Comment un mauvais usage des traités sur les droits humains minimise les chances des demandeurs d’asile

Au cours des dix dernières années, les tribunaux du Royaume-Uni, y compris les tribunaux administratifs, ont montré qu’ils faisaient de plus en plus confiance aux traités relatifs aux droits humains pour juger les cas dans lesquels des non-ressortissants sollicitent l’asile ou tout autre type de protection contre la persécution. Toutefois, cette tendance ne signifie pas que les avocats spécialisés en droit des réfugiés ont toujours utilisé ces traités au bénéfice de leurs clients.

On pourrait avancer que le Royaume-Uni connaît aujourd’hui son âge d’or en matière de jurisprudence dans le domaine des droits humains pour les réfugiés. Depuis que la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) a été transposée en droit britannique en 2000 par le biais du Human Rights Act (HRA, la loi britannique relative aux droits humains), les juges se sont montrés de plus en plus réceptifs aux arguments basés sur les droits humains présentés par des avocats plaidant en faveur de réfugiés. Auparavant, les avocats représentant des réfugiés devant les tribunaux britanniques invoquaient rarement d’autres traités sur les droits humains que la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Comme l’un de ses avocats me l’a expliqué, les juges auraient réagi avec mépris face à une telle pratique: «Si vous mentionniez la CEDH devant un tribunal d’immigration avant l’an 2000, ils vous auraient regardé en vous faisant comprendre que vous leur faisiez perdre leur temps.»

Lorsque le HRA a été voté, les avocats plaidant devant les tribunaux britanniques avaient soudainement à leur disposition de nouvelles possibilités qui s’étendaient au-delà de la Convention de 1951. Ils n’avaient plus besoin de démontrer que leur client risquerait d’être persécuté «du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques». Par exemple, l’article 3 de la CEDH interdit aux pays de rapatrier un réfugié vers son pays d’origine s’il risque d’y être torturé ou de subir un traitement ou des sanctions inhumains ou dégradants, indifféremment de la raison ou du fait qu’il ait été ou non personnellement ciblé. L’article 8, quant à lui, interdit aux autorités d’entraver le droit d’une personne à une vie familiale, ce qui a permis à de nombreux non-ressortissants de rester au Royaume-Uni même lorsqu’ils ne répondent pas aux critères de la Convention de 1951 concernant le bien fondé de leur crainte d’être persécutés.[1]

En conséquence, il est aujourd’hui courant de voir les avocats britanniques s’appuyer sur la CEDH dans les tribunaux britanniques. Selon deux avocats: «La CEDH [...] fait tout simplement partie de notre vocabulaire quotidien. Elle s’applique directement à la plupart de notre travail» et «Lorsque j’ai commencé [au début des années 1990] ... [t]out tournait autour de la Convention relative au statut des réfugiés. [La] Convention européenne n’était pratiquement jamais mentionnée...»

Les avocats invoquent parfois d’autres traités sur les droits humains, notamment la Convention relative aux droits de l’enfant, aujourd’hui transposée en droit britannique.

Néanmoins, lorsque j’ai demandé aux avocats s’il pouvait s’avérer nuisible aux droits de demandeurs d’invoquer les traités sur les droits humains dans les tribunaux britanniques, presque tous ont été capables de me donner un exemple.

  • Lorsque le juge est opposé au droit des droits de l’homme, ou du moins sceptique: Un avocat ne peut pas faire grand-chose dans ce cas puisqu’il pourrait être difficile d’utiliser des arguments relatifs aux droits humains lors de l’appel s’ils n’ont pas été utilisés (et rejetés) à un stade antérieur de la procédure.
  • Lorsque l’argumentation basée sur le traité complique les choses: Plusieurs avocats ont signalé que les juges, en particulier les juges de première instance des tribunaux de l’immigration, aiment que les choses restent simples. Comme l’explique un avocat: «Cela pourrait prêter à confusion. Si vous pouvez trouver ce dont vous avez besoin dans les traités transposés ou dans la législation nationale, alors vous risquez de rendre les choses plus compliquées et de semer le doute, particulièrement au tribunal [...] en vous reportant aux traités dont ils ne savent rien.»
  • Lorsque les avocats utilisent de manière indiscriminée des arguments basés sur les droits humains: Procédant ainsi, ils brouillent leurs meilleurs arguments et perdent en crédibilité devant le tribunal. «Certaines personnes pensent qu’elles doivent tout mentionner. [...] Il m’est arrivé de nombreuses fois d’assister à une audience et d’entendre le juge dire: “En quoi cela renforce-t-il votre argumentation?” Pourquoi se mettre dans une telle position?»
  • Lorsque le juge interprète les arguments basés sur les droits humains comme une tentative désespérée: «Je pense que ce que cela veut dire, c’est que lorsque votre argumentation juridique est solide, vous n’avez pas besoin de recourir au Human Rights Act, sauf [lorsqu’il s’agit] strictement [de la question de] la torture... Sinon, il semble que vous y recourez uniquement parce que vous êtes désespéré, ce qui signifie donc que votre argumentation est peu solide.»

Le risque commun à toutes ces situations, c’est de créer une mauvaise jurisprudence.

Un avocat désespéré et mal préparé qui inclut dans son plaidoyer un argument spécieux ou inutile basé sur un traité pourrait créer un précédent juridique qui aura un effet préjudiciable non seulement sur son client mais aussi sur les futurs demandeurs. Il est d’ailleurs possible que ce risque s’accentue prochainement, puisque les avocats spécialisés en droit des réfugiés semblent s’accorder sur le fait que la réduction de l’aide juridique au Royaume-Uni poussera certains des meilleurs avocats à abandonner ce domaine, laissant ainsi la porte grande ouverte à des praticiens moins qualifiés. De surcroît, plusieurs avocats nous ont confié qu’ils craignaient que ceux qui resteront se mettent à adopter une mentalité de travail à la chaîne ou de travail en usine. Cette approche aura probablement deux conséquences possibles pour les arguments basés sur les droits humains: certains avocats peu familiers avec ces arguments les omettront alors même qu’ils auraient pu aider leurs clients, tandis que d’autres les intégreront à tous leurs plaidoyers, sans vraiment réfléchir s’ils s’appliquent véritablement à l’affaire en cours ou s’ils pourraient au contraire indisposer un juge particulier.

Tout en reconnaissant les risques d’avancer des arguments basés sur les droits humains dans ces conditions, les avocats ont identifié deux principaux moyens de préserver et même d’accentuer l’impact positif des traités relatifs aux droits humains sur la jurisprudence britannique. Le premier consiste à jouer sur la perspective de plus en plus internationalisée de nombreux juges, en particulier dans les instances supérieures. Selon les avocats, de nombreux juges estiment aujourd’hui qu’ils opèrent sur une scène mondiale où leurs décisions sont analysées par les tribunaux, les avocats et les universitaires de toute la planète. Si c’est le cas, les avocats spécialisés en droit des réfugiés pourraient alors judicieusement jouer sur le désir du juge d’être à l’avant-garde des évolutions juridiques mondiales, ou du moins de suivre ces celles-ci.

Une autre stratégie expliquée par certains avocats consisterait à «continuer et continuer encore [jusqu’à] ce que les choses se mettent enfin à changer. Les tribunaux mettent du temps à évoluer... On nous rebat les oreilles avec les droits de l’enfant depuis des dizaines d’années. Pourtant, cela fait seulement quelques années qu’ils font vraiment la différence.»    

En effet, plusieurs avocats ont souligné l’utilité de continuer à soutenir des arguments basés sur les droits humains, mais de manière créative et non désespérée, jusqu’à ce qu’un juge d’une instance supérieure les accepte.

En fin de compte, la plupart des avocats envisagent le futur rôle des traités relatifs aux droits humains dans le domaine du droit des réfugiés de deux manières: soit comme une lutte constante contre le durcissement des règles à un endroit à chaque fois qu’a lieu une avancée à un autre endroit, soit comme un moyen de reconnaître que la lutte concernant une interprétation diverse des traités relatifs aux droits humains et leur applicabilité aux cas individuels ne sera pas gagnée du jour au lendemain: «Ces batailles se gagnent lentement, par développements successifs. Et un jour, vous découvrez que le monde a avancé et que les choses qui étaient controversées il y a dix ans sont aujourd’hui devenues la norme.»

En conclusion, les traités sur les droits humains sont de plus en plus acceptés par les cours et tribunaux britanniques depuis ces dix dernières années. Il s’agit bien entendu d’une bonne nouvelle pour les défenseurs des droits humains. Il y a toutefois une ombre au tableau car, comme les avocats spécialisés en droit des réfugiés s’accordent généralement à dire, les arguments basés sur ces traités peuvent parfois porter préjudice aux demandeurs d’asile, de même qu’à la cause plus globale de la diffusion du droit international des droits humains. Ces avocats soulignent l’importance de préparer avec soin ce type d’argument plutôt que d’adopter une approche uniforme pour tous les cas. Selon eux, la pratique la plus sage est de tenir compte du juge président, de la force (et du nombre) des autres arguments disponibles et du degré d’acceptation des arguments proposés par les tribunaux des autres juridictions.

 

Stephen Meili smeili@umn.edu est membre du corps enseignant de l’École de droit de l’Université du Minnesota. Cet article s’appuie sur des entretiens avec 42 avocats britanniques qui défendent des demandes d’asile et de protection complémentaire devant le tribunal de l’asile et de l’immigration et des instances supérieures. Ces entretiens s’inscrivent dans le cadre d’un projet empirique de plus grande envergure visant à analyser l’impact des traités relatifs aux droits humains sur la jurisprudence et la pratique en matière de droit des réfugiés en Australie, au Canada, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni et aux États-Unis. L’auteur remercie la National Science Foundation et la Robina Foundation pour leur financement généreux.



[1] Les avocats spécialisés en droit des réfugiés s’appuient aussi fréquemment sur les articles 15 et 23 de la Directive de qualification de l’UE, le premier garantissant une protection contre toute «atteinte grave» et le second exigeant des États membres qu’ils veillent à la préservation de la vie familiale.

 

 

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