Nord-Kivu, RDC: le règne du «chacun pour soi»

En signe d’engagement auprès de la RDC, la communauté internationale des donateurs tente de forger un partenariat avec son gouvernement afin de mettre en œuvre le New Deal pour l’engagement international dans les États fragiles. Mais pour l’heure, les communautés de la RDC, et notamment les populations déplacées au sein des zones touchées par les conflits, doivent continuer de défendre seules leurs propres intérêts.

La République démocratique du Congo (RDC) figure sans nul doute tout en haut de la plupart des listes faisant état de la mauvaise gouvernance, de l’instabilité politique ou de l’insécurité dans les pays, et tout en bas des classements concernant le développement économique et social, la couverture des services sociaux ou la transparence des autorités. Sa qualité d’«État fragile» ne provient pas seulement du fait que le pays est le théâtre d’un des conflits les plus meurtriers au monde qui a relativement affaibli l’autorité centrale: elle résulte aussi de l’impact conjugué de ces deux facteurs sur la capacité du pays à gérer ce conflit, à répondre aux besoins humanitaires qui en découlent et à suivre une trajectoire de développement durable.

À travers le pays, les communautés subissent des bouleversements fréquents et extrêmes aussi bien sur le plan de l’intégrité physique que des moyens de subsistance familiaux ou encore de la cohésion sociale. Et pourtant, ces communautés font preuve d’une incroyable résilience; une résilience qui, dans le Nord-Kivu, a été mise à l’épreuve par des combats sporadiques et prolongés et plusieurs vagues de déplacements en masse. Ces mouvements affectent les services sociaux, dont la santé, l’éducation et la protection. Ainsi, dans le Nord-Kivu, les capacités des autorités à prendre en charge les PDI sont extrêmement limitées, si bien que cette responsabilité en incombe principalement aux ONG locales et internationales et aux agences de l’ONU. Cette situation pourrait paraître peu différente des opérations humanitaires mises en œuvre dans d’autres pays touchés par des catastrophes, mais en fait, en RDC, la prestation des services sociaux essentiels est limitée même lorsque les conditions sont optimales.

Alors que cela fait maintenant vingt ans que la région des Kivus est en état d’urgence, le gouvernement semble peu enclin à faire changer les choses. Ce dernier est souvent perçu comme un organe prédateur servant ses propres intérêts; d’ailleurs, les organismes d’aide préfèrent généralement le contourner plutôt que de travailler avec lui. Dans les communautés épargnées par les conflits récents, le personnel de santé, les enseignants et les membres des forces de sécurité ne sont pas rémunérés. Il en résulte forcément une moindre qualité de service, alors que la population locale est censée couvrir les salaires que le gouvernement est responsable de verser - du moins en théorie. Alors que le conflit dans les Kivus se poursuit et que le nombre de PDI ne cesse de croître, les communautés de l’humanitaire et du développement doivent véritablement tenir compte de la faiblesse de l’État congolais. La satisfaction des besoins immédiats des PDI ne doit pas éclipser la nécessité de renforcer les mécanismes de gouvernance qui devraient contribuer, à plus long terme, à leur prise en charge, leur (ré)intégration et leur bien-être.

En 2012, World Vision a conduit des recherches sur trois sites du Nord-Kivu qui accueillaient des PDI.[1] Comme l’on pouvait s’y attendre, les participants à nos groupes de discussion, composés de résidents locaux et de déplacés, ont fréquemment abordé la question de la présence des PDI et ses conséquences sur les communautés d’accueil. Deux principales problématiques se sont dessinées au fil de ces discussions : l’incapacité des PDI à retourner chez elles et les entraves à leur intégration dans leur nouvelle communauté. Aucun des participants ne vivait dans un camp officiel destiné aux PDI. De nombreuses PDI participant aux groupes de discussion étaient déplacées depuis de nombreuses années et continuaient de s’identifier comme des personnes déplacées, même si elles n’avaient aucune intention de se réinstaller ailleurs. En effet, de nouveaux mouvements de population se produisaient au moment où nous conduisions cette recherche, et nombre de PDI nous ont alors confié qu’elles étaient lasses de se déplacer, soit parce qu’elles n’avaient plus la volonté de se réinstaller une fois encore avec la famille, soit parce qu’elles n’avaient nulle part où aller.

Terres: accès et utilisation

La question des terres était également primordiale pour les PDI. En effet, leurs terres avaient souvent été redistribuées à des personnes unies par des liens de parenté aux élites de leur village d’origine. Les PDI n’avaient donc nulle part où retourner et elles ne remplissaient pas les conditions pour obtenir une parcelle de terre dans leur nouveau village puisqu’aucun lien traditionnel ou de parenté ne les unissait à la famille au pouvoir dans ce village. Bien que l’application des politiques gouvernementales garantissant les droits fonciers et l’accès à la justice aurait pu les aider, aucun des participants n’a signalé s’être mis en relation avec des représentants élus qui auraient pu tenter de trouver une solution à leur déplacement ou favoriser leur intégration dans une nouvelle communauté. Les chefs traditionnels semblaient contrôler les modalités foncières et certains habitants des villages ont signalé que ces chefs avaient vendu leurs terres agricoles sans aucune consultation. Cette pratique, liée aux conflits immédiats qui provoquent le déplacement en masse de communautés entières, est également symptomatique d’une gouvernance durablement affaiblie.

Les droits fonciers étaient la préoccupation de tous les participants et certaines des difficultés exprimées se rattachaient directement aux troubles violents. Déplacées hors de leurs terres, les communautés perdent les structures sociales et politiques qui assurent traditionnellement leur protection. Parallèlement, le déplacement a souvent pour effet de surcharger les services de sécurité et de justice des communautés d’accueil. Certaines communautés ont signalé que les forces armées nationales, suite à leur déploiement dans le Nord-Kivu, avait pris possession de leurs terres. Au lieu de protéger la population, les soldats avaient pris le contrôle de petites exploitations agricoles et travaillaient eux-mêmes les champs. Ils empêchaient le reste de la population d’accéder à leurs cultures et allaient même parfois jusqu’à revendre leur production aux habitants du village. Aucun des participants n’a signalé quelconque intervention officielle en sa faveur ou en défense de ses droits; seul un village s’était soulevé, une protestation réprimée dans la violence par les soldats. Enfin, les forces armées nationales sont parfois elles-mêmes impliquées dans les déplacements, ce qui témoigne là encore de la faible gouvernance des institutions du secteur de la sécurité.

En présence des groupes armés, les habitants des villages se sont mis à craindre le recrutement forcé de même que les violences sexuelles ou de toute autre nature. En effet, dans l’Est du Congo, les violences sexuelles et sexistes sont devenues un phénomène endémique. Lorsqu’une femme est attaquée, peu de recours s’offrent à elle dans un système où les membres du corps policier et judiciaire, non rémunérés, prennent la défense du plus offrant. Les participants ont confié qu’ils n’avaient même pas essayé de faire appel à la justice. Quant aux femmes, la crainte qu’elles ressentaient empêchaient certaines d’entre elles de cultiver les rares terres auxquelles elles avaient encore accès. Cette situation, autre résultat direct de la fragilité d’un État incapable de rémunérer ses forces de police et son corps judiciaire, se répercutait donc sur les familles tant au niveau des ressources alimentaires que financières.

Lorsque les familles déplacées sont dans l’incapacité de cultiver la terre, pour cause d’insécurité dans leur village d’origine ou par manque d’accès aux champs de leur communauté d’accueil, elles perdent leur source de revenu et commencent à souffrir de malnutrition. Sans argent, elles ne sont plus en mesure d’assumer des frais de scolarité ou de santé. Et quand moins de personnes ont les moyens de payer, il arrive alors que les prix augmentent pour que les enseignants ou le personnel de santé puissent continuer de percevoir leur salaire. Enfin, lorsque les enfants sont forcés d’abandonner l’école parce que leurs parents n’ont plus les moyens de les scolariser, ils peuvent devenir des cibles faciles pour les groupes armés qui cherchent à recruter. Alors qu’il est primordial de répondre aux besoins humanitaires immédiats des PDI, il est tout aussi nécessaire d’accroître l’aide afin de stimuler durablement la capacité et l’intérêt de l’État congolais à fournir des services essentiels à tous les citoyens. Il existe en effet une corrélation étroite entre l’inaccessibilité des terres, la prestation de services et la fragilité des autorités.

Accueilli ou accueillant

Les personnes qui ne s’identifiaient pas elles-mêmes comme déplacées nous ont confié que l’accueil de personnes déplacées pouvait s’apparenter à un lourd fardeau pour les communautés d’accueil qui disposent déjà de peu de ressources. Les participants à notre recherche ont signalé avoir eu peu de contacts, voire aucun, avec les représentants élus et ont décrit les systèmes traditionnels comme corrompus et inefficaces. Comme les prestataires de services locaux touchent rarement leur salaire de fonctionnaire, les communautés doivent assurer leur rémunération en leur versant officieusement des honoraires. Certains participants se décrivaient comme les «orphelins» de l’État, une accusation lourde de sens dans une société axée sur les liens de parenté. Comme certains camps de PDI sont situés aux abords de communautés établies, les populations locales se rendent compte que les résidents des camps peuvent accéder à des services de meilleure qualité par le biais de la communauté internationale. Constatant le gouffre qui sépare les services que la communauté internationale peut fournir aux déplacés et ceux que les prestataires congolais peuvent généralement lui proposer, la population locale se sent lésée; certaines personnes nous ont même expliqué qu’elles s’étaient faites passer pour des PDI afin d’accéder aux services sanitaires et éducatifs.

Il arrive aussi que certains PDI établis au sein d’une communauté plutôt que dans un camp bénéficient d’un accès préférentiel aux services sociaux du pays. Par exemple, les participants résidant dans certains villages nous ont expliqué que les PDI pouvaient bénéficier de soins médicaux gratuits, d’une éducation gratuite pour leurs enfants ou même être hébergés dans les locaux de l’école communautaire. Toutefois, nous n’avons pas pu déterminer si la décision de fournir des soins gratuits aux PDI provenait des prestataires eux-mêmes ou bien de leurs partenaires internationaux. D’un autre côté, dans d’autres communautés, le personnel sanitaire et éducatif refuse de fournir des services aux PDI, en particulier aux nouveaux arrivants, sachant qu’elles n’ont pas les moyens de régler les frais. Dans telle situation, les PDI n’ont aucune infrastructure de gouvernance fonctionnelle vers laquelle se tourner. Enfin, les autorités ont réagi d’une manière particulièrement limitée à la dernière crise humanitaire et, même là où elles ont pu distribuer l’aide, elles n’avaient pas toujours accès aux zones les plus vulnérables. En plus de limiter la portée de l’assistance, cette situation n’a fait qu’accroître les difficultés engendrées par la fragilité de l’État.

Conclusions

Les dernières vagues de déplacement des PDI ne doivent pas être analysées comme des phénomènes isolés. En effet, ces PDI suivent la même voie qu’un grand nombre de leurs pairs qui ont déjà fui leur village pour tenter de se réintégrer, avec plus ou moins de succès, au sein d’autres communautés. Toutefois, la compétition accrue pour accéder aux services essentiels, tout comme l’aide destinée uniquement aux PDI établis dans les communautés d’une grande pauvreté, peuvent entraîner des tensions intracommunautaires. Les autorités locales semblent incapables mais aussi souvent peu disposées à prendre les devants et trouver des solutions. L’un des commentaires les plus souvent entendus parmi les participants était «chacun pour soi».

Les populations déplacées soulignent l’incapacité du gouvernement à fournir des services et faire preuve de leadership mais elles peuvent aussi détourner l’attention des lacunes de gouvernance sous-jacentes lorsque les donateurs concentrent uniquement leurs efforts sur l’aide d’urgence. Les services sociaux essentiels sont depuis longtemps affaiblis, et ils se sont détériorés alors même qu’ils partaient d’un niveau déjà insuffisant sous le régime de Mobutu. Les conflits ont épuisé le capital politique, si bien qu’il reste très peu de ressources mobilisables en faveur de la prestation des services et de l’amélioration de la gouvernance. En raison de l’insécurité, de l’instabilité et de la fragilité constantes, les citoyens congolais se tournent rarement vers les pouvoirs publics lorsqu’ils ont besoin d’aide ou d’être guidés. Par conséquent, les interventions dans le Nord-Kivu doivent suivre une approche à deux volets: répondre aux besoins humanitaires immédiats des populations déplacées tout en améliorant les mécanismes de gouvernance et de compte-rendu. Les stratégies de stabilisation du gouvernement et de l’ONU ont tenté de s’attaquer à ces questions de gouvernance à plus long terme mais elles ont toutes échoué à instaurer les réformes nécessaires à une véritable stabilisation du pays. Ces stratégies doivent être révisées à la lumière des principes du New Deal pour l’engagement international, sinon leur impact sur la situation restera limité, tant sur le plan de l’insécurité que du déplacement.

Dans une région où la population comme la communauté internationale nourrissent très peu d’attentes envers les administrations publiques, et où le gouvernement lui-même ne fait pas grand-chose pour remédier au problème, des vagues successives de migration forcée peuvent faire reculer le processus de consolidation de l’État. Le gouvernement congolais assume déjà assez peu ses responsabilités envers son peuple, un phénomène que les vagues de déplacement successives ont pu exacerber, d’autant plus lorsque l’attention de la population et des donateurs internationaux porte avant tout sur les secours humanitaires immédiats.

En cas de déplacement prolongé, la communauté internationale peut se montrer encore plus disposée à répliquer, contourner ou prendre en charge les responsabilités des gouvernements fragilisés, offrant par là-même une issue de secours à ces derniers. Il faudrait faire preuve d’un fort engagement et consacrer beaucoup de temps et de capital politique pour répondre aux besoins des populations du Nord-Kivu en matière de développement. En définitive, l’État congolais doit adopter une attitude volontariste et renforcer ses capacités non seulement pour gérer et résoudre les conflits qui divisent sa population en vue de mettre fin au déplacement, mais aussi pour améliorer constamment les services qu’il propose, y compris en dirigeant des interventions humanitaires lorsque la situation l’exige.

 

Luisa Ryan luisa_caitlin@hotmail.com est une consultante indépendante. Dominic Keyzer domkeyzer@gmail.com a été directeur de plaidoyer pour World Vision dans l’Est de la RDC.



[1] Cette étude avait pour objectif de déterminer s’il était possible d’adapter au contexte des Kivu le projet «Community Voice and Action» (CVA - Dialogue et action communautaire), qui avait bien fonctionné dans d’autres pays africains. CVA travaille auprès des communautés et des prestataires de services locaux (santé, éducation et protection) pour évaluer avec eux leurs infrastructures sociales et convaincre les autorités locales de les améliorer.

 

 

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