Attention à ce que vous souhaitez

La promotion de normes libérales peut-elle avoir un impact involontaire – et nuisible – sur la manière dont les États répondent aux défis que leur pose l’immigration irrégulière ?

Le Centre résidentiel T. Don Hutto n’est pas une maison de retraite comme son nom pourrait le laisser supposer. Il s’agit d’un centre de détention pour immigrés, privé et à but lucratif situé près d’Austin au Texas, qui accueille des femmes immigrantes en situation irrégulière dont l’expulsion a été décidée par le Service des douanes, de la protection des frontières et de l’immigration du département de la sécurité intérieure des États-Unis (US Department of Homeland Security’s Immigration and Customs Enforcement - ICE). Jusqu’en 2009, Hutto était connu pour être l’un des deux seuls centres aux États-Unis prévus pour détenir des familles entières. Nommé en l’honneur d’un pionnier de la privatisation des prisons, Hutto est situé dans une ancienne prison convertie en centre de détention pour familles à l’instigation du Congrès en 2006.

Avant 2006, les familles de migrants arrêtées étaient, soit relâchées dans l’attente de la résolution de leur dossier d’immigration, soit les membres de la famille étaient placés dans différentes institutions pénitentiaires ; les enfants étaient confiés au bureau de réinstallation des réfugiés pendant que leurs parents étaient détenus dans différentes institutions pénitentiaires pour hommes ou pour femmes. Selon un témoignage, lorsque « le Congrès s’est aperçu de cela, des mesures ont immédiatement été prises pour rectifier la situation de manière à veiller à ce que les pratiques de l’ICE soient conformes à la tradition américaine de promotion des valeurs familiales[i] ». En bref, la détention des familles à Hutto ne répondait qu’à un seul objectif, la préservation d’un droit humain important – le droit à la vie de famille !

Toutefois, pratiquement du jour au lendemain Hutto a provoqué un vif débat sur le traitement des enfants et des familles d’immigrants clandestins. En 2007, l’American Civil Liberties Union a conclu un arrangement à l’amiable dans le cas d’un procès intenté contre l’ICE, qui soutenait que les conditions à l’intérieur du centre de détention violaient les normes prévues pour le traitement des mineurs détenus pour cause d’immigration par les autorités fédérales. Deux ans plus tard, en 2009, l’administration Obama a annoncé qu’elle mettait officiellement un terme à la détention d’enfants et de familles à Hutto, et qu’elle allait convertir le centre en une institution pénitentiaire exclusivement consacrée à la détention des femmes adultes. Dès 2010, l’institution avait subi une transformation intensive et était devenue l’élément central des efforts du gouvernement pour donner un visage plus bénin, plus humain à la détention – une transformation qui a fait d’une geôle d’enfants conspuée, un lieu de détention prétendument agréable pour femmes immigrantes.  

Début 2011, un représentant du HCR a décrit le Berks County Family Shelter–une institution pénitentiaire dont le nom prête à confusion et qui est actuellement le seul lieu aux États-Unis où des familles sont détenues – comme étant l’incarnation « des meilleures pratiques d’un modèle de détention à des fins d’immigration réellement civil ». Ce représentant a expliqué que « le HCR croit fermement que l’immense majorité des demandeurs d’asile ne devraient pas être détenus » mais que dans l’éventualité où des familles devraient être détenues, Berks serait le modèle à émuler.  Bien évidemment il est important de se féliciter des améliorations réalisées dans le traitement des détenus, mais est-il réellement judicieux pour l’agence de référence de la communauté internationale en matière de protection des demandeurs d’asile d’apporter ainsi son appui inconditionnel aux efforts réalisés pour les détenir ? Deux aspects principaux caractérisent la détention contemporaine à des fins d’immigration, le retranchement institutionnel progressif dans l’État-nation (tel qu’observé dans le passage des prisons aux institutions de détention spécialisées) et son expansion généralisée au plan mondial. Ces mutations semblent être motivées par deux processus : premièrement, la diffusion de régimes normatifs destinés à protéger les ‘non-nationaux’, et deuxièmement, l’externalisation des pratiques d’interdiction depuis les États qui sont au centre du système international vers ceux se trouvant à la périphérie. En conséquence, on observe actuellement l’émergence de régimes de détention dédiés à l’immigration et ce, y compris dans des pays où, il y à peine dix ou quinze ans, il n’y avait encore que peu d’éléments indiquant la mise en place d’efforts systématiques de détention. 

Les défenseurs des droits de l’homme centrent fréquemment leur plaidoyer concernant la détention sur le traitement adéquat des détenus et tendent à se féliciter des efforts réalisés par les États pour établir une différence entre l’incarcération criminelle et la détention administrative des migrants irréguliers et des demandeurs d’asile. Il existe néanmoins des causes de préoccupation dans la mesure où cette émergence de régimes de détention spécialisés pour l’immigration risque d’entraîner une augmentation du recours à la détention.

L’Europe en est un bon exemple. Contrairement aux Etats-Unis, la plupart des pays européens avaient cessé il y a quelque temps d’utiliser les prisons pour la détention à des fins d’immigration, en partie suite aux pressions provenant d’organes de promotion des droits de l’homme comme le Conseil de l’Europe. La récente « Directive sur le retour » de l’UE prévoit que les États membres doivent utiliser des institutions spécialement prévues à cet effet pour confiner des personnes en attente d’être expulsées. Mais le processus que nous avons connu au cours des vingt dernières années qui consiste à passer d’un régime informel vers un régime formel de détention, a subi dans cette région une croissance parallèle à celle de la détention à des fins d’immigration.

Externalisation

Au moment où les opérations de détention deviennent de plus en plus spécialisées dans les pays de destination, ces mêmes États tentent d’exporter vers d’autres pays leurs efforts pour éviter la migration irrégulière, ce qui soulève la question de l’intention de se soustraire à la responsabilité de respecter les normes internationales. La Mauritanie, pays d’Afrique de l’Ouest, qui en 2006 a ouvert son premier centre de détention spécialisé pour les migrants irréguliers dans le port de Nouadhibou avec l’assistance de l’Agence espagnole pour la coopération au développement international, constitue un bon exemple d’un tel phénomène. L’implication de l’Espagne dans l’établissement de ce centre de détention a suscité des questions concernant l’identité de l’autorité chargée de contrôler l’établissement ou de garantir les droits des détenus. Alors que le centre est officiellement géré par les services nationaux de sécurité mauritaniens, en octobre 2008 des fonctionnaires mauritaniens n’en déclaraient pas moins : « clairement et emphatiquement » que les autorités mauritaniennes effectuent ce travail à la demande expresse du gouvernement espagnol[ii].

Comme le démontre le cas de la Mauritanie, les efforts des « pays centraux » pour détourner les pressions migratoires entraînent l’externalisation des contrôles vers des États périphériques qui ne sont pas considérés comme une destination principale des migrants, et dans lesquels le respect de l’état de droit laisse souvent à désirer. Ce qui soulève des questions sur la culpabilité des démocraties libérales occidentales quant : a) aux violations que subissent les détenus lorsqu’ils sont interceptés avant d’atteindre leur destination, et b) à la manière de contourner – en externalisant les pratiques de détention – l’obligation de respecter les normes internationales relatives au droit d’un État de détenir et expulser, comme le droit à la liberté et l’interdiction du refoulement.

Les États libéraux trahissent souvent un certain malaise lorsqu’ils enferment des personnes en dehors de tout processus criminel, particulièrement s’il s’agit de personnes protégées par des normes supplémentaires comme celles contenues dans la Convention des Nations Unies sur les réfugiés. Les États déguisent les pratiques de ce genre en utilisant une terminologie fallacieuse - appelant les établissements de détention des ‘maisons d’accueil’ (Turquie), des ‘abris surveillés (Hongrie) ou des ‘centres de bienvenue’ (Italie). Ils limitent souvent l’accès aux statistiques. Ils appliquent uniquement de manière sélective les normes des droits de l’homme qui ne remettent pas en question le droit souverain de détenir et expulser. Ils exportent les pressions liées à la détention vers l’extérieur en vue d’échapper à leurs responsabilités en vertu de normes internationales comme celle d’admettre des demandeurs d’asile. Et ils s’efforcent à travers la manière dont ils décrivent de nombreuses personnes soumises à cette forme de détention, de susciter les craintes du public, justifiant ainsi leur enfermement.  

Les défenseurs des droits des migrants devraient envisager de modifier leurs discours qui ont pour unique objet d’améliorer la situation des non-citoyens en détention afin de reporter l’accent sur le tabou qui interdit de priver quiconque de sa liberté sans inculpation. Au lieu d’inciter les États à créer des institutions spécialisées – ou des procédures opérationnelles normalisées – destinées à maintenir les migrants en détention, les défenseurs des droits de l’homme devraient concentrer leurs efforts pour veiller à ce que la privation de liberté reste l’exception à la règle.  

 

Michael Flynn michael.flynn@graduateinstitute.ch est le fondateur du Global Detention Project établi dans le cadre du Programme pour l’étude de la migration mondiale de l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement. www.globaldetentionproject.org



[i] Women’s Refugee Commission et Lutheran Immigration and Refugee Service, Locking Up Family Values: The Detention of Immigrant Families, février 2007, pp1-2. http://tinyurl.com/WRC-LRIS-lockingup-2007

[ii] European Social Watch, ‘Spain: The Externalisation of Migration and Asylum Policies: The Nouadhibou Detention Center,’ 2009 http://tinyurl.com/ESW-Spain-2009 .

 

 

Avis de non responsabilité
Les avis contenus dans RMF ne reflètent pas forcément les vues de la rédaction ou du Centre d’Études sur les Réfugiés.
Droits d’auteur
RMF est une publication en libre accès (« Open Access »). Vous êtes libres de lire, télécharger, copier, distribuer et imprimer le texte complet des articles de RMF, de même que publier les liens vers ces articles, à condition que l’utilisation de ces articles ne serve aucune fin commerciale et que l’auteur ainsi que la revue RMF soient mentionnés. Tous les articles publiés dans les versions en ligne et imprimée de RMF, ainsi que la revue RMF en elle-même, font l’objet d’une licence Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification (CC BY-NC-ND) de Creative Commons. Voir www.fmreview.org/fr/droits-dauteurs pour plus de détails.