Réflexions sur une décision rendue par la Cour suprême du Kenya concernant les camps de regroupement

Les groupes de la société civile se réjouissent d’une victoire récente à la Cour suprême du Kenya qui rappelle le rôle important que les poursuites stratégiques peuvent jouer en matière d’application et de promotion des droits des réfugiés.

Le 26 juillet 2013, la Cour suprême du Kenya a rendu un jugement qui venait défendre remarquablement les droits des réfugiés. La Cour a annulé une politique gouvernementale qui, si elle avait été mise en œuvre, aurait violé les libertés fondamentales et la dignité de tous les réfugiés établis dans les zones urbaines du Kenya.

Cette affaire, portée devant les tribunaux par l’organisation non gouvernementale (ONG) Kituo Cha Sheria, nous rappelle que les poursuites judiciaires stratégiques ont le pouvoir de modifier le paysage juridique pour tous les réfugiés. Si elles sont menées correctement, elles peuvent devenir un recours à grande échelle contre les violations des droits, établir une jurisprudence favorable en matière de droits humains et envoyer un message puissant aux États et aux membres du public confirmant que les réfugiés ne sont pas seulement des personnes avec des besoins mais aussi des personnes avec des droits à revendiquer et à appliquer. Dans les situations où les appels logés auprès des branches législatives et exécutives du gouvernement restent sans réponse, les groupes de la société civile, à l’instar de l’ONG qui a remporté cette affaire devant la Cour kenyane, recourent de plus en plus aux poursuites juridiques stratégiques comme un moyen de faire appliquer et avancer les droits des réfugiés.

Les réfugiés urbains au Kenya

Bien que le que le Kenya opère depuis les années 1990 une politique informelle de camps de regroupement, environ 150 000 réfugiés vivent en milieu urbain. Pour ces derniers, la vie suit son cours normal : les enfants vont à l’école, les adultes travaillent pour subvenir aux besoins de leur famille ; ils replantent leurs racines et ils reconstruisent leur vie. Toutefois, en décembre 2012, cette normalité s’est trouvée menacée.

Suite à une série d’attaques à la grenade au Kenya lié au groupe armé non étatique somalien Al Shabaab, le département des Affaires relatives aux réfugiés a publié en décembre 2012 un communiqué de presse annonçant sa décision de mettre fin à l’enregistrement des réfugiés urbains et de les réinstaller dans des camps de réfugiés. Le 16 janvier 2013, une lettre interministérielle a circulé pour confirmer l’entrée en vigueur du communiqué de presse et avertir que la première phase du rassemblement des réfugiés aurait lieu le 21 janvier.

Pour les réfugiés qui s’étaient construit un lieu de vie dans les zones urbaines du Kenya depuis plusieurs années, parfois même plusieurs décennies, la mise en application de cette politique se serait apparentée à une autre réinstallation forcée et un éloignement des communautés, des moyens de subsistance des familles qui étaient le socle de leur identité et de leur dignité.

Le 21 janvier, le jour auquel il était prévu que la politique prenne effet, Kituo Cha Sheria a courageusement contesté la directive gouvernementale en déposant une pétition auprès de la Cour suprême. Peu de temps après, sept demandeurs d’asile et réfugiés résidant à Nairobi ont déposé une pétition semblable visant à annuler la directive. Dans leur plaidoyer, chacun des pétitionnaires décrivait les liens qu’il avait tissés avec sa communauté et comment cette directive sur le regroupement en camps briserait ces liens et toucherait pratiquement tous les aspects de sa vie, y compris l’éducation, l’emploi, la santé, la famille, la libre circulation, la vie privée et la dignité.

Kituo Cha Sheria décrivait l’injustice et l’effet déstabilisant que la directive aurait sur la vie des pétitionnaires individuels si elle était mise en œuvre. Le recours de Kituo Cha Sheria et celui des pétitionnaires individuels ont été consolidé en un seul recours puis, le 23 janvier, la cour a rendu une ordonnance temporaire interdisant la mise en œuvre de la politique jusqu’à ce que l’affaire ait été entendue.

Au cours des six mois suivants, Kituo Cha Sheria et d’autres organisations de la communauté des droits des réfugiés ont uni leurs forces pour poursuivre l’affaire et accroître sa visibilité. Les défenseurs des droits des réfugiés du monde entier, y compris Human Rights Watch et Asylum Access, ont fait connaître publiquement cette politique contraire aux droits en parlant de l’affaire dans leurs rapports, leurs bulletins d’information et leurs communiqués de presse. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) a également apporté une contribution louable à l’affaire en soumettant un mémoire de 20 pages amicus curiae (« ami de la cour ») qui exprimait clairement ses préoccupations quant à la directive sur le regroupement en camps et donnait une solide explication juridique des obligations du Kenya en vertu de la Convention de 1951 sur les réfugiés.

Par leurs efforts coordonnés, la société civile et l’UNHCR ont fait clairement comprendre aux autorités kenyanes que, si elles étaient prêtes à tolérer les violations des droits humains, ces violations ne seraient certainement pas ignorées par la communauté mondiale de la défense des droits des réfugiés.

Le 26 juillet, la Cour a rendu une décision en faveur des réfugiés urbains, annulant par là-même la directive gouvernementale sur le regroupement en camps. Dans un jugement agréablement pro-réfugiés, la Cour a affirmé que la politique violait, entre autres, l’article 28 de la constitution kenyane sur la dignité humaine, l’article 27 sur l’égalité et l’absence de discrimination, l’article 47 sur le droit à un recours administratif équitable et l’article 39 sur la liberté de mouvement et de résidence. Dans l’explication de son raisonnement, la Cour a fait maintes références à la codification de ces droits dans le droit international et régional des réfugiés et des droits humains.

La cour a rejeté l’argument selon lequel la sécurité nationale était une justification suffisante de cette politique, en affirmant :

« Lorsque la sécurité nationale est citée comme justification pour imposer des mesures restrictives à l’exercice des droits fondamentaux, il en incombe à l’État de démontrer que dans des circonstances telles que la présente affaire, la présence ou l’activité d’une personne particulière dans les zones urbaines pose un danger pour le pays et que son déplacement dans un camp permettrait d’atténuer cette menace. Il n’est pas suffisant d’affirmer que l’opération est inévitable en raison des récentes attaques à la grenade dans les zones urbaines et de baser une politique sur une généralisation qui associe un groupe entier de personnes à la criminalité… »[1]

En montrant son accord avec les arguments présentés par les pétitionnaires, la Cour suprême a statué que la mise en œuvre de la politique s’apparenterait à un véritable bouleversement de la vie des réfugiés et empêcherait tout degré de normalité dans leur pays de refuge.

Le pouvoir des poursuites stratégiques

Le cas du Kenya prouve que les groupes de la société civile ont le pouvoir d’élargir l’État de droit et de changer de manière concrète et mesurable les lois et les politiques par une intervention judiciaire.

Par définition, les poursuites juridiques stratégiques cherchent à la fois à obtenir justice sur une affaire individuelle et à modifier le paysage juridique dans lequel s’inscrivent les droits. Comme cette affaire et d’autres le démontrent, les poursuites peuvent et doivent s’accompagner d’une stratégie de défense plus large impliquant la participation et la collaboration d’un éventail de parties prenantes, des partenariats, des campagnes médiatiques et des dialogues politiques. Il est aussi important que cette défense se poursuive bien après que la cour ait rendu une décision favorable ; même les décisions favorables doivent être suivies afin de garantir leur mise en application.

Dans l’affaire kenyane, la cour a puisé abondamment dans l’analyse juridique produite par l’UNHCR. La soumission de mémoires amicus curiae n’est qu’une des nombreuses manières par lesquelles l’UNHCR peut renforcer la capacité de la société civile à poursuivre un recours judiciaire. L’UNHCR peut également former des juges et des praticiens à l’application des droits humains internationaux et du droit des réfugiés, ou encore fournir une assistance dans les affaires en étudiant les dossiers d’instruction, en fournissant des informations contextuelles et en dispensant des conseils sur les techniques procédurales.

De même, il faudrait promouvoir les poursuites juridiques stratégiques auprès des défenseurs des droits humains comme un outil important pour la mise en application des droits humains et le renforcement de la protection au niveau local. Les ONG peuvent jouer un rôle important en se soutenant mutuellement dans les procédures judiciaires, via des campagnes médiatiques, en partageant leurs informations et les enseignements tirés, mais aussi en sollicitant des conseils juridiques lors de la préparation des documents présentés devant la cour. Pour que les poursuites juridiques stratégiques soient véritablement stratégiques, nous devons continuer à forger des partenariats constructifs qui renforceront mutuellement notre capacité à utiliser efficacement cet outil.

 

Anna Wirth anna.wirth@asylumaccess.org est spécialiste des politiques pour Asylum Access. www.asylumaccess.org



[1] Kituo Cha Sheria vs. Attorney General (2013) eKLR, paragraphe 87, p38-39.

 

 

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