Dynamiques de mobilité en situation de déplacement prolongé : Érythréens et Congolais en mouvement

Des millions d'Érythréens et de Congolais se trouvent dans des situations de déplacement prolongé. Une compréhension plus nuancée de la façon dont la mobilité physique et sociale affectent leur vie quotidienne est cruciale pour développer des interventions sur mesure plus efficaces.

La définition la plus couramment utilisée du déplacement prolongé est celle du HCR, qui désigne les personnes qui se trouvent « bloquées » dans un endroit particulier pendant au moins cinq ans. Cette définition met l'accent sur les éléments statiques du déplacement prolongé, mais lorsqu'on examine ce type de déplacement de plus près, différents modèles de mobilité et d'immobilité des individus deviennent visibles. Cet article s'appuie sur des constatations empiriques concernant des réfugiés érythréens en Ethiopie et des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays (PDI) dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC) en vue d'explorer différentes mobilités physiques et sociales.  

L'insécurité et les conflits prolongés en Érythrée et en RDC ont provoqué le déplacement à long terme et à grande échelle de millions de personnes. Depuis des décennies, les Erythréens traversent les frontières internationales en quête de protection, établissant des communautés de diaspora à travers le monde. Les liens entre les membres de cette diaspora facilitent la poursuite de la mobilité des Erythréens sur de longues distances. En revanche, la plupart des Congolais déplacés fuient à l'intérieur de leur propre pays et conservent souvent des liens directs avec leurs communautés d'origine. Les exemples qui suivent démontrent qu’il n’est pas toujours possible d’assimiler le déplacement prolongé à une situation d’enfermement, d’immobilité en transit ou à des individus bloqués dans un endroit particulier.[1]

Mobilité à longue distance vers l’avant

Lorsque les réfugiés parviennent à se déplacer et arrivent légalement en Europe ou en Amérique du Nord, c'est souvent par le biais d'un programme de regroupement familial ou de parrainage. On sait relativement peu de choses, en revanche, sur ceux qui n'ont pas pu recourir à des organisations ou des réseaux internationaux pour obtenir un soutien. Il arrive toutefois qu’ils réussissent à faire preuve d'une grande mobilité. Hassan en est un bon exemple. Aujourd'hui marié et père de trois enfants, il a fui l'Érythrée en 1987 pendant la guerre et il a été un migrant irrégulier pendant 15 ans. Il bénéficie maintenant d’un statut de réfugié reconnu depuis 20 ans et vit dans un camp de réfugiés éthiopien avec sa famille. Sa trajectoire illustre un type de mobilité à longue distance et à long terme qui démontre que les cadres juridico-politiques ne rendent pas nécessairement compte de ce type particulier de mobilité.

Hassan a exercé plusieurs métiers au cours de ses années de déplacement : pêcheur à Port-Soudan, producteur de charbon de bois au Puntland, éleveur de chameaux à Oman, commerçant en Arabie saoudite, nettoyeur de navires à Dubaï et travailleur journalier au Yémen. Il s'est caché dans un cargo se dirigeant vers l'Australie et a été découvert à Mombasa, au Kenya. Après avoir été expulsé plusieurs fois vers la Somalie depuis les pays où il s'était rendu, il a cessé de se faire passer pour un Somalien et, en 2001, a été mis dans un avion pour être expulsé vers l'Érythrée. « Je leur ai dit que je venais d'Érythrée, parce que j'étais fatigué. [Auparavant] j'avais toujours dit que j’étais somalien parce que j'avais peur de l'Érythrée ». Après avoir servi six mois dans l'armée érythréenne, il s'est enfui au Soudan, où il s'est installé dans un camp de réfugiés et a épousé une autre réfugiée érythréenne. « Nous sommes partis en 2008. Nous n’étions pas en sécurité là-bas. Les forces érythréennes enlevaient n’importe qui du camp de réfugiés [au Soudan] ». Il a voyagé avec sa famille jusqu'au camp dans le Tigré où il se trouve depuis. Tout au long de ses déplacements irréguliers, Hassan était assez mobile, malgré l'absence de soutien ou de statut officiel, mais chaque fois qu'il entrait dans un camp, il était confronté à des règles officielles qui entravaient sa mobilité et lui donnaient l’impression d’être coincé. La mobilité, en revanche, lui a donné accès à un large éventail de moyens de subsistance qui lui ont permis de survivre malgré l'absence de toute aide formelle.

Mobilité locale sur une distance moyenne à courte

Le cas d'Hassan montre que c’est souvent en étant plus mobiles que les personnes déplacées parviennent à atténuer les risques et la vulnérabilité à laquelle elles sont confrontées. Le fait que sa mobilité ait souvent été entravée par des politiques restrictives à l'égard des réfugiés illustre par ailleurs l’impact négatif que ces restrictions ont de fait. La récente libéralisation de la politique éthiopienne, autrefois restrictive, permet désormais, par exemple, aux réfugiés de vivre en dehors des camps, une mesure qui a renforcé la position des réfugiés souhaitant vivre en dehors des camps. Cette libéralisation a en effet renforcé les avantages là où existait déjà un degré de flexibilité informelle au niveau local, comme le montre le cas suivant. Muhammed, un Érythréen célibataire issu d'une famille de pêcheurs et aujourd'hui âgé d'une vingtaine d'années, a fui l'Érythrée alors qu'il était encore étudiant. Lors de sa première tentative pour franchir la frontière, il a été emprisonné mais libéré au bout de quelques mois grâce à son statut d'étudiant. Lors de sa deuxième tentative, il a atteint l'État d'Afar en Éthiopie grâce à l’aide de nomades et s'est installé à Loggia, une ville marchande animée située au carrefour de plusieurs routes commerciales de la région.

À son arrivée, Muhammed s'est lié d'amitié avec d'autres membres de l'ethnie Afar qui l'ont orienté vers le camp de réfugiés d'Aysaita. « [Mais] dans le camp, tu n’obtiens pas assez de [nourriture] », a-t-il expliqué. En revanche, à Loggia, « ...tu as des amis éthiopiens. Tu peux manger avec eux. Ils [les Afars éthiopiens] m'ont même permis de poursuivre mes études [ici] ». Bénéficiant d’une importante solidarité locale, Muhammed a pu s'inscrire à un cours pour étudier la gestion à l'université locale sans avoir besoin de documents d'identité. Après l'entrée en vigueur de la nouvelle politique de sortie des camps en Éthiopie, il possède désormais une carte d'étudiant et une carte de réfugié. Il peut officiellement vivre et étudier à Loggia et recevoir ses rations alimentaires mensuelles dans le camp sans craindre d'être puni ou arrêté pour son statut qui jusqu’alors était irrégulier. Muhammed partage les rations alimentaires régulières du camp avec ses hôtes à l'extérieur, et ces derniers n'ont pas à craindre d'éventuelles représailles parce qu’ils l’hébergent. Le fait d'être reconnu comme un réfugié vivant hors du camp lui a, en revanche, permis d'obtenir une réduction de ses frais d’inscription. Muhammed bénéficie des options de mobilité que lui offre son statut officiel d'étudiant, mais ce n’est que grâce à son intégration dans un réseau de soutien informel qu’il peut en tirer pleinement parti.

Mobilité vers l’arrière

Dewis est un Congolais d'une cinquantaine d'années, marié et père de huit enfants. Il est originaire de l'une des zones rurales de la province du Sud-Kivu touchée par le conflit, dans l'est de la RDC. En 2012, lorsque les forces armées ont violé sa belle-sœur et tué le mari de celle-ci, Dewis a décidé de fuir vers Bukavu, la capitale provinciale, située à environ 80 km de son village. À son arrivée, Dewis a constaté qu'il y avait une demande élevée et souvent non satisfaite de charbon de bois (généralement appelé ‘braise’ à Bukavu) dans la ville, il a donc décidé de lancer une entreprise de production de charbon de bois dans sa région d'origine où les ressources forestières sont abondantes. Il transporte le charbon de bois jusqu'au marché de la ville où sa femme le vend. Cette activité oblige Dewis à retourner dans son village environ trois fois par mois, ce qui lui permet de continuer à cultiver et à récolter tout en gagnant sa vie grâce à son commerce en ville.

Nos recherches ont révélé que de nombreuses personnes déplacées, comme Dewis et sa famille, retournent fréquemment dans leur lieu d'origine malgré l'insécurité qui y règne. Cela ne signifie pas nécessairement qu'ils y retourneraient définitivement si la situation était plus stable. Nos recherches ont montré que les stratégies de subsistance des déplacés internes dépendent dans une large mesure de retours réguliers dans leur communauté d'origine : par exemple, pour profiter des opportunités de commerce entre la campagne et la ville, pour récolter des produits pour la consommation quotidienne du ménage ou pour vérifier l’état de leurs biens. Conserver la mobilité et l’accès aux biens est essentiel pour de nombreuses personnes déplacées. Cela leur permet à la fois de faire face à leur situation actuelle et d’envisager un éventuel retour futur.

Immobilité

Alors que de nombreuses personnes déplacées comptent sur une mobilité vers l'avant ou vers l'arrière pour reconstruire leur vie pendant leur déplacement, il existe un groupe de personnes qui ne peuvent cependant, ni retourner dans leur communauté d'origine pour de courtes visites, ni se déplacer ailleurs. Pour certains, les déplacements à l’intérieur du pays d'accueil ou vers l'extérieur peuvent être entravés par des cadres juridiques et politiques qui restreignent leur liberté de mouvement. Dans les circonstances où les réfugiés n'ont pas le droit de se déplacer librement, la mobilité est généralement synonyme d'illégalité et signifie la perte du droit à une aide officielle. Un grand nombre de personnes ont été poussées dans l'illégalité pour cette raison.

Mises à part certaines restrictions formelles, la ligne de démarcation entre mobilité et immobilité est souvent déterminée par des circonstances individuelles liées à des expériences antérieures au déplacement. Kazi, par exemple, ne mâche pas ses mots quant à l'impossibilité de retourner dans sa communauté d'origine en RDC[2]. Il y a quelques années, il a été recruté de force par un groupe armé dans sa région d'origine. Après environ six mois passés dans la brousse, il a réussi à s'échapper et à se réfugier à Bukavu. Il a alors découvert que ses proches le tenaient pour mort, et que sa femme, ne sachant pas s'il reviendrait un jour, avait réorganisé sa vie sans lui. Le fait de ne pas avoir de famille vers laquelle revenir, associé à la stigmatisation du fait de son ancienne appartenance à un groupe armé (et à la peur d'être à nouveau recruté), rend tout retour irréaliste pour Kazi. Il reste donc en ville, où il peut au moins profiter des relations de son frère pour gagner sa vie.

Le cas de Kazi n'est pas rare. Dans de nombreux cas, les personnes déplacées que nous avons rencontrées ne pouvaient pas retourner dans leur communauté d'origine parce qu'elles y avaient perdu tous leurs biens. Cela pouvait être le résultat d'un pillage, ou parce qu’en leur absence, des proches s'étaient appropriés tout ce qu'ils possédaient. Les proches refusent souvent de restituer les biens ou d'indemniser les rapatriés, arguant que ceux qui n'ont pas souffert des difficultés de la guerre ont perdu leur droit aux biens du village. Bien souvent, pour un groupe particulier de personnes déplacées, à savoir des femmes - et parfois des hommes - qui ont été violé.e.s, c’est la crainte de la stigmatisation qui prévaut. Après cette expérience traumatisante, ces personnes préfèrent l'anonymat de leur lieu de refuge à la perspective d'une discrimination à leur retour dans leur communauté d'origine. Cela signifie qu'elles ne peuvent pas non plus se tourner vers leurs anciens contacts pour obtenir un soutien.

Quatrième solution durable ?

Dans ce qui précède, nous avons défini quatre types différents de mobilité qui caractérisent les expériences quotidiennes de déplacement prolongé. Nos constatations empiriques montrent que la mobilité est un élément important des stratégies de subsistance des personnes déplacées. Dans de nombreux cas, cette mobilité est rendue possible grâce à des liens informels et se produit en dépit des politiques officielles. Les obstacles à la mobilité entravent également les possibilités de subsistance des personnes. Le fait d’étiqueter les personnes déplacées comme bloquées a des effets pervers involontaires dans la pratique. Les personnes pouvant bénéficier d'une aide en tant que personnes déplacées cachent leurs stratégies de mobilité afin de ne pas compromettre leur accès à l'aide ; les mécanismes d'adaptation qui reposent sur un certain degré de mobilité ne sont pas reconnus et sont souvent entravés par les réglementations relatives à la fourniture d'assistance ; en outre, les personnes mobiles prennent souvent des risques liés au fait de devoir se déplacer dans la clandestinité. Il existe toujours un risque de perdre son statut légal, d'être victime d'extorsion aux barrages routiers ou aux mains des passeurs, de perdre ses biens ou ses marchandises, ou d'être enlevé. Tous ces facteurs font de la mobilité une entreprise risquée et coûteuse dont les personnes déplacées doivent peser les coûts et les avantages lorsqu'elles prennent la décision de se déplacer.

D'après nos observations, il est évident que les risques et les vulnérabilités des personnes nécessitant une protection peuvent être accrus par des politiques d'assistance qui ne reconnaissent pas, n'évaluent pas et ne tiennent pas compte de ces réalités. Ne pas prendre conscience du fait que les personnes déplacées peuvent avoir besoin d'accéder à d'autres options (comme permettre l'accès aux champs ou aux communautés d'origine tout en résidant dans les camps) peut conduire non seulement à un échec des interventions, mais aussi à des effets contre-productifs, en provoquant par exemple des situations irrégulières. En revanche, nous avons pu observer que les politiques qui soutiennent, ou qui du moins n'entravent pas, les schémas de mobilité des personnes déplacées - schémas de mobilité qu'elles ont elles-mêmes établis et qui ont contribué à leurs moyens de subsistance – peuvent être un moyen efficace et plus durable de surmonter les situations de déplacement prolongé.

Les mesures visant à favoriser les mécanismes d'auto-assistance et d’atténuation des risques doivent être adaptées au cas par cas et correspondre à de véritables besoins. Dans le cas de Dewis et Kazi, il pourrait s’agir de les aider à gagner leur vie en ville. Dewis pourrait également bénéficier d'une infrastructure routière améliorée et plus sûre. Dans les cas de Muhammed et d'Hassan, les avantages pour les réfugiés de la légalisation et de l’existence  d’autres options en dehors du camp pour les réfugiés sont clairs : le statut légal et le maintien de l’accès à l'aide ont amélioré leur position économique et sociale, et leur ont permis d’être moins exposés à l'exploitation et à la discrimination. En somme, cela montre que faire passer les personnes et les solutions auxquelles elles ont recours d’elles-mêmes avant la politique et les prescriptions descendantes peut constituer une quatrième solution, hybride certes, mais réaliste et durable.

 

Carolien Jacobs c.i.m.jacobs@law.leidenuniv.nl

Professeure assistante, Institut Van Vollenhoven pour le droit, la gouvernance et la société, Université de Leiden

 

Markus Rudolf markus.rudolf@bicc.de 

Chercheur principal, Centre international de Bonn pour l'étude des conflits (BICC)

 

[1] Tufa et al (2021) « Figurations of Displacement in and beyond Ethiopia », TRAFIG Working Paper 5, BICC https://trafig.eu/output/working-papers/trafig-working-paper-no-5/D046-TWP-Figurations-of-Displacement-in-and-beyond-Ethiopia-Tufa-et-al-2021-v01p-2021-4-13.pdf

[2] Pour plus de détails sur son cas, voir : Jacobs et al (2020) « Figurations of Displacement in DRC », TRAFIG Working Paper No 4, BICC.
https://trafig.eu/output/working-papers/trafig-working-paper-no-4/TRAFIGworkingpaper4.pdf

 

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