun des bénéficiaires interrogés n’a mentionné de préoccupation concernant la sécurité des espèces et des bons, même dans des situations de sécurité précaires. Dans tous les cas, les agences avaient fait de la sécurité des bénéficiaires lorsqu’ils auraient à recevoir et à dépenser les espèces ou les bons, un facteur prioritaire. Au Darfour, par exemple, les commerçants ont installé des marchés près des camps de manière à permettre aux bénéficiaires de pouvoir dépenser leurs bons sans crainte. Tant au Tchad qu’au Pakistan, la police a assuré la sécurité des espèces, même si dans les deux pays les bénéficiaires étaient d’avis que la présence de la police n’était pas nécessaire. En Jordanie, la technologie a considérablement contribué à réduire les préoccupations en matière de sécurité, en effet les réfugiés ont utilisé des distributeurs automatiques de billets à l’aide de cartes bancaires ou de scans de l’iris ce qui leur permettait de retirer des espèces de manière discrète et en petites quantités.

Des documents d’identité ont été nécessaires au Pakistan par exemple, où les banques ont été utilisées pour la distribution des espèces, mais cela a été l’occasion de collaborer avec le gouvernement pour obtenir des documents d’identité pour les bénéficiaires, ce qui potentiellement leur a apporté une protection à plus long terme et leur a facilité l’accès à d’autres ressources.

Malheureusement, les espèces et les bons n’ont pas éliminé toutes les occasions de fraude et de corruption. Certaines personnes ont indiqué que des commerçants participant aux programmes de bons ont pratiqué des prix plus élevés que ceux des magasins du marché ou d’autres commerçants, ou que certains chefs locaux ont exigé des familles se trouvant sous leur contrôle de ne dépenser leurs bons que chez certains commerçants en échange d’une ‘commission’. Néanmoins, grâce à la mise en place d’un contrôle rigoureux et de mécanismes de plaintes effectifs, ces difficultés ont pu être résolues de manière précoce.

Relations communautaires : Même si les produits alimentaires et non alimentaires acquis grâce aux espèces et aux bons ont été moins largement partagés que lors des distributions en nature, dans la plupart des cas les communautés déplacées n’ont pas connu de tensions sociales, que ce soit à l’intérieur-même de la communauté déplacée ou entre la communauté déplacée et la communauté d’accueil. Dans certaines situations des effets positifs ont été observés, comme au Soudan où les bons ont provoqué des interactions entre différents groupes ethniques (commerçants et bénéficiaires) ce qui, selon certaines personnes interrogées, aurait renforcé la cohésion de la communauté.

Préférence des bénéficiaires : Les bénéficiaires ont massivement affirmé qu’ils préféraient les espèces à toute autre forme d’aide. La raison la plus couramment invoquée étant la flexibilité que les espèces leur offrent ainsi que le choix de pouvoir déterminer eux-mêmes leurs besoins prioritaires.

Conclusions

Dans une situation de crise, la perte de contrôle sur les décisions constitue une part prépondérante de la souffrance vécue par les populations déplacées, et les transferts monétaires, en tant que mode de mise à disposition de l’assistance peuvent avoir un impact tout à fait positif en contribuant à restituer un sentiment de dignité et de choix. L’évolution des modalités de l’aide, de l’assistance en nature à la remise d’espèces et de bons fournit une occasion aux agences pour incorporer plus complètement la protection et les questions de genre à leurs programmes – et d’aborder non seulement des problèmes nouveaux mais aussi de tenter de résoudre des questions plus anciennes de protection et d’égalité des genres.  

Les agences d’aide qui ont des mandats spécifiques dans certains secteurs ne devraient pas craindre d’accueillir favorablement les avantages que comportent les transferts monétaires au motif que les espèces remises pour couvrir des besoins dans un secteur pourraient être utilisées par les bénéficiaires pour couvrir des besoins dans un autre secteur qu’ils considèrent comme plus important. Considérer les transferts monétaires et les bons comme des outils dans le cadre d’une stratégie d’aide plus globale pourrait contribuer à renforcer leur impact de protection.

Même si les bénéficiaires et les autres personnes interrogées ont en général une opinion plutôt positive des espèces et des bons, ils ne sont cependant pas appropriés à toutes les circonstances. Comme le fait remarquer le rapport Good Practice Review, Cash Transfer Programmes in Emergencies, « les transferts monétaires ne sont pas une panacée… la pertinence des transferts monétaires dépend des besoins, des marchés et d’autres facteurs déterminants qui tous varient d’un contexte à un autre[1]».

 

 

Michelle Berg michelleberg2@gmail.com est Consultante indépendante. Hanna Mattinen est Responsable principale de la sécurité alimentaire et des relations avec le PAM au HCR. Gina Pattugalan gina.pattugalan@wfp.org est Chargée de politique au PAM.



[1] Harvey, P et Bailey, S ‘Cash Transfer Programming in Emergencies’, Good Practice Review, No.11, juin 2011. www.odihpn.org/download/gpr11pdf

 

 

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