Traitement extraterritorial de l'asile : le mécanisme de transit d'urgence de la Libye vers le Niger

Le mécanisme de transit d'urgence entre la Libye et le Niger lancé en 2017 a permis d'évacuer avec succès un grand nombre de demandeurs d'asile détenus en Libye. Cependant, pour de nombreux demandeurs d'asile, ainsi que pour les trois principaux partenaires (le HCR, l'UE et le Niger), les résultats sont loin d’avoir répondu à leurs attentes. 

Fin 2017, le HCR, l'Union européenne (UE) et le Niger ont attiré l'attention internationale en présentant le Mécanisme de transit d'urgence (ou Emergency Transit Mechanism – ETM) comme une solution humanitaire face aux faits de torture et d'exploitation notoires que les demandeurs d'asile et les réfugiés subissaient en Libye. Mis en œuvre grâce à un financement du Fonds fiduciaire d’urgence de l'UE pour l'Afrique, ce programme proposait de transporter par avion 3 800 personnes vulnérables des centres de détention libyens vers le Niger, voisin méridional de la Libye. Au Niger, leurs demandes d'asile seraient examinées avant que les réfugiés puissent accéder à la réinstallation ou à des voies complémentaires d’asile vers l'Europe et l'Amérique du Nord. Cependant, une fois au Niger, un nombre important de personnes évacuées ont vu leurs demandes d’asile rejetées, ce qui a ébranlé l’image du Niger, initialement représenté comme un espace de « transit ».

Ces rejets constituent une remise en cause fondamentale du Mécanisme de transit d’urgence et du traitement extraterritorial de l'asile en général, bien que cela n’ait pas fait l’objet de plus amples discussions. Bien que le Niger ait été déclaré État de transit, son rôle dans le filtrage des évacués avant leur arrivée dans l’hémisphère nord et les critères de sélection contradictoires entre évacuation, détermination du statut de réfugié et réinstallation, ont accru les probabilités de rejet. Les responsables nigériens et les demandeurs d'asile de l'ETM se sont opposés au rôle du Niger en tant que pays de rétention et en ont appelé au HCR et aux pays de réinstallation pour qu’ils se montrent à la hauteur de leurs responsabilités internationales[1].

Un État tampon entre la Libye et l'Europe

La création de l'ETM faisait partie intégrante des tentatives européennes pour maintenir les réfugiés et les migrants à distance en Libye. Grâce au financement et au soutien européens, les garde-côtes libyens ont intercepté les réfugiés et les migrants et les ont placés en détention. Le HCR avait un accès partiel aux centres de détention mais ses procédures de protection et de réinstallation des réfugiés étaient limitées par la guerre civile et les restrictions imposées par le gouvernement libyen. L'idée maîtresse derrière l'ETM était donc d’« ex-territorialiser » ces procédures - c'est-à-dire de les déplacer vers un État tiers - afin de fournir une protection immédiate aux demandeurs d'asile et de procéder à leur sélection avant leur arrivée physique en Europe ou en Amérique du Nord. En ce sens, le Niger a également joué le rôle d'un Etat tampon permettant un processus de sélection avant l'arrivée des migrants aux frontières de l'Europe.

Dans le même temps, l'ETM a eu pour effet de rendre possible, partiellement du moins, l'accès à l'asile des réfugiés qui se trouvaient en Libye. Partiellement, car parmi les personnes détenues et les quelques 50 000 personnes enregistrées auprès du HCR en Libye, une partie seulement d’entre elles se sont vues proposer l'évacuation. Beaucoup d'autres n'ont eu comme seule possibilité que d'accepter un retour volontaire dans leur pays d'origine[2]. Ce plan comportait des enjeux politiques importants pour le HCR, l'UE et le Niger. Il a introduit un facteur de protection dans les politiques d'externalisation de l'UE, souvent critiquées pour n’être axées que sur la sécurité et l'exclusion, et a renforcé la réputation du Niger, à l’heure actuelle le plus important pays d'accueil de réfugiés en Afrique occidentale, comme pays hospitalier.

Dans leurs nombreux rapports, l'UE, le HCR et les responsables nigériens tous décrivaient le Niger comme un pays de transit, et cela était également reflété dans le protocole d'accord de 2017 entre le HCR et le ministre de l'Intérieur nigérien. Sur le plan procédural, cependant, le protocole d'accord comprenait également des dispositions concernant le reste des évacués exclus de la réinstallation au Niger. Bien que le HCR ait préparé des dossiers d'asile et émis des recommandations, la décision finale (négative) en matière d'asile revenait au Niger[3]. Ce qui permettait à l'État nigérien de prendre la responsabilité pour la mise en œuvre des décisions d'immigration ultérieures, telles que l'expulsion et la légalisation.

Des critères de sélection contradictoires

Des procédures de sélection contradictoires ont été appliquées tout au long du processus. En raison des contraintes pesant sur ses opérations en Libye, le HCR n'a appliqué qu'une procédure d’évaluation simplifiée des candidats à l'évacuation vers le Niger. Contrairement aux précédents programmes d'évacuation d'urgence, les détenus étaient évalués en fonction de leur vulnérabilité et les procédures d'asile n’étaient entamées qu'une fois qu’ils se trouvaient au Niger[4]. En conséquence, un grand nombre de personnes ont été évacuées vers le Niger alors qu'elles ne pouvaient pas prétendre au statut de réfugié par la suite.

En outre, la situation en Libye ne permettait pas de mettre en place des procédures de sélection en bonne et due forme. Le personnel du HCR au Niger a confirmé qu’il n’avait pas été possible de « filtrer tout le monde » au départ, et que l’absence d’état de droit n’avait pas permis de mener cette procédure dans les règles. Outre des allégations de corruption à l’égard des fonctionnaires libyens, certains détenus ont également modifié leurs données biographiques afin d'augmenter leurs chances d'être évacués[5]. L’omniprésence en Libye de ces différentes pratiques informelles a encore accru les probabilités de rejet au Niger.

En outre, les pays de réinstallation appliquaient leurs propres critères au Niger lors du traitement des demandes de réinstallation et rejetaient certains profils en fonction des intérêts et des capacités de leur pays. L'Allemagne a rejeté une femme éthiopienne afin d'éviter la création d’un précédent relatif à la reconnaissance des réfugiés éthiopiens en Allemagne. Les Pays-Bas ont exclu les réfugiés présentant des problèmes de santé plus graves en raison du coût des soins. La France a refusé les mineurs non accompagnés qui n'avaient pas déjà des membres de leur famille dans le pays, en raison des complexités liées à leur intégration et pour éviter des regroupements familiaux ultérieurs. Plusieurs pays européens ont pris des décisions à l'encontre de candidats pour des raisons de sécurité. Bien que le HCR ait renouvelé la soumission de certains dossiers auprès d'autres pays de réinstallation et qu’il ait tenté de trouver des voies complémentaires, les intérêts des pays de réinstallation ont augmenté les risques de voir davantage de réfugiés rester au Niger. Les voies complémentaires étaient également considérablement limitées par les politiques d’attribution de visa extrêmement sélectives des consulats des différents pays de l’hémisphère nord au Niger.

Responsabilité et partage des charges

En raison de critères de sélection contradictoires, un certain nombre de personnes évacuées au Niger ont rencontré des problèmes avec leur dossier. En 2018, les autorités nigériennes chargées de l'asile ont statué sur 415 dossiers ETM et en ont rejeté 85 en première instance. En août 2019, un fonctionnaire du HCR interrogé dans le cadre de cette étude a déclaré qu'il considérait une centaine de demandeurs comme étant des « cas complexes » qui nécessitaient des évaluations de crédibilité détaillées. En outre, il y aurait eu environ 20 « profils potentiellement dangereux pour leur appartenance à des réseaux criminels internationaux » et qui auraient été impliqués dans le trafic et la traite de migrants, ou dans des crimes contre l'humanité. Ces cas d'exclusion ont pris le HCR par surprise.

Une fois la dernière procédure d'appel instruite, c’est sur le Niger que la responsabilité des décisions en matière d'immigration retombait. Dans la mesure où les expulsions vers la Libye et la réinstallation étaient exclues dans ces cas-là, il devenait très probable que les demandeurs rejetés restent au Niger. Confrontés à de multiples problèmes de sécurité relatifs à la gestion de l’ETM, les fonctionnaires et les représentants du gouvernement nigérien se sont souvent montrés réticents à assumer la responsabilité des rejets et ont vivement critiqué le HCR et les pays de réinstallation pour avoir laissé le Niger porter seul cette charge.  

Les demandeurs d'asile qui avaient reçu des décisions négatives en première instance se sont sentis coincés dans une situation incertaine après avoir attendu plus d'un an après leur évacuation, et ont blâmé le HCR. L'un d'entre eux a déclaré : « Le HCR nous a amenés ici. Le HCR se moque de nous. Nous ne pouvons rien faire ». Ils considéraient le HCR comme responsable de leur avenir car c'est le HCR qui les avait relocalisés au Niger, un pays où ils n'avaient pas cherché à aller.

Certains demandeurs d'asile ayant fait l'objet d'une décision négative en première instance ont envisagé de retourner en Libye via le Sahara, malgré les violences qu'ils avaient subies en Libye. Ils ne considéraient pas que le Niger, qui se classe au dernier rang mondial de l'indice de développement humain, pouvait leur offrir la possibilité d'une vie décente. Ces demandeurs d'asile avaient dépensé des milliers de dollars et pris des risques personnels élevés pour migrer vers l'Europe via la Libye afin de poursuivre leur rêve d'une vie meilleure. Ils n'avaient pas prévu de vivre dans la précarité au Niger.

Conclusion

La mise en œuvre de l'ETM au Niger souligne la question non résolue du traitement des rejets de demandes d'asile provenant de requérants se trouvant dans un pays tiers. D'un point de vue humanitaire, l'ETM a certainement sauvé et amélioré la vie de nombreux réfugiés. Néanmoins, l’écart entre les critères de sélections des différents décideurs concernant l’évacuation, la détermination du statut de réfugié et la réinstallation s’est avéré un problème central. Dès le début, en effet, l'évacuation humanitaire était axée sur la vulnérabilité et relevait de la responsabilité du HCR, la détermination du statut de réfugié reposait sur la crainte perçue d'un retour dans le pays d'origine et relevait en définitive de la responsabilité du Niger alors que les offres de réinstallation, quant à elles, étaient décidées par les pays de réinstallation en fonction de leurs propres intérêts et capacités. Avec de telles logiques contradictoires décidant de l'évacuation, la détermination du statut de réfugié et la réinstallation, les exclusions étaient inévitables. Étant donné que les cas étaient plus nombreux et plus complexes qu’initialement prévu, la recherche de solutions a mis en évidence les intérêts contradictoires des acteurs africains (tant les fonctionnaires nigériens que les demandeurs d'asile de l'ETM), du HCR et de l'UE. Les demandeurs d'asile et les fonctionnaires nigériens s’accordaient pour penser qu'une vie décente ne pouvait exister qu’en dehors du Niger (dans l’hémisphère nord), et les fonctionnaires et les politiciens nigériens refusaient, pour des questions de sécurité, de permettre au Niger de devenir un pays de rétention. Ces conflits d'intérêt se sont manifestés dans un contexte où régnaient de fortes asymétries de pouvoir. Ces tensions structurelles remettent en cause la viabilité de ce type de traitement extraterritorial de l'asile.

Ceux qui ont introduit un Mécanisme de transit d’urgence au Rwanda en 2019 semblent avoir tiré les enseignements de l’expérience du Niger et ont donc inclus des solutions alternatives dans l'accord initial, à savoir l'intégration locale au Rwanda et le retour volontaire dans les pays d'origine[6]. Cependant, bien que le processus soit plus transparent, il transfère le poids de la décision sur les demandeurs d'asile en situation difficile en Libye en leur faisant accepter une évacuation vers le Rwanda malgré le risque d'une solution non souhaitée (intégration locale au Rwanda ou retour volontaire), et il ne résout pas les tensions structurelles qui sont inhérentes au mécanisme de transit d'urgence.

 

Laura Lambert lambert@eth.mpg.de @lejlambert 

Institut Max Planck d'anthropologie sociale

 

[1] Mon analyse se fonde sur un travail de terrain entrepris au Niger en 2018-19 et sur des entretiens réalisés à distance en janvier 2021.

[2] Markous A (2019) « Humanitarian Action and Anti-migration Paradox: A case study of UNHCR and IOM in Libya », Mémoire de Master. CERAH Genève, 26f https://drive.google.com/file/d/17N2EIPlWyt-mLO6zyri74FLOuRRRy0U5/view

[3] Initialement, le Niger était responsable de la décision d'asile. En juin 2018, cela a évolué vers une reconnaissance sous mandat du HCR. Si le HCR rejetait un cas, le Niger devenait alors responsable de la décision d'asile. Voir : Lambert L (2020) « Who is Doing Asylum in Niger ? ‘State Bureaucrats’ Perspectives and Strategies on the Externalization of Refugee Protection », Anthropologie et Développement Numéro 51, 87-103 https://journals.openedition.org/anthropodev/976

[4] Pour les dispositifs antérieurs, voir : HCR (2011) « Guidance Note on Emergency Transit Facilities. Timisoara, Romania/Manila, Philippines/ Humenné, the Slovak Republic » www.refworld.org/pdfid/4dddec3a2.pdf Pour les procédures au Niger, voir : HCR (2019) « ETM Overview ». http://reporting.unhcr.org/sites/default/files/UNHCR%20Niger%20ETM%20Overview%20-%20August%202019.pdf

[5] Pour les questions de corruption et d'identification au cours du profilage, voir la note 2.

[6] Jegen L et Zanker F (2019) « Spirited away : The fading importance of resettlement in the emergency transit mechanism in Rwanda ».

https://ecdpm.org/talking-points/spirited-away-fading-importance-resettlement-emergency-transit-mechanism-rwanda/

 

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