Fragilité des États, déplacement et interventions axées sur le développement

Approcher le déplacement sous l’angle du développement présente un double avantage : répondre aux besoins des réfugiés, des PDI et des communautés d’accueil tout en aidant les sociétés à renforcer les éléments de fragilité sous-jacents qui ont pu entraîner les déplacements.

L’absence d’institutions compétentes et légitimes dans un pays expose ses citoyens aux atteintes à leurs droits humains, à la violence criminelle et à la persécution, trois motifs reconnus explicitement ou implicitement comme des causes directes du déplacement et comme des signes de fragilité d’un État.[1] La combinaison des pressions internes et externes qu’un pays subit, ainsi que la résilience de son «système immunitaire» (sa capacité de gérer les pressions au niveau social par le biais de ses institutions), détermineront son degré de fragilité. Ces pressions peuvent être liées à trois facteurs: la sécurité – répercussions à long terme de la violence et traumatismes subis, invasion extérieure, soutien extérieur en faveur des rebelles intérieurs, terrorisme transnational et réseaux criminels internationaux; la justice – violations des droits humains, discrimination réelle ou perçue et compétition ethnique, religieuse ou régionale; et l’économie – chômage des jeunes, corruption, urbanisation rapide, chocs des prix et changement climatique. Certaines de ces pressions (telles que le chômage des jeunes, les chocs des prix, la mauvaise gestion des ressources naturelles et la corruption) peuvent provoquer indirectement les flux de réfugiés ou de PDI.

Cependant, la simple existence de ces pressions n’entraîne pas la violence et les conflits. Ce sont les pays et les régions dont les institutions sont les plus faibles qui sont les moins à-même de résister et de réagir aux pressions internes et externes et les plus vulnérables à la violence et à l’instabilité. Toutefois, dans les situations fragiles, l’État n’est pas le seul acteur; dans certains cas il n’est même pas l’acteur le plus puissant. Bien que certains éléments de fragilité émanent de l’État, d’autres sont profondément ancrés dans les dynamiques sociétales, c’est-à-dire la manière dont les personnes et les groupes interagissent, y compris les relations entre les groupes sociaux et les pouvoirs publics. La fragilité ne doit donc pas être considérée uniquement comme un problème de capacités des États.

Les zones qui accueillent les déplacés sont souvent touchées par les conflits et les déplacements, tandis que les communautés d’accueil et les autorités locales disposent rarement des capacités institutionnelles leur permettant de fournir les services de protection et d’assistance dont les déplacés ont besoin ou de gérer la prestation de ces services. Par exemple, à Mogadiscio, en Somalie, en conséquence de l’incapacité des institutions nationales à travailler auprès des divers acteurs nationaux et internationaux portant assistance aux PDI, les camps accueillant ces derniers sont aujourd’hui contrôlés par des «gardiens» («gatekeepers») liés aux cartels locaux qui exigent régulièrement le versement d’une partie de l’aide internationale que le PDI reçoivent en tant que «loyer».

Les conflits et la fragilité entravent également la poursuite de solutions durables pour les populations déplacées. La fragilité nuit de diverses manières aux solutions durables, notamment au rapatriement librement consenti. Premièrement, la fragilité des régions d’origine, qui constitue à la base la principale cause de déplacement, rend rédhibitoire l’idée-même du retour aussi bien pour les déplacés que pour les institutions chargées de leur porter assistance. Même lorsque les régions de retour sont considérées comme sans danger et dénuées de conflit ou de violence, l’absence d’institutions compétentes et légitimes fait de l’autonomisation des rapatriés un objectif relativement difficile à réaliser. Si les institutions des régions de retour se montrent incapables de gérer correctement les litiges relatifs aux propriétés foncières ou immobilières, les rapatriés auront du mal à reprendre leur mode d’existence ou à trouver un logement. Enfin, l’absence d’institutions solides et compétentes capables de s’attaquer à la discrimination et à la marginalisation empêche les rapatriés de poursuivre efficacement des activités génératrices de revenus et d’accéder aux services dont ils ont besoin.

Comment le déplacement affecte-t-il la fragilité de l’État ?

S’il est négligé ou mal géré, et d’autant plus s’il est prolongé, le déplacement peut exacerber les situations de conflit et de fragilité. Les conflits qui débordent sur les pays voisins, et les flux de réfugiés qui les accompagnent, comptent parmi les pressions liées à la sécurité qui fragilisent les États. L’influx de réfugiés en République démocratique du Congo (quand elle était encore le Zaïre) après le génocide rwandais de 1994 est souvent cité un facteur ayant contribué à l’éruption des conflits dans le pays. L’influx de personnes dépasse souvent les capacités institutionnelles des communautés d’accueil. En plus d’accentuer les pressions sur des institutions déjà affaiblies, le déplacement peut entraîner ou exacerber des relations difficiles entre les déplacés et les communautés d’accueil.

Il faut toutefois préciser que la présence de réfugiés et de PDI ne s’accompagne pas forcément de répercussions négatives; elle peut aussi se traduire par des impacts positifs. Par exemple, la présence de réfugiés rwandais en Tanzanie a entraîné une hausse de la demande en denrées agricoles produites par les exploitants tanzaniens. Des données empiriques indiquent qu’entre 1993 et 1996, ces derniers ont en moyenne doublé la surface de leurs terres cultivées ainsi que leur production de bananes et de haricots. Au Kenya, la présence d’un grand nombre de réfugiés dans la région de Dadaab a multiplié les opportunités économiques des communautés locales. Ainsi, ce qui détermine l’impact de la présence des déplacés, c’est la manière dont le déplacement est géré afin d’en atténuer les répercussions défavorables et d’en amplifier les répercussions favorables.

Ces divers aspects qui relient la fragilité au déplacement mettent en lumière à quel point il est nécessaire de mieux coordonner les efforts visant à consolider l’État et les interventions internationales en réaction aux déplacements forcés. Afin de briser les cycles d’insécurité et de réduire le risque de les voir réapparaître, les réformateurs nationaux et leurs partenaires internationaux doivent construire des institutions légitimes qui garantiront avec constance la sécurité, la justice et l’emploi aux citoyens. Le processus de consolidation des institutions subit souvent des contretemps et, quelle que soit la situation, il s’agit en général d’un processus de longue haleine. Même les pays qui se sont transformés le plus rapidement ont eu besoin de 15 à 30 ans pour renforcer leur efficacité institutionnelle et passer de la qualité d’État fragile à celle d’État doté d’institutions compétentes. Comme il est à la fois long et difficile de transformer les institutions, il est nécessaire de restaurer la confiance des populations locales en l’action collective avant de s’embarquer sur un projet plus global de transformation institutionnelle. Renforcer la confiance est essentiel car, en son absence, les parties prenantes qui doivent apporter un soutien politique, financier ou technique ne voudront pas collaborer tant qu’elles ne seront pas capables d’envisager un résultat positif. Pour renforcer la confiance, il est nécessaire de signaler une véritable rupture avec le passé, par exemple en mettant fin à l’exclusion politique ou économique des groupes marginalisés, à la corruption ou aux violations des droits humains, qui sont tous des facteurs de déplacement. À l’instar de la violence qui engendre la violence, les efforts visant à renforcer la confiance et transformer les institutions engendrent généralement un cercle vertueux. À cet égard, les interventions de développement se sont avérées utiles lorsqu’elles ont été préparées rigoureusement pour répondre de manière adaptée aux situations de déplacement. Par exemple, la prestation de services de logement aux PDI rwandaises et les transferts monétaires en faveur des PDI du Timor-Leste ont permis à l’État de montrer qu’il se souciait du sort des victimes de la violence ou des personnes précédemment exclues des services sociaux. Ce type d’intervention, en plus de signaler une véritable rupture avec le passé, favorise la participation des groupes ou des régions exclus aux décisions économiques et politiques et leur permet de bénéficier de l’assistance au développement.

Une approche du déplacement axée sur le développement

Face aux déplacements, la réaction internationale a principalement revêtu la forme d’une assistance humanitaire. Bien qu’extrêmement utiles pour sauver des vies dans les situations d’urgence, les interventions humanitaires ne sont pas adaptées aux besoins de la majorité des PDI et des réfugiés à travers le monde, coincés dans des situations de déplacement prolongées qui ont dépassé le stade de l’urgence mais pour lesquelles aucune solution ne se dessine dans un avenir proche. Il arrive trop souvent que l’attention de la communauté internationale se dissipe après la phase d’urgence, si bien que l’assistance à long terme devient moins prévisible alors même que les situations de déplacement commencent à s’enliser. Dans ces situations de déplacement prolongé, les défis sont souvent de nature développementale plutôt qu’humanitaire: restauration des moyens d’existence, prestation équitable des services et gouvernance responsable et réactive, cruciale pour que les problèmes que rencontrent les déplacés soient résolus de manière légitime à leurs yeux comme aux yeux des communautés d’accueil. Dans les situations de retour, la restitution des terres, des logements et des propriétés constitue également un immense défi auquel il faut s’attaquer immédiatement pour que le retour puisse être une solution durable au déplacement.

En améliorant les synergies entre les mesures visant à consolider l’État et les mesures visant à résoudre le déplacement, l’approche axée sur le développement est mieux adaptée pour contenir les débordements (y compris les flux de réfugiés) des conflits qui font rage dans les pays voisins, l’une des pressions externes qui accablent les institutions affaiblies. Une telle approche implique de contribuer à l’édification d’institutions qui aident à soulager les pressions provoquées par le déplacement de grande échelle et permet en outre de tirer parti des impacts favorables ou de s’en servir comme tremplin.

Par rapport aux interventions humanitaires, l’approche du déplacement axée sur le développement est mieux adaptée à l’édification d’institutions qui pourront garantir la sécurité des citoyens, la justice et la création d’emplois dans les zones touchées par le déplacement. Si elles sont conçues et mises en œuvre correctement, les interventions axées sur le développement visant à améliorer les moyens de subsistance des déplacés et des communautés d’accueil pourraient contribuer à l’édification de telles institutions, par exemple en demandant la modification des lois discriminatoires qui limitent le droit au travail et la liberté de mouvement des déplacés. Semblablement, les efforts de restitution des terres, des logements et des biens qui appartenaient aux déplacés contribuent à la mise en place d’institutions capables de rendre justice. Enfin, les efforts visant à améliorer la prestation de services contribuent invariablement à l’amélioration des institutions qui garantissent la sécurité des citoyens et l’État de droit.

Les mesures visant à combattre la marginalisation et le non-respect des droits humains permettront non seulement d’améliorer le sort des réfugiés et des PDI mais aussi de renforcer la confiance et par là-même de consolider l’État. Une approche du déplacement axée sur le développement améliorera la vie des personnes déplacées comme des communautés d’accueil et facilitera la poursuite de solutions durables. Elle permettra aux sociétés d’atténuer les impacts défavorables du déplacement et de capitaliser sur ses impacts favorables. L’utilité d’une approche du déplacement forcé axée sur le développement dépasse la simple satisfaction des besoins des déplacés. Elle contribue également à résoudre les conflits et à consolider l’État en participant aux efforts d’édification d’institutions qui garantiront la sécurité, la justice et l’emploi aux citoyens, mais aussi en renforçant la confiance. L’attention portée à la consolidation des institutions contribuera également à prévenir les prochains épisodes de déplacement.

 

Yonatan Araya yaraya@worldbank.org est consultant pour la Banque mondiale.

 

Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne représentent pas forcément ceux de la Banque mondiale.

Cette analyse de la fragilité est éclairée par deux publications récentes de la Banque mondiale à ce sujet: Le Rapport sur le développement dans le monde 2011: Conflit, sécurité et développement et Societal Dynamics and Fragility (Dynamiques sociétales et fragilité) (2013).



[1] Par exemple, dans la Convention de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique (Convention de Kampala), la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique (1969) ou la Déclaration de Carthagène sur les réfugiés (1984).

 

 

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